La chauve-souris et le capital
Stratégie pour l’urgence chronique
Andreas Malm
Corona, Climate, Chronic emergency, le titre original rend davantage justice au livre qu’Andreas Malm, géographe rigoureux, a écrit dès avril 2020. Il y fait preuve d’une lucidité et d’une précision remarquables en ces temps de grande confusion où l’inquiétude pourrait faire passer l’épidémie pour un événement en soi, fortuit, dont découleraient des conséquences incalculables. Or, cette épidémie est elle-même la conséquence d’un contexte de très grand déséquilibres entre la nature et l’activité industrielle et commerciale, mais aussi entre la zone riche tempérée et la ceinture tropicale. D’énormes populations déjà déshéritées y subissent les premiers effets désastreux de la dégradation globale de l’environnement qu’ils ne participent pourtant que très marginalement à créer. L’auteur souligne l’écart entre la promptitude et la force de la réaction des pays riches face à l’épidémie, et leur attentisme, leur passivité face aux défis de l’urgence chronique — comme s‘ils croyaient pouvoir y échapper après l’avoir provoquée. Leur seul souci, le virus une fois maîtrisé, serait-il que le monde reparte comme avant, autrement dit pour le capitalisme mondial : que les affaires reprennent, selon le cynisme destructeur du Business-as-usual qui semble devenu sa seule loi ?
Aucune épidémie n’est jamais tombée d’un ciel vengeur. Elles naissent et s’épanouissent toutes dans des situations favorables où l’on retrouve les mêmes facteurs depuis qu’elles existent : surpeuplement, tension entre ressources et subsistance, promiscuité avec la faune sauvage et domestique, propagation par les voies commerciales. Ces conditions sont créées et réunies par l’homme, ou plutôt aujourd’hui par une petite frange de l’humanité qui en tire un profit colossal au prix de l’appauvrissement général, de l’épuisement des ressources naturelles, de la destruction quasi méthodique de la nature. Andreas Malm nomme « capitalisme fossile « cet ordre — plutôt ce désordre — qui marche au charbon et au pétrole pour ponctionner massivement les ressources naturelles et humaines de la ceinture tropicale, multipliant les transports, les déforestations à grande échelle, les élevages industriels qui sont des incubateurs à virus, les trafics en tout genre, et provoquant l’entassement dans des mégapoles, la promiscuité des populations locales avec la faune sauvage en même temps que cette dernière disparaît du fait de la réduction de son habitat naturel. Telles sont les conditions déclencheuses de la « crise sanitaire » actuelle. On peut soigner la maladie — et c’est tant mieux ! — avec des médicaments ou des vaccins, mais il faudra plus que ça pour soigner la Terre et l’humanité : une vraie prise de conscience, une vraie volonté d’agir à la racine du mal, un vrai et profond changement.
Réformisme, socialisme, léninisme, communisme, anarchisme… pour finir, Andreas Malm nous invite à revisiter les propositions de l’histoire contemporaine, sans parti pris, afin d’élaborer la stratégie d’un changement politique qui pourrait réparer les déséquilibres dans lesquels notre monde s’enfonce, puisque le régime de l’actuel capitalisme globalisé ne semble apte qu’à les aggraver. Cette recherche d’autres perspectives est indispensable, car la force du capitalisme est de faire croire qu’il est le seul ordre possible, et urgente, si l’on veut éviter la catastrophe. Finalement, le titre français de ce livre éclairant est peut-être bien vu, pris comme une question : qui est le plus nuisible : la chauve-souris, ou le capital ?
Jean Chavot
M, l’enfant du siècle
Antonio Scurati
Benito Mussolini naquit le 29 juillet 1883 en Romagne, dans une région à tradition militante « rouge ». Un père forgeron anarchiste, une mère institutrice très pratiquante, une enfance misérable mais une éducation chrétienne chez les Salésiens firent de ce jeune homme un militant socialiste. Directeur d’un hebdomadaire de gauche, La Lotta di classe, il souhaitait l’émergence d’un homme nouveau au service de la Nation et de l’État. Devenu directeur du quotidien du parti socialiste Avanti ! à Milan, il bascula dans le nationalisme en créant un nouveau journal, Il Popolo d’Italia, grâce au soutien financier d’une de ses multiples maîtresses. En novembre 1921, il fonda le Parti National fasciste, premier parti d’Europe occidentale ouvertement non-démocratique avant d’accéder au pouvoir dans des conditions grandguignolesques le 29 octobre 1922. Qui était-il ? Répondre à cette question constitue l’ambition du singulier ouvrage d’Antonio Scurati, avide d’appréhender le personnage complexe de Mussolini. Ce livre, pertinemment intitulé M, l’enfant du siècle, fut primé en Italie. La forme choisie par l’auteur peut être déconcertante. Ce n’est pas tout à fait un roman, ce n’est pas non plus vraiment un ouvrage historique ; on pourrait considérer qu’il s’agit d’une chronique. L’« intrigue » court des années de naissance du fascisme à la mise en place effective de la dictature après l’assassinat du député Giacomo Matteotti en juin 1924.
Nombre de protagonistes s’expriment par la plume de Scurati : Mussolini, mais aussi le poète nationaliste Gabriele d’Annunzio, Marinetti, fondateur du futurisme, Margherita Sarfatti, maîtresse, égérie et généreuse donatrice. S’expriment aussi les adversaires du futur Duce ; le tout ponctué d’archives, de discours, de citations, d’articles de presse. Il est plus aisé de naviguer dans ce volumineux ouvrage (de 842 pages[1]) lorsque l’on a des connaissances historiques ou lorsque Google est à proximité. L’ambiance particulière des bonimenteurs de cette époque, propice à toutes les ambitions, même celles des plus médiocres, est perceptible. L’incroyable expédition de Fiume, la violence des squadristes, les gesticulations du dictateur romagnol ne sont que le prélude d’un siècle gourmand en bateleurs de foire. Il est vrai que le dictateur, par ses mimiques, par son verbe, par ses tenues, confine au personnage de la Commedia dell’arte dépourvu de masque. Organisé en saynètes d’une dizaine de pages sous un chapeau comportant le nom d’un acteur, une date et un lieu, il faut être concentré pour ne pas perdre le fil du roman-journal d’autant que, tout d’un coup[2], la configuration initiale s’efface au profit de titres offerts aux chapitres, alors que la narration alterne avec les postures introspectives.
Mussolini fut parfois perçu comme un aimable dictateur comparé à Hitler, peut-être par les mécomptes militaires du César de carnaval[3] ; mais ne nous y trompons pas ; il sut exploiter efficacement les angoisses, les peurs et les frustrations de tout un peuple.
Ne sourions pas au souvenir des pantomimes ou des outrances de l’homme de Predappio car les solutions et promesses simplistes nourrissent toujours les attentes de ceux qui ont besoin de certitudes.
Un livre intéressant, mais il est parfois difficile d’empêcher l’esprit de s’évader vers des horizons moins complexes.
Érik Lambert.
[1] Hors annexes ! C’est le premier volume d’une trilogie.
[2] Page 779.
[3] L’armée italienne fut souvent mise en échec durant toute la guerre et ce, dès juin 1940 lors de la bataille des Alpes. César de carnaval, qualificatif attribué par Joseph Paul-Boncour, Entre-deux-guerres. Souvenirs de la IIIe République, t. II, Les lendemains de la Victoire, Paris, Plon, 1945, p. 338.