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EDITO Décembre

Sobriété ou tempérance ?

Combien de familles se heurteront au même dilemme à l’approche de Noël : offrir des cadeaux aux enfants ou chauffer la maison ? Chez les dix millions d’entre nous qui vivent sous le seuil de pauvreté, la question sera tournée et retournée en vain. Elle occupera moins les familles aisées, et pas du tout les plus riches dont la fortune s’est encore considérablement accrue ces dernières années. Dans cet état de choses, la fin proclamée de l’abondance et de l’insouciance sonne comme une mauvaise plaisanterie, cruelle pour les uns, incongrue pour les autres.

Luc (16 : 19-31) décrit une situation analogue. Un riche dont la « vie n’était chaque jour que festins et plaisirs » restait étranger à la présence du « pauvre, nommé Lazare, qui se tenait couché devant le portail de sa villa, le corps couvert de plaies purulentes ». Pourtant Lazare « aurait bien voulu calmer sa faim avec les miettes qui tombaient de la table du riche ». Puis, lorsqu’au terme de ses misères, Lazare fut emporté par les anges auprès d’Abraham et que le riche souffrit à son tour dans les flammes du séjour des morts, le fossé qui séparait les deux hommes s’élargit en un abîme d’une telle immensité que, comme Abraham le décrit : « même si on le voulait, on ne pourrait ni le franchir pour aller d’ici vers vous, ni le traverser pour venir de chez vous ici ».

Cette parabole d’une très grande portée spirituelle peut plus modestement aider chacun à méditer la notion de sobriété autrement qu’elle s’impose aujourd’hui. Efforçons-nous, par exemple, d’oublier l’injustice de la situation initiale et de ne pas voir sa conclusion sous le jour du châtiment et de la récompense ; considérerons plutôt que Lazare et le riche représentent deux versants d’une même humanité souffrante. Bien que l’idée choque — entre qui manque de tout et qui jouit de tout, l’écart est insupportable — le mal n’est-il pas dans l’obsession d’une jouissance tout illusoire et matérielle, qu’on s’en gave quotidiennement ou qu’on en rêve comme de la seule espérance ? N’est-ce pas la gloutonnerie indifférente d’un côté et la dépendance attentiste de l’autre qui creusent l’abîme en nous et entre nous, avec le terrible résultat que constate Abraham ?

Et qu’est-ce au fond que la sobriété sinon le contraire de l’ébriété ? Ce n’est pas la pauvreté qu’il convient d’opposer ici à la richesse, mais la lucidité (la lumière, qui est première) à l’ivresse, c’est-à-dire à l’idolâtrie des festins et des plaisirs, commune malgré les apparences au patachon et à celui qui se tient « couché devant son portail » en attente de quelques miettes. Bien sûr, la responsabilité du riche est à la mesure de ses privilèges, mais cela ne dispense pas le pauvre de la sienne, plus fondamentale encore. À bien lire Luc, ce qui condamne le riche (il n’a pas d’autre nom que le « riche ») est sa surdité à la voix du ressuscité : Jésus qui nous dit : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4 : 14). Et ce qui sauve Lazare n’est pas sa sobriété imposée, mais d’avoir bu de cette eau-là, c’est-à-dire d’être pauvre au sens évangélique. De même aujourd’hui, seule la poursuite de la paix et du bien nous remettra sur la voie de l’amour du prochain et de la création, et donc de la tempérance sans laquelle la sobriété n’est qu’une pause entre deux agapes. N’attendons pas couchés devant le portail du « riche », saisissons dans l’épreuve l’occasion d’une conscience nouvelle, réapproprions-nous notre espérance, nos forces, nos savoir-faire, comme on le voit déjà dans des initiatives éparses, silencieuses, mais résolues : ici un couple ingénieurs remet en marche un ancien moulin à eau afin de fournir de l’électricité à toutes les familles d’une vallée, là des riverains s’associent dans des jardins collectifs cultivés en permaculture, ici et là on réapprend la profondeur de l’essentiel sous le miroitement du superflu.

Noël qui vient, au lieu d’un dilemme, peut signer la relégation des pères Noël à crédit et favoriser le réveil des consciences au seuil des supermarchés : montrer aux enfants que le plus magnifique des cadeaux est la renaissance de la lumière, que la plus douce des chaleurs est celle que l’on se prodigue les uns aux autres. Et un jour peut-être, la poupée qui parle et la panoplie de héros feront les beaux souvenirs d’adultes maîtres de leur destin.

Le comité de rédaction

EDITO

Fête de la Toussaint

Dès la fin du quatrième siècle, les persécutions ayant cessé, l’Église voulu fêter ses innombrables martyrs connus et inconnus. On fixa la fête au dimanche suivant la Pentecôte pour rappeler que c’est dans la force de l’Esprit qu’ils puisèrent leur force. En Orient cette date n’a pas changé. En revanche, à Rome en 610, elle fut déplacée au 13 mai, date de la transformation du Panthéon antique en église à la mémoire de tous ces martyrs. Ce lieu attira vite les foules et devint un but de pèlerinage.

Jacques de Voragine, un Dominicain du 13ème siècle, raconte : « Plus tard, encore, (vers 837) un pape nommé Grégoire transporta au 1er novembre la date de la fête anniversaire de cette consécration : car à cette fête les fidèles venaient en foule, pour rendre hommage aux saints martyrs, et le pape jugea meilleur que la fête fût célébrée à un moment de l’année où les vendanges et les moissons étaient faites, les pèlerins pouvaient plus facilement trouver à se nourrir ».

Sa place à la fin de l’année liturgique se justifie aussi comme un couronnement de la grâce du Christ et comme la vision de notre propre gloire future.

Réservée jusque-là aux seuls martyrs, la fête s’étend désormais à tous les saints. Mais les choses vont se gâter quand le grand abbé de Cluny, Odilon, (au milieu du 11ème siècle) réussit à associer les défunts à la fête. Aussitôt, les morts jetèrent leur drap funéraire sur la joie de la fête et la Toussaint devint une fête triste car chacun pense à ses proches disparus.

Il est important de laisser à la Toussaint son caractère de fête, car c’est bien de triomphe, de réussite finale qu’il s’agit, de fierté devant tant d’hommes et de femmes qui nous ont précédés. Leur exemple devient pour chacun de nous une force pour avancer. Oui, cette belle fête est aussi pour nous. Elle nous invite à oser aller de l’avant, à reconnaître et à développer nos talents. Jésus nous rappelle que nous sommes la lumière du monde or, notre monde se débat dans beaucoup de difficultés : jamais idéologies plus sombres, plus désespérantes, plus absurdes n’ont été proprement cultivées, jamais autant de solitudes, de déprimes. C’est à nous que Jésus dit : allez les illuminer, non de votre lumière mais de ma lumière dont je vous demande d’être les reflets. Cela suppose, au-delà des paroles, un témoignage concret de la vie et un accueil de l’autre.

Oui, la Toussaint nous permet d’avoir de l’ambition mais en faisant bien la différence entre « être » ambitieux et « avoir » de l’ambition. Sans ambition, nos existences, nos sociétés sont menacées de fadeur. L’ambition n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle peut nous faire succomber aux sirènes du pouvoir ou de l’argent ou de toute autre prétention qui me place au-dessus des autres, mais elle peut aussi nous appeler à donner de l’ampleur à notre vie. Tout est donc dans l’usage que l’on va en faire. Dans nos vies, il y a ce qui est habituel et ce qui est exceptionnel, il y a la capacité simple et l’ambition. Nous devons essayer de nous dépasser et de savoir prendre des risques calculés. Nous sommes tous capables de donner de l’ampleur à notre vie tout en en mesurant les risques.

La fête de la Toussaint nous rappelle que nous avons avec nous un témoin de l’ambition, celui qui, de pages en pages d’évangile, n’a de cesse de vouloir que ceux qu’il nomme ses disciples, aillent au-delà de ce qu’ils font et non au-delà de ce qu’ils sont. Il leur est demandé de mettre en œuvre leurs talents, d’avoir le courage simple d’être soi. De mettre en œuvre les exigences du métier d’homme et de devenir ce que l’on est comme le rappelle saint Augustin « Deviens ce que tu es ».
La bonne ambition c’est d’être pleinement homme et la Toussaint en est la compilation à travers les âges.

Frère François Comparat ofm

EDITO

« Ils iront à la table du Seigneur… »

« Les frères qui savent travailler, travailleront, et exerceront le métier qu’ils connaissent (…). En échange de leur travail, ils pourront recevoir tout ce qui leur est nécessaire, mais pas d’argent. Si besoin est, ils iront à la quête comme les pauvres. » (1R7, 3a.7-8)

Cette expression contenue dans les Ecrits de saint François donne raison aux frères qui font confiance à la Providence pour parcourir le monde, sans un sou, quêtant leur nourriture et leur logement. Cela suscite le reproche de ceux qui, témoins de ce choix de vie, affirment qu’ils « feraient mieux de travailler »…

Ce que je retiens d’abord, c’est la réalité de la Providence, actualisée par celui qui agit en « bon Samaritain ». Cet aspect-là n’est pas dépassé. Combien d’entre nous aujourd’hui travail-lent gratuitement, sans feuille de paie, au service de la collectivité ? Dans le contexte actuel comme au Moyen-âge, le travail rétribué concerne une minorité. Il suffit de voir le nombre de volontaires, en retraite ou au chômage, engagés dans une association. Jour après jour, la société s’organise afin de répondre aux besoins de chacun et de compenser ce salaire qui fait défaut pour joindre les deux bouts. La Providence se manifeste d’abord dans le souci fraternel qui règle de manière ponctuelle des besoins essentiels. Mais l’argent obtenu par le travail, s’il per-met une certaine libération, comporte aussi le risque, si celui qui le reçoit n’y prend garde, de devenir suffisant ou dominant.

Travailler, c’est participer à la création d’un monde plus conforme au projet de Dieu et au bonheur humain. « Et Dieu dit que cela était bon » lit-on dans le livre de la Genèse. En cher-chant le sens de l’existence, nous découvrons que le travail humain, fondamentalement, contri-bue au bien-vivre selon Dieu. Mais dans notre histoire, l’activité n’est pas immédiatement asso-ciée à un salaire. L’œuvre réalisée dans l’harmonie est la première satisfaction, et c’est peu à peu que l’expression « L’ouvrier mérite son salaire » donne une nouvelle qualification à l’activité humaine. Mais si le salaire reçu n’est pas suffisant pour vivre, l’appel à la charité manifeste aus-si la confiance en l’autre et en une présence providentielle. La encore se révèlent les effets posi-tifs du travail accompli et de sa reconnaissance.

Le travail fait apparaître une dimension essentielle de la vie humaine. Le récit symbolique de la Création en six jours souligne ses étapes encore inachevées. Ce monde est en croissance constante, dans laquelle le « jour de repos » rythme les progressions et les retards liés à la liberté humaine. Nous sommes amenés à travailler pour une nourriture qui « demeure en vie éter-nelle ». Nous le constatons chaque jour : l’aménagement du monde est permanent, à titre indivi-duel ou collectif. Cependant, le chaos des Origines est loin d’être oublié. Il se manifeste par des résistances, des dérives d’appropriation ou de domination… Seule l’aide de l’Esprit peut mener à une plénitude bienfaisante.

Dans ce contexte de vie, une Bonne Nouvelle annonce qu’il y a du travail pour tous dans ce monde en croissance. Idéal à viser quelle que soit la place de chacun, une clé nous permet d’entrer sur ce chantier : la composante fondamentale de la Fraternité universelle, la gratuité et le partage. C’est peut-être l’exemplarité dont nous pouvons témoigner en nous associant à la manière de vivre prophétique des frères confiants dans la Providence, pour un « ciel nouveau et une terre nouvelle ». « À table ! » en ce début d’année.

Fr. Thierry


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Chrétien en temps de crise

Crise économique, crise financière, crise climatique, crise diplomatique, crise sociale, crise sanitaire, crise morale… la litanie est si longue qu’elle nous semble décrire l’état normal du monde. Peut-être est-ce bien le cas : proches de nous, même les « Trente Glorieuses » — mythique période de paix et d’abondance après laquelle tout aurait dégénéré — furent traversées de grandes misères, de conflits extrêmement violents, de famines dévastatrices… Il est vrai qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les peuples qui l’avaient subie purent avoir le sentiment que le pire était derrière eux. « Plus jamais ça » entendait-on. Mais ce vœu pieux a-t-il suffi à éradiquer le mal ? Force est de constater que non. Il perdure, entrecoupé de périodes où l’on se flatte de l’illusion qu’il a été vaincu. Car une crise n’est pas un phénomène en soi mais la manifestation brutale de tensions qui lui préexistent et qu’elle ne résout généralement pas, exactement comme un tremblement de terre n’est qu’un épisode de mouvements tectoniques profonds, ou une poussée de fièvre celui d’un mauvais état de santé chronique. Ainsi, à y regar-der de près, les crises comme celles évoquées plus haut sont toujours la manifestation des mêmes penchants au conflit, à la violence, à la domination, à l’avidité, au mensonge, à la négligence, à l’affirmation d’intérêts particuliers contre l’intérêt commun.

Crise ! Le mot est incessamment rabâché par les instances politico-médiatiques qui décrivent des conséquences sans aborder jamais réellement la difficile question des causes, propageant l’illusion que « ça ira mieux après », que l’on fait « tout pour que ça change », et comme rien ne se produit qu’un rebond — une « vague » — ou qu’une nouvelle aggravation, les peuples se désespèrent, se désintéressent de la politique (entendue comme l’art du vivre ensemble), ou se rallient à des démiurges de pacotille, experts en technocratie et en démagogie auxquels ils abandonnent comme des enfants leur conscience, leur responsabilité et leur pouvoir. Il en sourd une angoisse personnelle et collective qui à son tour nourrit les conditions des crises dans un cercle vicieux dont on se demande comment sortir, et si même cela est possible. Parmi ces peuples, des femmes et des hommes de conscience et de bonne volonté, dont politiciens et médias font généralement peu de cas, proposent des solutions profondes au mal profond. Et parmi ces femmes et ces hommes, les chrétiens ont par vocation une place déterminante à prendre, animés qu’ils sont par la Foi, l’Espérance et la Charité. Jésus est-il né dans une famille riche à une époque de paix et d’abondance pour tous ? François a-t-il continué la vie de patachon que la fortune de son père lui garantissait à Assise dans un siècle de douceur et d’opulence ? Par-delà l’ironie de ces questions, il faut se souvenir qu’ils ont tous les deux, le second imitant l’autre, montré à l’humanité que le seul chemin de la Paix et du Bien était celui de la Charité, c’est-à-dire de la fraternité, de la justice, du partage et du refus de la violence. C’est sur ce chemin que l’Espérance se révèle et s’élève, par l’actualité de l’amour du prochain comme préfiguration du Royaume et comme expérience de l’amour de Dieu. En s’efforçant de voir grandir en lui l’Espérance et la Charité, un chrétien apprend à refuser la tentation du conflit, de la violence, de la domination, de l’avidité, du mensonge, de la négligence, de l’affirmation de ses intérêts contre l’intérêt commun. Il combat cette tentation en lui et dans le monde, avec la clairvoyance, la constance, la douceur et le courage dont l’Esprit Saint l’accompagne sur la route difficile de la sainteté, dans la conscience que son salut individuel est lié au salut de tous. Ne s’attachant qu’au bien, un chrétien ne peut s’arrêter à la notion de crise, car il perçoit le mal qui la provoque, l’adversaire qu’il récuse résolument. Si bien que cette notion même, telle qu’elle est galvaudée aujourd’hui, lui apparaît comme un des masques du mal.

Cependant, le mot crise (Κρίσις) que les Grecs nous ont légué à travers les Romains a aussi un autre sens que celui de la rupture brusque, brève et intense d’une situation d’équilibre. Il pouvait également signifier tout autre chose pour eux, et donc aujourd’hui pour nous : l’acte de discerner, de choisir et de décider. La Foi qui ouvre à l’Esprit Saint en donne le désir, l’intelligence, le courage et la force. Pour un chrétien, il n’existe qu’une crise, une seule, et c’est sa vie entière avec ses épreuves, ses doutes, ses combats contre la tentation, son travail incessant pour faire en lui toute la place à l’Esprit Saint et à l’amour, sa vie vécue de la naissance à la mort comme cheminement vers la Vie éternelle.

Le comité de rédaction

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Le don du pardon

Chaque instant de nos vies recèle une occasion de pardon, car chaque instant nous confronte aux limites de notre capacité de charité, envers le prochain, mais aussi et d’une manière souvent plus complexe et moins évidente, envers nous-mêmes. C’est pourquoi Jésus sous invite, en pardonnant chaque jour « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (Mt 18,22), à nous y employer autant que nous respirons. En effet, la faculté de pardonner est certainement notre ressource la plus précieuse pour vivre avec les autres et avec nous-mêmes, dans l’amour de Dieu pour les fidèles et dans la concorde pour les hommes de bonne volonté. Mais voilà, avouons-le : pardonner n’est ni facile ni simple, pour personne, au point que l’on se demande si cela nous est bien naturel, si ce ne serait pas au contraire l’épreuve de toute une vie.

Pourtant, l’actualité nous en présente par trop l’opportunité dans le spectacle continu des injustices et des violences, de la guerre, de la misère, du meurtre ou de l’agression pour quelques billets, parfois pour rien, et cela jusque dans l’intimité des foyers. Tous ces crimes, plus ou moins grands, exaspèrent en nous une peur, une tristesse et un ressentiment qui remettent le pardon aux mains de la justice des hommes, c’est-à-dire à d’autres et à plus tard, après le châtiment. Mais quel sens le châtiment a-t-il lorsqu’il n’est au fond qu’une vengeance ou une punition, une violence qui répond à la violence ? Qu’est-ce que le pardon s’il est soumis à la condition d’une réparation haineuse, victoire militaire ou peine de prison ? Nous nous rendons d’autant plus sourds à ces questions que nous nous sentons directement victimes de quelqu’un ou de quelque chose, ou simplement incompris ou malaimés. Cela pose une nouvelle question et ses déclinaisons : Pourquoi m’est-il plus difficile de pardonner un fait, une attitude dont je suis moi-même la victime ? Pourquoi une injustice à ma porte m’est-elle dix fois plus insupportable qu’une injustice mille fois plus grande à dix mille kilomètres ? Serait-ce que la préservation de mon intégrité et de mes intérêts vaut davantage que les principes selon lesquels je me targue de vivre ? N’est-ce pas là une contradiction qui me prédispose malgré moi à perpétuer l’injustice et la violence au nom de ma sauvegarde personnelle ? Dans ces conditions si misérablement humaines que je reconnais comme miennes, comment puis-je ouvrir mon cœur et mon âme au pardon que je désire tant ?

Le verbe pardonner (du latin per, et donare) signifie donner tout, donner complètement. C’est assez dire combien le pardon est à la fois l’expression et la condition de l’amour. Ainsi Jésus nous enseigne-t-il par son ultime commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » auquel il ajoute immédiatement : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15,12-13). Et dans le cri même de l’agonie : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34). Tout l’Évangile appelle indissolublement à l’amour et au pardon que le Christ a manifestés constamment tout au long de sa mission, et encore après son supplice en pardonnant à Pierre trois fois ses reniements et à Paul ses persécutions pour en faire les guides de son Église naissante. Mais si profonde soit notre foi et notre désir de l’imiter, nous ne sommes pas Jésus. Rattrapés que nous sommes par notre condition humaine, aucun de nous n’est capable de pardon — de don total — sans l’aide de l’Esprit. C’est l’Esprit en nous qui pardonne, qui nous donne la force de demander et d’accorder le pardon. Nous sommes pardonnés à la mesure ou nous pardonnons, comme nous sommes aimés à la mesure où nous aimons, sans aucune limite de réparation ni de réciprocité.

C’est pourquoi, après Pâques, la Pentecôte que nous venons de fêter revêt une telle importance dans notre long et chaotique apprentissage de la sainteté. Car avec la Paix que Jésus nous donne à travers les apôtres, tous les dons de l’Esprit Saint sont offerts à notre usage pour comprendre et vivre l’amour et le pardon. Il nous reste à ouvrir nos cœurs, à vouer nos âmes et à nous abandonner en conscience à l’Esprit Saint. N’est-ce pas un merveilleux devoir de vacances ?

Le comité de rédaction

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Pourquoi lui ?

Tout au long de ma vie, j’ai apprécié la discrétion de Charles de Foucauld. Dans son désert, loin du bruit de la ville, loin des crises de l’Eglise, il semblait inatteignable et distant par rapport aux situations tragiques de notre société. L’annonce de sa canonisation imminente m’a interrogé. Quel sens peut-avoir aujourd’hui cette canonisation ?

Deux mots caractérisent notre monde actuel : encombrement et désert. Notre société est suréquipée, suralimentée, surchargée, et elle produit des crises : les routes sont encombrées, les oreilles n’entendent plus par excès d’information, les estomacs sont lourds, les cerveaux sont inondés de nouvelles superflues. Et non loin de nos lieux de vie, c’est le manque, la pénurie, la faim, la soif, l’absence de vie ou la peur…

Au milieu de cela, un homme apparaît : Charles de Foucauld. D’où vient-il ? Issu d’une famille noble et aisée, il s’engage dans l’armée, malgré sa résistance à l’autorité et son goût pour les distractions mondaines. Et c’est au cœur de ce cadre de vie disciplinée qu’il découvre le vide de la vie. C’est une conversion foudroyante et un cheminement profond, en quête de sens et de vérité. Il sort des sentiers d’une vie tracée par l’armée, il fuit les promotions et se lance dans l’aventure d’une vie autre : il découvre le Maroc et un peuple religieux qui lui fait toucher du doigt la grandeur de Dieu… Il est marqué par l’expression de la pratique musulmane et la transcendance de Dieu…

Charles est touché par cette religion musulmane et vibre à l’Absolu de Dieu. Il déchiffre un monde qui aboutira plus tard, pour lui, à un travail sur la langue parlée des Touareg. Il facilitera la communication entre eux et avec lui. Avec patience et passion, et ce n’est pas la moindre des actions humanitaires, il révèle une culture, et une langue, il donne vie à un peuple. Et ce n’est pas la partie la plus connue de la vie de Charles de Foucauld.

Ses activités multiples et sans lien apparent ébauchent ce visage unique qui n’apparaîtra qu’en fin de vie : « Frère universel ». Il devient un homme parmi les humains, après de longs temps de recherche, sans aucune étiquette, simplement disciple de Jésus. Sa « forme de vie » accompagnée par le rare courrier de quelques témoins, constitue une innovation dans l’Eglise de son temps et interroge encore aujourd’hui. Il est travaillé par un immense amour de Dieu; et cela se révèle dans les rencontres et l’amitié sans frontière pour tous.

Désencombré à l’extrême et sans structure religieuse, c’est dans cette situation qu’il perçoit la grandeur de Dieu. Charles, à la suite de Jésus, voudra aimer toujours davantage.

F. Thierry

Edito

Paix

Un virus inconnu venait de rappeler aux pays nantis que la maladie et la mort existaient. À peine remis, ils se trouvent affligés d’un nouveau fléau oublié : la guerre. Comme l’épidémie, on la croyait reléguée à des contrées où elle ne touchait que des populations vouées à la souffrance, trop miséreuses pour mériter chez nous le statut de réfugié. Mais la voilà revenue aux marches de l’Europe, à portée de missile et de caméra, et dès lors prise beaucoup plus au sérieux. Ce rappel de l’égoïsme occidental ne diminue en rien l’horreur absurde de la guerre en Ukraine. Il ne vise qu’à la replacer dans le cadre de l’atrocité commune afin de poser la nécessité urgente et primordiale de la paix pour tous, non pas une paix attendue de la victoire de gentils auto-proclamés sur des méchants désignés — celle qui répond à l’adage « si tu veux la paix, prépare la guerre » — mais la seule paix à laquelle il est juste d’œuvrer inlassablement : la paix victo-rieuse, partout et à jamais.

Comment gagner cette bataille contre la guerre que l’on dit tantôt froide, éclair, grande, drôle, juste et plus odieusement encore : « propre », et même « humanitaire » ? Comment faire que la paix s’impose comme condition naturelle des choses, qu’elle ne soit plus définie comme suspension des hostilités résultant de la victoire d’un des camps, de l’écrasement de l’autre, de l’épuisement ou de la mort de tous les combattants ? Paix trompeuse que celle du cimetière qu’évoquait Emmanuel Kant dans son retentissant Vers la paix perpétuelle, ouvrage resté lettre morte dans lequel il posa les fondements politiques et législatifs d’une paix définitive. Mais d’armistices en traités, l’Histoire nous apprend que les lois et les accords, s’ils sont bien sûr in-dispensables, se révèlent insuffisants à calmer définitivement les ardeurs bellicistes. Pire, les traités de paix contiennent bien souvent le germe de la prochaine guerre, comme le Traité de Versailles celui de la Seconde guerre mondiale. Car aucune victoire n’épuise les raisons des con-flits et l’humiliation du vaincu ne fait qu’exalter son espoir de revanche. Ainsi l’Histoire est-elle pleine des transgressions guerrières, et plutôt que des œuvres magnifiques de la paix, les éco-liers en apprennent les dates comme les jalons naturels du destin commun. Et pourtant, tout être humain aspire fondamentalement à la paix comme condition première d’une vie heureuse. D’où vient ce paradoxe délirant et meurtrier qu’est la guerre ? Quelle force obscure nous dresse, mal-gré nous, hommes, femmes, pays, coalitions, les uns contre les autres ?

C’est un fait, les guerres sont toujours déterminées par les intérêts « supérieurs » des puissants. Mais des intérêts de même nature siègent dans le cœur de chacun, aussi humble soit-il, y grossissant jusqu’à étouffer l’amour du prochain et le désir de paix qui sont les condi-tions du bien. Une soif insatiable de pouvoir, de richesse et de jouissance, ne serait-ce que sous la forme minimale de la peur de manquer, pousse les individus comme les foules les uns contre les autres. Il ne suffit donc pas de vouloir la paix, encore faut-il renoncer en chacun de nous au moteur de la guerre : la folle poursuite de ces passions morbides qui sont le terreau de la vio-lence. C’est à cette mise en cohérence du renoncement au mal et de la quête du bien que saint François nous exhorte : « Vous annoncez la paix par vos paroles, disait-il, ayez-la plus encore dans vos cœurs. Ne soyez pour personne une occasion de colère ou de scandale, mais que votre dou-ceur incite tous les hommes à la paix, à la bonté et à la concorde. » (Légende des trois compa-gnons, 58) François se fait ainsi l’écho de l’invitation du Christ à trouver en nous-mêmes la res-source de la paix véritable, non pas la paix à la manière du monde, momentanée, incomplète, minée par les arrière-pensées, mais sa paix à lui, toute de confiance et de fidélité : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur ne soit pas bouleversé ni effrayé. » (Jean 14,27) Résister aux appels de la haine, des passions chaotiques et de la peur exige de rassembler tout son courage autour d’une foi inébranlable, comme celle dont Jésus nous montre la puissance dans la tempête, apte à calmer la mer et le vent déchaînés. Chacun, pour œuvrer véritablement à la paix du monde, doit com-mencer par dominer la tempête qui couve dans son cœur, par rester petit devant ce qui se croit grand, car il n’est qu’Un seul à qui appartiennent le règne, la puissance et la gloire. C’est alors que l’on peut proclamer « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ! »

Le comité de rédaction

EDITO

En grec le mot « polis » signifie la cité. Pour les Athéniens du Vème siècle, la cité constituait un État. Les citoyens participaient aux affaires publiques de la démocratie ce qui leur conférait des droits mais aussi des devoirs ; exception dans un monde où régnaient les pouvoirs tyranniques. Si l’étymologie « pouvoir du peuple » peut induire en erreur, tant le système antique n’avait guère à voir avec ce que nous vivons en France de nos jours, il n’en demeure pas moins que les idées de Dracon, Solon, Pisistrate et Clisthène ont essaimé. En démocratie le chrétien est-il légitime à participer aux débats et à s’engager ?

En cette période très agitée au cours de laquelle les joutes françaises pré-électorales paraissent très superficielles, la question paraît presque futile.

Pourtant, en son temps, le Christ s’engagea. Hérode ne fit il pas massacrer des enfants par crainte d’affronter un rival potentiel ? Jésus ne s’éleva-t-il pas contre l’ordre établi ? (Lc 22, 25 et 31-32) N’a-t-il pas refusé de participer à la révolte contre l’occupant romain ? N’a-t-il pas, contre les usages, côtoyé Romains, parias juifs, collecteurs d’impôts,…? Ne fut-il pas accusé d’être hostile aux Romains bien qu’il considérât qu’il convenait de verser l’impôt à César ? Enfin, ne mourut-il pas de manière infamante, nanti de l’acronyme fort politique « Jésus de Nazareth, roi des juifs », son tombeau gardé par des soldats mandés par des pharisiens soucieux d’éviter que des disciples n’exploitassent « politiquement » sa mort ? S’il est vrai que Paul appela les Corinthiens à éviter de s’engager par orgueil, le chrétien n’en a pas moins une conscience, ce que Paul rappela : « Que personne ne cherche son propre intérêt, mais que chacun cherche celui d’autrui. ». Or, lorsque d’aucuns en appellent aux racines judéo-chrétiennes et invoquent l’héritage du Galiléen, les chrétiens doivent-ils demeurer muets ?

Les racines s’entremêlent et si nous cherchons désespérément à les discerner, il convient de puiser dans l’effervescence médiévale qui brassa des peuples, des cultures, des croyances. Rendons à César ce qui est à César et à Eisenhower ce qui lui appartient. En effet, le diable prit le visage des totalitarismes, qu’ils fussent antisémites ou athées, et il fut vaincu. Dès lors, les années 1950 furent celles de la renaissance du judéo-christianisme démocratico-compatible. Cette renaissance du concept de judéo-christianisme fut l’occasion d’appréhender la géopolitique sous l’angle d’un choc des civilisations. Ces errements simplificateurs ont volé en éclats à la faveur du conflit russo-ukrainien ; les nostalgies d’une époque fantasmée, sublimée, sont autant de placebos réducteurs qui conduisent à l’exclusion. Or, le christianisme est universel, il est né au Proche-Orient et il s’est épanoui sur tous les continents : il est de tous les temps et de tous les lieux.

L’Évangile est politique, il en appelle à notre responsabilité, celle qui conduit à ne pas se jeter dans le bras d’un sauveur par peur d’un monde qui semble nous échapper. Invoquer un homme ou une femme providentiel par aveuglement peut mener au chaos. Le Christ n’aspira pas à endosser ce rôle sur terre lorsqu’il répondit à Pilate : « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Alors que nous serons amenés à glisser un bulletin dans l’urne, il nous faut exercer notre devoir de citoyen, mais aussi de chrétien. Notre choix sera celui de l’universalité, de l’Amour de nos frères et sœurs en Christ, car les politiques sont au service du bien commun et non de quelques groupes qui, au nom de supposées racines défendues par un obscurantisme né de certitudes devenues vérités, font de l’exclusion leur fonds de commerce. L’Évangile porte un message d’Amour et de liberté ; il nous reste donc, à l’aube de la Semaine Sainte, à faire le choix de la liberté et de l’accueil du pauvre et du petit.

UNE ÉGLISE FRATERNELLE.

Le ciel est gris et les nuages s’amoncellent en notre monde. Le climat est sombre ; la pandémie rôde et les peuples grondent. Les foules s’agitent embrasées par les paroles de Trump, Bolsonaro, Orban ou Zemmour. Les protochronistes attisent de chimériques nostalgies alimentant les « Freedom convoy » qui, du Canada, cinglent vers l’Europe, alors que des migrants cherchent cette minuscule parcelle de bonheur dont ils sont privés. Tout semble contraintes pour les oubliés de l’enrichissement planétaire : vaccins, passes sanitaires, indigence des revenus, mépris, hausse des prix de l’énergie, complot des élites, … Certes, l’histoire n’est pas un éternel recommencement mais il y a analogie avec d’autres temps. Prenons garde aux convulsions des masses ; il souffle un vent mauvais, de ceux qui présagent les tempêtes. La résistance à l’oppression figure dans l’article 2 de la DDHC de 1789 et devient un droit dans l’article 35 de celle du 24 juin 1793. L’Église ne peut être la « grande muette » en ces temps troublés ; elle ne le fut pas lorsque les mouvements des années 1830 bousculèrent l’ordre confortable né du traité de Vienne. Félicité de Lamennais publia Paroles d’un croyant qui en appelait à l’insurrection contre l’injustice au nom de l’Évangile alors que son ami dominicain Lacordaire rejoignait le combat des ouvriers. Après beaucoup d’atermoiements et de déchirements, l’Église se rangea du côté de ceux qui souffraient.
« Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits » avait écrit Luc ; paroles prophétiques pour permettre de sortir d’un doux aveuglement, de ne pas réagir en « privilégiés » apeurés lorsque rugissent les oubliés du CAC 40. Léon XIII montra le chemin dans son Encyclique Rerum Novarum de mai 1891 : «Ainsi, les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à couvert de la douleur, qu’elles ne sont d’aucune utilité pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle, qu’ils doivent trembler devant les menaces insolites que Jésus-Christ profère contre les riches; qu’enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l’usage qu’ils auront fait de leur fortune. ». N’est-ce pas à nous chrétiens de mettre nos pas à la suite de l’Évangile en entraînant les parangons du « ruissellement », du « trickle down economics » ? La doxa néo-libérale qui pose que les revenus des plus riches contribuent à la croissance de l’activité économique profitant à l’ensemble de la société est illusoire. La suppression de l’ISF, l’instauration du prélèvement forfaitaire unique, la « flat tax » pour les revenus du capital, en faveur des « premiers de cordée » est une fable et la réponse des peuples pourrait être virulente. Lamennais écrivit « Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme. » alors que Léon XIII, fidèle à l’épître de Jacques écrivit à son tour : « Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur clameur est montée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées ». Là réside la conscience du chrétien qu’interpelle François :
« Aucun effort de pacification ne sera durable, il n’y aura ni harmonie, ni bonheur dans une société qui s’ignore, qui met en marge et abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même »
« L’injustice assombrit tout…Qu’il est méprisable, en revanche, celui qui amasse, celui qui a un cœur si petit, si égoïste, et qui ne pense qu’à emporter une mise qu’il devra laisser derrière lui après sa mort ! Parce que personne n’emporte rien dans la tombe. Je n’ai jamais vu de camion de déménagement derrière un cortège funèbre! Ma grand-mère nous disait : le linceul n’a pas de poche. ». Notre baptême ne nous enjoint-il pas d’aider ceux qui sont à la peine ?
Sans doute les franciscains sont-ils à la pointe de cette indispensable prise de conscience par fidélité à Saint-François, le Poverello qui écrivit dans sa première règle : « Les frères doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi des gens de basse condition et méprisés, des pauvres, des infirmes, des malades et des lépreux et des mendiants des rues ». L’Église nourrit une conscience sociale parfois muselée par sa crainte d’affronter les bourrasques fragilisant l’ordre établi auquel elle semble contribuer. Pourtant, elle n’est pas au service des puissants car elle est celle d’un pauvre charpentier galiléen.
Ne nous y trompons pas, nous vivons des moments de bouleversements, la colère gronde. Il ne s’agit pas de gauche ou de droite mais de « classes malheureuses » s’opposant aux « classes heureuses » dans un conflit nourri d’amertume. L’Église a un message d’espérance à porter, sa place est aux côtés de ceux qui souffrent. La communauté chrétienne cultive la vertu de charité dont l’apôtre Paul fut un serviteur : « La charité est patiente ; elle est bénigne ; elle ne cherche pas ses propres intérêts ; elle souffre tout ; elle supporte tout ».
Dans un monde pétri d’injustices, où gonflent les bénéfices des sociétés transnationales, où les dividendes fructifient grassement, les damnés de la terre frappent à la porte et nos communautés chrétiennes doivent les entendre.
Négliger la colère des « petits » qui enfle sans cesse avec des accents insurrectionnels voire nihilistes sollicite nos consciences. Il nous faut aller au large, briser nos conforts, nous convertir et en fidélité avec Marie : déployer nos bras, élever les humbles et combler de biens les affamés. L’Église doit être voix et action auprès de l’humanité et offrir la « bonne nouvelle ». « Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or, pour jouir du droit de parler ; … Silence au pauvre» Ne cédons pas aux sirènes du veau d’or, écoutons les petits qui hurlent leur désespoir et contribuons avec nos charismes au retour d’une Église fraternelle et soucieuse de ceux qui demeurent en marge.

Ombre et Lumière

Les catholiques se trouvent sommés de condamner personnellement et collectivement les crimes révélés par le rapport Sauvé, comme si ce n’était pas l’évidence, comme si la souffrance des victimes ne les atteignait pas au cœur de leur charité, et comme s’ils en étaient suspects et complices. Il y a là une grande injustice, mais aussi, reconnaissons-le, une certaine part de vérité qui blesse douloureusement. Pour l’éclairer, il est indispensable d’aller plus loin que la « condamnation », cette manie de notre époque qui, fort commodément, dénonce et déteste plus le pécheur que le péché.

Ces crimes ont été commis dans l’ombre de l’Église, de ce corps, pour emprunter l’image de saint Paul, dont la tête, la lumière, est Jésus-Christ et les membres sont le peuple de Dieu, un peuple qui aspire à cette lumière, se sait indigne de la recevoir et supplie Dieu de lui dire la parole qui guérit. L’ombre de l’Église est celle de son humanité pécheresse en quête de lumière ; ce contraste marque sa longue histoire. Et même bien avant, sans remonter à la chute, on trouve dans la généalogie de Jésus des prostituées, un roi David assassin par délégation de l’époux d’une femme qu’il convoite, adultère infâme dont est issu le roi Salomon à la sagesse lumineuse finalement obscurcie par l’infidélité à lui-même et à Dieu. Ainsi l’Église est-elle marquée par ce contraste entre, d’une part l’ombre de la compromission avec les appétits des puissants dans laquelle se dissimulent, se légitiment ou se commettent les pires crimes, et d’autre part la lumière du salut qui illumine les œuvres les plus splendides dont l’humain se montre capable. N’est-ce pas à la victoire de la lumière qu’aspire notre foi ? N’est-ce pas de cette victoire que rendent compte la vie et le message de François d’Assise, appelé par Jésus à réparer sa maison qui tombe en ruine ?

Réduire l’Église à sa part d’ombre est aussi ridiculement erroné que réduire la science à son exploitation technologique à des fins de domination guerrière ou mercantile. Oui, des hommes, des prêtres, ont commis l’irréparable dans cette ombre, tirant leur pouvoir de la lumière même qu’ils étaient censés porter, drapés dans une autorité que le peuple de Dieu leur avait confiée, ou abandonnée, trop exclusivement et libéralement. Si l’appartenance à ce peuple rend tous ses membres solidaires, c’est la soumission passive à cette autorité, traduite en mutisme et en aveuglement coupables, qui rend chacun responsable de ce qui est commis par un seul. Mais par sa tête qui est Jésus-Christ, par ses saints reconnus et méconnus, par la parole et l’action du pape François qui, après la canonisation hâtive de Jean-Paul II, apparaissent aujourd’hui comme une chance miraculeuse, c’est tout le peuple de Dieu qui est appelé d’urgence à un processus synodal, afin de refonder l’Église sur les trois piliers de la communion, de la participation et de la mission, et de témoigner ainsi de l’amour de Dieu pour l’humanité.

La vocation de l’Église est d’être le signe du Salut pour le monde. L’injonction moralisante n’est plus de mise, elle doit regarder le péché en face, le reconnaître dans la réalité et dans sa propre réalité pour le combattre par la lumière, par l’écoute réciproque de tous ceux qui forment le peuple de Dieu, car s’ils ne s’écoutent pas les uns les autres, lequel entendra la voix de l’Esprit Saint ? Le monde, notre monde, en a besoin, plus que jamais peut-être, tant dans sa fuite en avant vers sa propre perte il ne sait plus, comme on dit, à quel saint se vouer. Ainsi, par l’exemplarité de la communion, de la participation et de la mission, l’Église, une Église qui va de l’avant, peut-elle aujourd’hui ouvrir la voie d’un monde nouveau d’où l’amour et le service du prochain excluent toute violence et toute domination : un monde de lumière.

Le comité de rédaction