Archives de catégorie : Edito

Confiné-déconfiné

Voilà deux mots récemment passés en force au premier rang de notre vocabulaire… et pourtant, bien avant la période inédite que nous vivons, la Pentecôte fut une réalité où l’on retrouvait ce même mouvement, comme un spasme : la même séquence de fermeture et d’ouverture. Quand la situation est unique, dangereuse, quand les repères de la vie disparaissent ou s’estompent, la peur provoque une réaction de confinement. Se mettre à l’abri, c’est chercher un secours dans le retrait, et c’est aussi, pour le groupe, se réfugier dans son identité. La sécurité et l’identité, nécessités de l’existence, sont positives. À condition de ne pas se soustraire au mouvement de la vie.

Le repli des disciples, après la disparition de Jésus, est une réaction du même ordre, de peur et de pertes de repères. Mais ils nous font bien prendre conscience que le confinement n’est pas fait pour durer. Il faut en sortir. C’est bien ce qui arrive à la communauté des « Actes des Apôtres ». Jésus, « en ce premier jour de la semaine », arrive à l’endroit où le groupe s’est réuni pour se retrouver. Il leur souhaite à chacun la « Paix » , il leur montre ses mains et son côté. Il leur révèle qu’il est dans la vraie vie, faite de Paix et de passion. Par la Paix vécue, il dit son amour et par son combat, il dit le mal dépassé. De ce moment partagé, il se dégage une plénitude de joie. Puis, les disciples reçoivent leur mission : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». C’est la Parole qui « déconfine » les disciples : ils sortent, il n’est plus question qu’ils restent entre eux. Nous avons bien vu la portée de la fermeture provisoire des églises, il n’est pas question pour nous non plus de rester confinés entre croyants, mais d’aller annoncer, par la Parole et par l’engagement, la Bonne Nouvelle du pardon, de la réconciliation avec tous, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur couleur.

Un autre sentiment surprend les disciples : l’émerveillement. Et c’est la force de l’Esprit de favoriser des initiatives inattendues ou inespérées, partout sur la Terre. C’est le même sentiment qui nous anime nous aussi en ces temps exceptionnels, partagés entre angoisse et espérance : l’émerveillement d’un mieux vivre possible pour ce monde et pour tous ses habitants. Prenons le temps de considérer et d’apprécier les initiatives audacieuses qui naissent partout, créatrices et « apprenantes », dans toutes les langues.

C’est aussi le moment de redire le sens de notre expérience humaine : « nous sommes appelés à former un seul corps dans un unique Esprit. » C’est un projet immense dans le temps et dans l’espace, qui nous rappelle que le monde ne s’est pas fait en un jour. Notre histoire humaine est rythmée de Pentecôtes, que nous pouvons oublier parfois, mais qui renouvellent notre Espérance en la force inaltérable de l’Esprit. Cette année, la Pentecôte diffuse comme un parfum de confinement et de déconfinement. A suivre !

« Paix et Bien »

Thierry Gournay

La Visitation

Cette rencontre de Marie avec sa cousine Elisabeth, que nous raconte l’évangile de Luc, est une illustration de la réception par une communauté humaine, d’évènements qui dépassent son entendement et qu’elle a relu comme une manifestation de la volonté divine, un signe : Dieu a visité son peuple.
Et nous, aujourd’hui, comment recevons-nous les évènements dont nous sommes témoins ?

Nous traversons une période difficile, avec un virus qui sème la terreur, provoque inquiétude et incompréhension et suscite la zizanie chez ceux qui savent, les savants. Et qui, dans le même temps, nous oblige à revisiter nos modes de vie et nos modèles économiques, avant peut-être de les détruire durablement. Quelle lecture en faisons-nous ? Y voyons-nous un phénomène passager ou un signe ? Dans l’immédiat nos vies sont bouleversées, on ne peut plus se rassembler, ni au stade pour un match de foot, ni à l’église sauf pour des obsèques en petit comité, mais, dans le même temps, on voit surgir des manifestations de solidarité, des parents qui se réinvestissent dans l’éducation de leurs enfants, des familles qui redécouvrent un rythme de vie moins trépidant. Des initiatives surgissent ici et là, sans attendre les instructions d’autorités souvent dépassées ; et puis, bonne nouvelle, nous constatons que la pollution diminue à toute vitesse et rend nos villes plus respirables.

Et après ? On entend dire ici ou là qu’il n’est pas possible de changer de modèle, que l’on sera obligé de repartir comme avant, et très vigoureusement. D’autres, au contraire, préconisent un changement qui parait souhaitable mais qui semble difficile à mettre en œuvre sans conséquences douloureuses (chômage, ressources) pour les peuples.

Et l’Europe dans tout çà ? Sera-t-elle capable de sortir par le haut de cette crise où se joue son avenir, d’envoyer un signe fort d’unité, de proposer à ses peuples une vision commune qui leur donne envie de s’y investir, une bataille à gagner contre la tentation du repli sur soi et la fuite en avant ?

Et nous, dans tout çà ? Quel message souhaitons-nous envoyer pour répondre à l’appel de l’Esprit toujours à l’œuvre et qui nous interpelle ?
Cette pandémie aura une fin, nous l’espérons ; à la suite de Saint François qui s’est fait le chantre de la création et le frère universel, la famille franciscaine ne peut-être absente de la phase de reconstruction qui suivra, pour y défendre, humblement mais fermement, les valeurs qui sont les siennes : respect de la création, de tout le vivant, solidarité et partage avec toutes les nations, promotion de la fraternité universelle.

Déjà en mai 2015 le pape François interpellait le monde dans son encyclique « Laudato Si » :
« 13. Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer. Le Créateur ne nous abandonne pas, jamais il ne fait marche arrière dans son projet d’amour, il ne se repent pas de nous avoir créés. L’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune. Je souhaite saluer, encourager et remercier tous ceux qui, dans les secteurs les plus variés de l’activité humaine, travaillent pour assurer la sauvegarde de la maison que nous partageons. Ceux qui luttent avec vigueur pour affronter les conséquences dramatiques de la dégradation de l’environnement sur la vie des plus pauvres dans le monde, méritent une gratitude spéciale. Les jeunes nous réclament un changement. Ils se demandent comment il est possible de prétendre construire un avenir meilleur sans penser à la crise de l’environnement et aux souffrances des exclus.
14.J’adresse une invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète. Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous…
« 

Cinq années sont passées et ces paroles sont toujours d’actualité.

Bonne fête à tous les travailleurs,

Jean-Pierre Rossi

Franciscains au temps du coronavirus ?

Franciscains au temps du coronavirus ? Plus que jamais ! Nous voilà tous en pleine traversée du désert, mais de même que la Bible nous enseigne qu’il n’est pas temps de récriminer et que Dieu ne nous abandonne pas, notre devoir de franciscain(e)s, aujourd’hui, n’est-il pas, précisément, … de vivre en franciscain(e)s ?

D’espérer, d’abord, et de s’émerveiller. Difficile, certes, de le faire quand la situation sanitaire atteint la gravité à laquelle on assiste. Mais s’émerveiller n’est pas affaire de petits oiseaux et de contemplation béate. Souvenons-nous du long confinement de François dans les geôles de Pérouse, de la force et de la gaité intérieure qu’il y manifesta d’abord, de la prise de conscience de la vanité des honneurs que cette incarcération provoqua en lui, et de la conversion qui s’en suivit lorsque, malade, il fut libéré et entama sa convalescence. L’évocation de cette vanité fait singulièrement écho, je trouve, aux paroles du prophète Daniel — texte du jour où j’écris — observant, en pleine détresse de son peuple humilié, qu’« il n’est plus, en ce temps, ni prince, ni chef ni prophète » (nous voilà tous au même niveau dans l’épreuve !) et qui demande au Seigneur : « Que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi, car il n’y a pas de honte pour qui espère en toi »

Souvenons-nous aussi de François, tellement malade, dictant à la fin de sa vie un Cantique des Créatures dans lequel il louait un frère Soleil qu’aveugle, il ne pouvait même pas voir. Souvenons-nous de ce moment sidérant de la déportation du frère Éloi Leclerc, où s’élève ce même Cantique de la bouche de quelques frères franciscains entourant l’un des leurs en train de mourir dans l’horreur d’un wagon à bestiaux menant d’un camp nazi à l’autre. Loué sois tu Seigneur, oui, même dans ces circonstances extrêmes parce que tu ne nous abandonnes pas, parce que tu accueilles tout être humain, mort ou vivant, dans ton immense amour.

Franciscain(e)s, nous pouvons aussi nous émerveiller de toutes les initiatives prises ici ou là pour venir en aide aux plus démunis dans cette période qui les frappe de plein fouet. Nous émerveiller pour nos concitoyens qui ont compris le message et respectent les consignes officielles (ils sont très majoritaires). Nous émerveiller surtout de l’incroyable dévouement des membres du personnel soignant, allant jusqu’au bout de leurs forces pour endiguer l’épidémie et guérir ceux qui peuvent l’être.

Ensuite, nous voilà tous au défi de mettre en œuvre le quadrilatère des vertus franciscaines : humilité, pauvreté, minorité, fraternité.

Humilité, parce que beaucoup de nos certitudes sont mises à mal aujourd’hui. Parce que nous voyons les limites de ce que nous croyions savoir, parce qu’il nous faut plus que jamais être « humbles et soumis à tous », ne pas fanfaronner en bravant les consignes et en nous disant que nous en avons vu d’autres, que nous n’allons pas nous empêcher de faire notre jogging si ça nous chante, que la liberté, quand même…

Pauvreté, parce que ce moment nous apprend comment vivre avec moins, comment être plus économes de tout, comment nous contenter de ce que nous avons. Je n’ignore pas, évidemment, que les hommes et les femmes vivant déjà dans la grande pauvreté peuvent lire ces lignes avec ironie ! Un ami suisse, impliqué dans ATD Quart Monde, me disait récemment que, appelant au téléphone un militant du Mouvement pour prendre des nouvelles de sa santé en cette période d’épidémie, il s’est fait répondre : « De quelle santé parles-tu ? De celle que les galères de ma vie ont déjà détruite, ou du fameux virus ? » Puissent au moins les privations temporaires que nous pouvons subir nous ouvrir les yeux sur ceux qui ne vivent que privations.

Minorité, parce que la compétition n’est plus de mise, parce que, comme nous le demandait François, nul ne doit dominer ses frères. Bertrand Badie, fin analyste de la vie publique nationale et internationale, faisait observer il y a peu de temps que l’enjeu sanitaire renverse radicalement les règles de l’enjeu économique classique. Alors que la compétition économique suppose souvent que je ne gagne que si l’autre perd, en matière de santé, à l’inverse, je ne gagne que si l’autre gagne. Au fond, ce que beaucoup d’entre nous attendent depuis si longtemps — un ralentissement de la course au profit, une prise de conscience des enjeux écologiques, une sobriété heureuse — se produit, ou est sur le point de se produire sous nos yeux. La crise sanitaire : une invitation à sortir d’un monde où dominent les puissances financières, à vivre autrement.

Fraternité enfin. Plus que jamais s’applique, me semble-t-il, le dicton brésilien « Plus nous sommes, plus je suis ». L’interdiction de circuler limite, certes, nos possibilité de gestes solidaires en direct, mais le téléphone, les dispositifs de communication collective comme WhatsApp, FaceTime, Internet, tous ces progrès tellement contestés, critiqués comme accentuant l’individualisme, peuvent se révéler bien au contraire des moyens précieux pour rompre l’isolement et renforcer le sentiment de fraternité.

Si nous n’étions franciscain(e)s que lorsque tout va bien, le serions-nous vraiment ? Prions ensemble le Seigneur pour que cette crise s’éloigne le plus vite possible, épargne autant que possible les plus fragiles, mais prions aussi pour que nous sachions en tirer les leçons et avancer vers une société plus humaine, plus juste et plus solidaire, cette société à laquelle nous appelle tous les ans le carême. Avançons vers Pâques avec cette boussole.

Michel Sauquet

ETRE JUSTE !

« C’est pas juste ! » L’expression revient souvent dans la bouche des enfants, et lorsqu’un conflit entre eux nous oblige à les départager, il n’est pas toujours facile de justifier notre jugement. Il n’en reste pas moins qu’entre adultes aussi le terme « juste » n’est pas toujours le mieux adapté pour nommer une situation personnelle ou collective.
En début d’année, nous avons eu l’occasion de qualifier Joseph
d’« homme juste » à propos de son attitude et de sa manière d’être présent à une situation inattendue : la naissance de Jésus…
En effet « être juste » ce n’est pas d’abord la conclusion équilibrée d’un jugement moral ni la bonne appréciation d’une situation donnée. C’est avant tout une catégorie spirituelle de l’ordre de la foi, que je veux évoquer ici.

La juste place de la créature se conçoit en référence à l’Absolu de Dieu. Sa recherche est inséparable d’une recherche de conformité dans le sens où être juste, c’est être dans l’union à Dieu par désir, par action et par volonté. Que ce soit clair ou non au moment de la prise de décision ou du choix de vie, la Parole de Dieu produit son effet : la personne ou la communauté justes entrent peu à peu en phase, en communion avec la pensée de Dieu et son projet créateur.

Tout notre travail consiste à évaluer la conformité de nos désirs, de nos pensées et de nos actes au mystère de l’Amour de Dieu. C’est une recherche personnelle et collective d’ajustement de l’homme à Dieu. Tout se tient ; il est nécessaire de tenir compte du temps, espace de conversion ou de résistance à la Vie. Une autre attitude se révèle donc indispensable : la veille, afin de persévérer dans l’avancée et de vaincre les résistances et les oppositions diverses. Ce qui conduit l’homme, c’est l’étoile qui permet l’ajustement et conduit à la Paix et à la Joie.

François d’Assise fit ses preuves, il rayonna dans sa conformité à Jésus. En lui la créature et le créateur s’accordent et cela sonne juste. Ainsi, l’homme vit une histoire qui se développe dans le temps, avec confiance et énergie. C’est dans cette justice-là que peut s’établir une référence éternelle à celui qui « est tout Bien et sans qui n’est aucun Bien ».

Fr. Thierry Gournay

Retraite

Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ?

Le conflit suscité par la réforme des retraites atteint une dimension historique. Son âpreté se nourrit à la sensibilité tant collective que personnelle des questions soulevées par la fin de l’activité laborieuse. Elles se posent autour de deux axes : l’âge de départ et la hauteur de la pension, autrement dit le temps et l’argent. Ces deux paramètres déterminent nos existences de manières concrète et décisive, mais il ne peut être que profitable à chacun de tenter une approche plus fondamentale, inspirée par la cinquième admoni-tion de François d’Assise : « Considère, ô homme, dans quelle excellence t’a placé le Seigneur Dieu : il t’a créé et formé à l’image de son Fils bien-aimé quant au corps et à sa ressemblance quant à l’esprit. »

Justifier un recul de l’âge de départ par l’allongement de la vie induit que la fin de la carrière profes-sionnelle ouvre sur la vieillesse et, à son terme, la mort. Mais celle-ci n’est jamais nommée directement dans les débats, tout au plus par l’euphémisme statistique de l’« espérance de vie ». Ce déni de la mort et de l’espérance d’une autre réalité par notre société technologique piège la question de la retraite dans une pro-blématique matérielle — ce qu’elle coûte, le niveau et la durée de la pension — oblitérant le sens intime du mot retraite : se retirer de l’agitation du monde et ainsi se préparer à le quitter le moment venu. Envisager la retraite sous ce jour pose les questions sur un tout autre niveau, car la conscience du terme inéluctable de toute existence privilégie la conception solidaire selon laquelle, les unes après les autres, les jeunes généra-tions soutiennent les anciennes, et cela comme une priorité incontournable, au même titre que l’éducation et l’entretien des enfants qu’elles ont assumés. On le ressent plus ou moins clairement : une société qui réduirait le soin de ses vieux et de ses enfants à un paramètre comptable se vouerait à un individualisme morbide décadent, bien loin de l’excellence dans laquelle Dieu nous a placés.

Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ? « Bat-on en retraite » comme de vieux soldats vaincus par la fatigue ? S’éclipse-t-on comme des éléphants fourbus sur le chemin du cime-tière ? Au contraire, combien de retraités s’étonnent de ne plus avoir une minute à eux ?! Seule cesse l’activité professionnelle, rien d’autre ; dans l’espace et le temps libérés, une autre vie active s’épanouit, con-trainte jusque-là par les impératifs du travail qui régentaient l’existence, ses rythmes, ses moyens, ses con-ditions, ses espoirs. Au lieu de « prendre sa retraite », c’est « reprendre sa liberté » qu’il conviendrait de dire ! Cette autre vision des choses, là encore, pose les questions autrement : est-il acceptable, inéluctable, que le travail soit communément subi dans la (plus ou moins grande) « pénibilité » ? Quelle place laisse-t-il à la contemplation, à la méditation, à l’élévation ? Pourquoi serait-on considéré à charge dès lors qu’on est dispensé de « gagner sa vie » ? La liberté n’est-elle envisageable qu’en marge d’un monde entièrement dédié au travail comme condition de la survie matérielle ? Paul nous donne une réponse : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage.» (Gal 5,1)

Les animaux meurent quand ils ne sont plus capables de procréer, selon la loi de perpétuation des espèces. Contrairement aux idées reçues, dès ses origines préhistoriques, la seule à échapper à cette règle fut la nôtre. Notre cerveau grossit encore six ans après la naissance, s’affine et crée une multitude de con-nexions, d’aptitudes motrices, sensorielles, cognitives, affectives, sociales… Si notre espèce permet à ses anciens de subsister, c’est parce qu’ils assurent sa perpétuation en tant qu’espèce intelligente, par l’éducation et la transmission. Certes, les grands-parents n’apprennent plus aux jeunes à tailler le silex, mais chacun peut mesurer autour de lui leur implication dans la vie familiale et leur engagement dans le tissu associatif et culturel, précieux pour le maintien du lien social, crucial pour la continuité de la civilisation. L’Académie de médecine évoquait récemment une « rupture anthropologique majeure » au sujet de la PMA. Une société qui n’assurerait plus à ses anciens de quoi accomplir leur rôle naturel opérerait une autre rupture anthropologique aux conséquences désastreuses.

Laisserons-nous la société technologique fixer une date de début et une date de péremption à l’existence de l’être humain ? Est-ce là le destin acceptable de celui dont David, il y a trois mille ans, s’émerveillait devant son Créateur ? « Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d’éclat ; tu le fais régner sur les oeuvres de tes mains (…) » (Psaume 8).

Jean Chavot

Epiphanie

Des épiphanies, il y en a encore aujourd’hui, à côté desquelles nous passons parfois sans les voir

Epiphanie, dévoilement, Dieu se donne à voir ; l’Eglise par cette fête honore son Dieu qui se manifeste dans l’humilité d’une naissance ordinaire, au bord de la route. La simplicité de cet évènement nous rappelle que Dieu a choisi de s’incarner humblement, dans une famille modeste, chez un artisan de Galilée. Il n’a pas choisi un palais de roi, ou la demeure d’une riche famille, il est né sur les routes et toute sa vie il a vécu pauvrement. Cela n’est pas sans rappeler les situations que vivent aujourd’hui les migrants qui fuient les zones de conflit ou les pays de famine. Avec les mages qui représentent les continents connus c’est toute l’humanité qui se prosterne aux pieds de Jésus.
François d’Assise a été fasciné par cela, lui qui était né dans une riche famille bourgeoise ; à une époque où l’Eglise s’était installée, embourgeoisée, et avait perdu sa saveur originelle (Mat 5.13 « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens), il lui a rappelé par le choix radical de la pauvreté la nécessité de témoigner de l’évangile par une vie simple et sans prétention.
Dans le présent de l’Eglise, chacun de nous porte donc sa part de responsabilité, modeste mais réelle; nos choix de vie, les modèles qui nous inspirent, bref nos idoles, celles que nous construisons plus ou moins consciemment, celles que la société nous propose, peuvent nous faire perdre l’intuition initiale, la nécessaire simplicité des origines et la proximité avec les pauvres.
Et moi je m’interroge : quelle est ma part dans la crise actuelle de l’Eglise ? Quel regard je porte sur la société, les gilets jaunes et sur les grèves et manifestations au sujet de la réforme des retraites ?
Aujourd’hui, le pape François, qui tente avec beaucoup de conviction de redonner sa saveur spirituelle à ce Corps du Christ, se heurte à bien des résistances au sommet de l’institution, alors que le peuple a reconnu en lui un pasteur qui prend soin de ses brebis. Durant l’avent, il a mis en lumière la crèche que François a eu l’intuition de faire revivre chaque année dans nos cœurs et sous nos yeux pour nous rappeler cet évènement extraordinaire : Dieu s’est fait homme, il a visité son peuple, et il est né dans une étable.
Des épiphanies, il y en a encore aujourd’hui, à côté desquelles nous passons parfois sans les voir, mais lorsque nos yeux s’ouvrent, nous sommes témoins de naissances ou de retour à la vie, qui manifestent la présence de Dieu.

Jean-Pierre Rossi

Incarnation

Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses…

Noël, fête de l’Incarnation, célébration de la venue d’un Jésus humble, pauvre, dans un coin d’étable, tout le contraire d’une arrivée en fanfare ! Signe de l’amour de Dieu pour les hommes, sujet éternel d’émerveillement, celui-là-même qui me fait sourire malgré moi chaque fois que, dans l’ascenseur, je vois un nouveau-né dans une poussette emmené par sa maman chez le pédiatre du premier étage de mon immeuble ! Impossible d’ignorer un petit enfant, impossible de ne pas s’en émouvoir ! Petites incarnations du quotidien dans le long lignage de la nuit de Bethléem !

Quel terme pourrait être opposé à l’adjectif « incarné » ? Éthéré, peut-être, irréel, douteux, incertain… Loin des hommes en tout cas. Or Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses… On se souvient à quel point le Poverello — inventeur de la crèche vivante — était bouleversé par la fragilité de l’enfant-Dieu qui allait tout connaître de notre humanité, excepté la bassesse, jusqu’aux jours d’angoisse et de souffrance, jusqu’à la Passion.

Car on ne peut pas séparer l’incarnation jubilatoire de Noël de celle, combien douloureuse, du Golgotha, passage incontournable avant la Résurrection. J’ai été très frappé récemment de voir comment un ami confucianiste chinois, Chen Yuegang, qui a beaucoup fait pour accompagner le développement du mouvement ATD Quart Monde en Chine, a lu et interprété le livre Les pauvres sont l’Église(1) de Joseph Wrezinski. Écoutons-le : « Le Père Joseph dit : “Si tu ne vis pas parmi les pauvres comme l’a fait le Christ, tu ne pourras pas comprendre le Christ. Si nous nous sommes éloignés de Dieu le Père, c’est parce que nous nous sommes éloignés des pauvres.” Pourquoi ? Pour la simple raison que si nous ne prenons pas à cœur tout ce que les pauvres ont à nous apprendre de l’humiliation et de la crucifixion du Christ, alors nous sommes incapables de mener une réflexion qui a du sens. […] Cependant dans le monde présent, il reste une partie de l’humanité qui continue à souffrir dans sa chair comme le Christ, en subissant au quotidien souffrance, humiliation et exclusion. Pour tous ces gens, c’est leur quotidien et ils ne l’ont pas choisi. C’est pourquoi quelqu’un qui a foi en Jésus Christ n’a pas besoin de livres religieux pour imaginer sa Passion. Dans le monde réel des gens subissent de tels tourments jour et nuit. Et ce que ce genre de tourments nous font comprendre, c’est précisément la passion du Christ(2) . » L’incarnation, si bien comprise par les plus pauvres !

À ce regard chinois sur l’incarnation, j’aimerais ajouter celui d’une écrivaine à succès, Amélie Nothomb, qui, dans son dernier livre, Soif(3), imagine ce qu’a pu être la plongée du Christ dans notre condition humaine, dans ce qu’elle a de plus charnelle. Que l’on aime ou non ce livre — qui prend, certes, beaucoup de libertés par rapport à l’Évangile —, qu’on le considère comme empathique ou blasphématoire, on ne peut nier l’intérêt de cette évocation de ce que fut, pour Jésus l’expérience du corps. Personnellement, même si je tiens pour un peu lassant le battage médiatique fait autour de cette femme au chapeau, j’ai apprécié, comme beaucoup d’amis chrétiens, la réflexion que suscite ce livre. C’est parce qu’il a eu soif dans le désert, parce qu’il a participé à des noces, subi l’agressivité et la haine de ses détracteurs, parce qu’il a connu nos enfers, que Jésus, pleinement Dieu mais pleinement homme aussi, dans son enveloppe charnelle, a pu nous rejoindre et nous communiquer la plénitude de l’amour du Père.

L’Incarnation n’est-elle pas aussi le signe du grand respect de Dieu pour un corps que nous avons à tort tendance à mépriser ? Avouons que dans ce domaine, François d’Assise, qui traitait de « frère âne » son propre corps, pourrait être taxé de manque de respect pour ce corps s’il n’avait pas reconnu, sur le tard, qu’il en avait beaucoup trop exigé. « Notre corps est un cadeau, écrit le laïc franciscain François Galan dans un excellent numéro de la revue Arbre(4) , parfois empoisonné et empoisonnant. Comme tout présent, ce n’est peut-être pas celui dont nous rêvions, mais comme il est notre compagnon de vie, mieux vaut […] l’accueillir, l’apprivoiser, et même l’aimer. »

Aimer Dieu fait homme, aimer ce corps qu’il n’a pas eu honte de revêtir, ce « temple de l’Esprit qui est en nous(5) », s’émerveiller de la chair comme de l’Esprit, vivre Noël comme une invitation à ne pas les dissocier, une invitation à habiter l’Amour.

Michel Sauquet

1_ Éd. du Cerf/Éditions Quart Monde, 2011 (2° édition).
2_ Propos recueillis par les réalisateurs d’un film sur le Mouvement ATD Quart Monde.
3_ Éd. Albin Michel, 2019.
4_S’incarner, Arbre n°268, sept.-oct. 2008.
5_1 Corinthiens 6 :19

Un jour particulier !

« je ne meurs pas, j’entre dans la Vie »

Certains jours sont épinglés dans nos mémoires — comme le jour de l’An, ou le 11 septembre à New-York — et d’autres parce qu’ils nous touchent plus personnellement. En cette saison automnale, la date du 2 Novembre fait figure d’intruse. De quoi s’agit-il ? Qui d’entre nous, aujourd’hui, connaît le sens de ce jour particulier que certains calendriers nomment encore : « souvenir des défunts ».

Disons tout de suite que la manière anonyme de nommer cette date fait oublier le souvenir de ces hommes et de ces femmes qui furent vivants pour nous, avant de disparaître. L’histoire de chacune et chacun a d’abord le poids de sa vie personnelle avant d’entrer dans le silence de l’Histoire de l’humanité.

Tous donnent leur vie, certains sans violence et sans bruit, d’autres d’une manière tragique ou brutale, certains dans une lutte quotidienne ignorée et d’autres dans une lutte déclarée, blessés par l’ennemi du moment ou marqués par l’issue d’un conflit. La mort peut être la fin d’un combat au goutte à goutte, mais la vie est donnée et c’est le versant positif du cycle de la vie et de la mort, le mystère pascal auquel personne n’échappe.

Thérèse de Lisieux ne fit pas beaucoup parler d’elle durant sa brève existence menée à l’écart de tout, par choix et aussi à cause de l’épreuve de la maladie. Proche de la mort, elle murmure cette parole : « je ne meurs pas, j’entre dans la Vie ». Elle donne, en peu de mots, la réalité de la vie spirituelle et c’est une Bonne Nouvelle dont elle témoigne : la Vie éternelle n’est pas un temps précis, ni passé ni à venir. Thérèse donne une autre lecture de la Vie : L’Eternité en Dieu pulvérise les catégories de notre histoire humaine.

La référence à l’Evangile apporte quelques éléments de ce qu’est la vie nouvelle en Dieu. L’expression « Ne me retiens pas » en dit long sur la distance et la proximité du royaume. Et nous sommes tous concernés. À partir de la résurrection de Jésus, les disciples ne peuvent plus s’interroger : « qui nous roulera la pierre
du tombeau » ? Cette question devient vaine dans l’univers de Dieu.

En entrant dans la foi, nous entrons dans le mystère de Dieu et nous passons de la mort à la vie. Nous devenons des « Eveillés » et nous comprenons mieux cette parole de Paul : « vous êtes le corps du Christ». C’est une identité et un projet à intégrer à notre propre parcours personnel.

Faire mémoire de ceux et de celles qui nous ont précédés, c’est se situer à ce niveau de l’existence. Evoquer leur souvenir, c’est prendre en compte la vie et la mort données pour que d’autres vivent. Leur vie nous réconforte, nous fortifie et nous en sommes pleins de reconnaissance. Le jour particulier du 2 Novembre comporte ce passé invisible d’une vie traversée qui nous construit et dont nous sommes solidaires.

Fr. Thierry

A la rencontre du frère

François n’a pas connu le martyre, il n’a pas converti le sultan, mais il s’est fait un ami.

Nous célébrons ces jours-ci le souvenir de la rencontre de Frère François avec le Sultan d’Egypte.
Initiative impensable sans doute dans l’esprit de ses contemporains, de quelque parti qu’ils soient. Car il s’agit bien d’une décision personnelle de François : en période de guerre sainte, déclarée par l’Eglise universelle à l’ennemi musulman, il a décidé de participer au combat avec les armes de la foi. Il part donc avec la volonté de trouver le martyre, ou à défaut de convertir le chef des armées ennemies à la foi chrétienne ; on ne peut qu’être admiratif devant une telle audace, alors que la tête de chaque chrétien valait une pièce d’or à qui la rapportait. Le premier étonnement est donc que François et son compagnon aient réussi à franchir les lignes de front et à atteindre vivants le campement du Sultan ; le second que celui-ci ait reconnu en lui un homme animé par l’esprit de Dieu. Lequel des deux hommes a converti l’autre ? Difficile à dire, mais on peut penser qu’ils se sont mutuellement reconnus frères, ce qui a conduit le sultan à donner à François et à ses frères la permission de se déplacer et de prêcher sur les territoires sous son contrôle sans être inquiétés. (Fioretti 24, Actus 27,12)
François n’a pas connu le martyre, il n’a pas converti le sultan, mais il s’est fait un ami.

Aujourd’hui nous côtoyons dans nos villes des hommes et des femmes de toutes couleurs, ethnies, nationalités, cultures et religions, bref des gens très différents de nous et cela suscite des inquiétudes, des peurs, et même la tentation du rejet, de l’exclusion de ceux qui alors sont considérés comme des envahisseurs. Certains sont dans les services publics, d’autres nos collègues, leurs enfants sont les camarades de classe des nôtres ; d’autres enfin galèrent et vivent clandestinement en espérant des jours meilleurs. Nous en rencontrons aussi un grand nombre dans nos églises. Nous ne pouvons les ignorer, et nous avons le devoir de les accueillir dignement ; nous sommes contraints de vivre ensemble, au-delà de tout ce qui peut nous séparer, simplement parce qu’ils sont là.

Essayons donc de vivre avec simplicité au milieu de ce peuple en témoignant, comme le fit François, de ce qui nous anime, sans rien renier de l’évangile, sans vouloir convertir quiconque, en étant simplement nous-mêmes ; ce peut-être le bon remède pour apaiser les tensions communautaires qui agitent notre société.
Si nous réussissons, nous nous ferons des amis et nous serons de vrais héritiers de François, de véritables artisans de paix.

Jean-Pierre Rossi

La force de l’habitude

Depuis de longues années, je suis frappé par la « force de l’habitude » et je mesure quotidiennement l’énergie qu’elle recèle et les limites qu’elle révèle dans la marche de la vie. L’expérience me prouve, sans être statisticien, que bien des moments sont déterminés par des règles volontaires ou involontaires qui conduisent la vie personnelle et la vie collective.

La Foi est le nom de l’énergie qui permet à l’être de demeurer fidèle dans sa marche, évitant le double danger de l’errance et de l’immobilité.

Ne pas avoir à se poser de questions sur les choix que l’habitude règle inconsciemment est l’aspect positif de cette force qui structure la vie sans réflexion, sans discussion, car elle permet de gagner du temps et de l’énergie vitale. La vie se construit, se déroule sans conscience, sans surprise, sans hésitation, avec une économie de moyens et de temps. En pilotage automatique, les individus et les groupes vivent sans heurts, sans dérangement. Mais la vie n’est pas stationnaire, immobile, et ce fonctionnement ne prévoit pas comment intégrer les imprévus, les accidents de parcours. Pourtant, que ce soit la graine qui pousse, la plante qui se développe, l’enfant qui naît ou l’adolescent en crise de croissance, le mouvement est nécessaire, indispensable, pour grandir, pour devenir soi-même.

Seule une certaine foi éclaire le sens des crises qui obligent au dépassement et permettent de se remettre en mouvement. Leurs effets peuvent être limités par la force de l’habitude, mais elles sont fécondées par la force de la croissance impérieuse qui pousse au développement de la vie. Un chemin inhabituel, déroutant, par le dérangement même, sauve la vie en la remettant dans la bonne direction. Car si le mal nous enferme dans nos peurs, le bien peut aussi se nourrir de celles-ci. La force de l’habitude s’en trouve alors neutralisée dans ses aspects mécaniques, routiniers. Le décentrement qui en résulte permet à la grâce de se manifester et d’agir, et cette nouvelle force n’est autre que l’amour. C’est ainsi que l’amour dérange, il fait continuer à vivre quelle que soit la souffrance, et sauve.

La force de l’habitude est utile pour construire sur du solide mais elle devient un handicap pour le mouvement, si l’on n’y prend garde. La Foi est le nom de l’énergie qui permet à l’être de demeurer fidèle dans sa marche, évitant le double danger de l’errance et de l’immobilité. Deux mots dans la Bible décrivent cette réalité : le chemin et le roc. Ils sont complémentaires. Le chemin dit l’insécurité de la marche vers Dieu et le roc dit quelque chose de la sécurité de l’amour authentique.

Fr. Thierry