Archives de catégorie : Edito

Epiphanie

Des épiphanies, il y en a encore aujourd’hui, à côté desquelles nous passons parfois sans les voir

Epiphanie, dévoilement, Dieu se donne à voir ; l’Eglise par cette fête honore son Dieu qui se manifeste dans l’humilité d’une naissance ordinaire, au bord de la route. La simplicité de cet évènement nous rappelle que Dieu a choisi de s’incarner humblement, dans une famille modeste, chez un artisan de Galilée. Il n’a pas choisi un palais de roi, ou la demeure d’une riche famille, il est né sur les routes et toute sa vie il a vécu pauvrement. Cela n’est pas sans rappeler les situations que vivent aujourd’hui les migrants qui fuient les zones de conflit ou les pays de famine. Avec les mages qui représentent les continents connus c’est toute l’humanité qui se prosterne aux pieds de Jésus.
François d’Assise a été fasciné par cela, lui qui était né dans une riche famille bourgeoise ; à une époque où l’Eglise s’était installée, embourgeoisée, et avait perdu sa saveur originelle (Mat 5.13 « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens), il lui a rappelé par le choix radical de la pauvreté la nécessité de témoigner de l’évangile par une vie simple et sans prétention.
Dans le présent de l’Eglise, chacun de nous porte donc sa part de responsabilité, modeste mais réelle; nos choix de vie, les modèles qui nous inspirent, bref nos idoles, celles que nous construisons plus ou moins consciemment, celles que la société nous propose, peuvent nous faire perdre l’intuition initiale, la nécessaire simplicité des origines et la proximité avec les pauvres.
Et moi je m’interroge : quelle est ma part dans la crise actuelle de l’Eglise ? Quel regard je porte sur la société, les gilets jaunes et sur les grèves et manifestations au sujet de la réforme des retraites ?
Aujourd’hui, le pape François, qui tente avec beaucoup de conviction de redonner sa saveur spirituelle à ce Corps du Christ, se heurte à bien des résistances au sommet de l’institution, alors que le peuple a reconnu en lui un pasteur qui prend soin de ses brebis. Durant l’avent, il a mis en lumière la crèche que François a eu l’intuition de faire revivre chaque année dans nos cœurs et sous nos yeux pour nous rappeler cet évènement extraordinaire : Dieu s’est fait homme, il a visité son peuple, et il est né dans une étable.
Des épiphanies, il y en a encore aujourd’hui, à côté desquelles nous passons parfois sans les voir, mais lorsque nos yeux s’ouvrent, nous sommes témoins de naissances ou de retour à la vie, qui manifestent la présence de Dieu.

Jean-Pierre Rossi

Incarnation

Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses…

Noël, fête de l’Incarnation, célébration de la venue d’un Jésus humble, pauvre, dans un coin d’étable, tout le contraire d’une arrivée en fanfare ! Signe de l’amour de Dieu pour les hommes, sujet éternel d’émerveillement, celui-là-même qui me fait sourire malgré moi chaque fois que, dans l’ascenseur, je vois un nouveau-né dans une poussette emmené par sa maman chez le pédiatre du premier étage de mon immeuble ! Impossible d’ignorer un petit enfant, impossible de ne pas s’en émouvoir ! Petites incarnations du quotidien dans le long lignage de la nuit de Bethléem !

Quel terme pourrait être opposé à l’adjectif « incarné » ? Éthéré, peut-être, irréel, douteux, incertain… Loin des hommes en tout cas. Or Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses… On se souvient à quel point le Poverello — inventeur de la crèche vivante — était bouleversé par la fragilité de l’enfant-Dieu qui allait tout connaître de notre humanité, excepté la bassesse, jusqu’aux jours d’angoisse et de souffrance, jusqu’à la Passion.

Car on ne peut pas séparer l’incarnation jubilatoire de Noël de celle, combien douloureuse, du Golgotha, passage incontournable avant la Résurrection. J’ai été très frappé récemment de voir comment un ami confucianiste chinois, Chen Yuegang, qui a beaucoup fait pour accompagner le développement du mouvement ATD Quart Monde en Chine, a lu et interprété le livre Les pauvres sont l’Église(1) de Joseph Wrezinski. Écoutons-le : « Le Père Joseph dit : “Si tu ne vis pas parmi les pauvres comme l’a fait le Christ, tu ne pourras pas comprendre le Christ. Si nous nous sommes éloignés de Dieu le Père, c’est parce que nous nous sommes éloignés des pauvres.” Pourquoi ? Pour la simple raison que si nous ne prenons pas à cœur tout ce que les pauvres ont à nous apprendre de l’humiliation et de la crucifixion du Christ, alors nous sommes incapables de mener une réflexion qui a du sens. […] Cependant dans le monde présent, il reste une partie de l’humanité qui continue à souffrir dans sa chair comme le Christ, en subissant au quotidien souffrance, humiliation et exclusion. Pour tous ces gens, c’est leur quotidien et ils ne l’ont pas choisi. C’est pourquoi quelqu’un qui a foi en Jésus Christ n’a pas besoin de livres religieux pour imaginer sa Passion. Dans le monde réel des gens subissent de tels tourments jour et nuit. Et ce que ce genre de tourments nous font comprendre, c’est précisément la passion du Christ(2) . » L’incarnation, si bien comprise par les plus pauvres !

À ce regard chinois sur l’incarnation, j’aimerais ajouter celui d’une écrivaine à succès, Amélie Nothomb, qui, dans son dernier livre, Soif(3), imagine ce qu’a pu être la plongée du Christ dans notre condition humaine, dans ce qu’elle a de plus charnelle. Que l’on aime ou non ce livre — qui prend, certes, beaucoup de libertés par rapport à l’Évangile —, qu’on le considère comme empathique ou blasphématoire, on ne peut nier l’intérêt de cette évocation de ce que fut, pour Jésus l’expérience du corps. Personnellement, même si je tiens pour un peu lassant le battage médiatique fait autour de cette femme au chapeau, j’ai apprécié, comme beaucoup d’amis chrétiens, la réflexion que suscite ce livre. C’est parce qu’il a eu soif dans le désert, parce qu’il a participé à des noces, subi l’agressivité et la haine de ses détracteurs, parce qu’il a connu nos enfers, que Jésus, pleinement Dieu mais pleinement homme aussi, dans son enveloppe charnelle, a pu nous rejoindre et nous communiquer la plénitude de l’amour du Père.

L’Incarnation n’est-elle pas aussi le signe du grand respect de Dieu pour un corps que nous avons à tort tendance à mépriser ? Avouons que dans ce domaine, François d’Assise, qui traitait de « frère âne » son propre corps, pourrait être taxé de manque de respect pour ce corps s’il n’avait pas reconnu, sur le tard, qu’il en avait beaucoup trop exigé. « Notre corps est un cadeau, écrit le laïc franciscain François Galan dans un excellent numéro de la revue Arbre(4) , parfois empoisonné et empoisonnant. Comme tout présent, ce n’est peut-être pas celui dont nous rêvions, mais comme il est notre compagnon de vie, mieux vaut […] l’accueillir, l’apprivoiser, et même l’aimer. »

Aimer Dieu fait homme, aimer ce corps qu’il n’a pas eu honte de revêtir, ce « temple de l’Esprit qui est en nous(5) », s’émerveiller de la chair comme de l’Esprit, vivre Noël comme une invitation à ne pas les dissocier, une invitation à habiter l’Amour.

Michel Sauquet

1_ Éd. du Cerf/Éditions Quart Monde, 2011 (2° édition).
2_ Propos recueillis par les réalisateurs d’un film sur le Mouvement ATD Quart Monde.
3_ Éd. Albin Michel, 2019.
4_S’incarner, Arbre n°268, sept.-oct. 2008.
5_1 Corinthiens 6 :19

Un jour particulier !

« je ne meurs pas, j’entre dans la Vie »

Certains jours sont épinglés dans nos mémoires — comme le jour de l’An, ou le 11 septembre à New-York — et d’autres parce qu’ils nous touchent plus personnellement. En cette saison automnale, la date du 2 Novembre fait figure d’intruse. De quoi s’agit-il ? Qui d’entre nous, aujourd’hui, connaît le sens de ce jour particulier que certains calendriers nomment encore : « souvenir des défunts ».

Disons tout de suite que la manière anonyme de nommer cette date fait oublier le souvenir de ces hommes et de ces femmes qui furent vivants pour nous, avant de disparaître. L’histoire de chacune et chacun a d’abord le poids de sa vie personnelle avant d’entrer dans le silence de l’Histoire de l’humanité.

Tous donnent leur vie, certains sans violence et sans bruit, d’autres d’une manière tragique ou brutale, certains dans une lutte quotidienne ignorée et d’autres dans une lutte déclarée, blessés par l’ennemi du moment ou marqués par l’issue d’un conflit. La mort peut être la fin d’un combat au goutte à goutte, mais la vie est donnée et c’est le versant positif du cycle de la vie et de la mort, le mystère pascal auquel personne n’échappe.

Thérèse de Lisieux ne fit pas beaucoup parler d’elle durant sa brève existence menée à l’écart de tout, par choix et aussi à cause de l’épreuve de la maladie. Proche de la mort, elle murmure cette parole : « je ne meurs pas, j’entre dans la Vie ». Elle donne, en peu de mots, la réalité de la vie spirituelle et c’est une Bonne Nouvelle dont elle témoigne : la Vie éternelle n’est pas un temps précis, ni passé ni à venir. Thérèse donne une autre lecture de la Vie : L’Eternité en Dieu pulvérise les catégories de notre histoire humaine.

La référence à l’Evangile apporte quelques éléments de ce qu’est la vie nouvelle en Dieu. L’expression « Ne me retiens pas » en dit long sur la distance et la proximité du royaume. Et nous sommes tous concernés. À partir de la résurrection de Jésus, les disciples ne peuvent plus s’interroger : « qui nous roulera la pierre
du tombeau » ? Cette question devient vaine dans l’univers de Dieu.

En entrant dans la foi, nous entrons dans le mystère de Dieu et nous passons de la mort à la vie. Nous devenons des « Eveillés » et nous comprenons mieux cette parole de Paul : « vous êtes le corps du Christ». C’est une identité et un projet à intégrer à notre propre parcours personnel.

Faire mémoire de ceux et de celles qui nous ont précédés, c’est se situer à ce niveau de l’existence. Evoquer leur souvenir, c’est prendre en compte la vie et la mort données pour que d’autres vivent. Leur vie nous réconforte, nous fortifie et nous en sommes pleins de reconnaissance. Le jour particulier du 2 Novembre comporte ce passé invisible d’une vie traversée qui nous construit et dont nous sommes solidaires.

Fr. Thierry

A la rencontre du frère

François n’a pas connu le martyre, il n’a pas converti le sultan, mais il s’est fait un ami.

Nous célébrons ces jours-ci le souvenir de la rencontre de Frère François avec le Sultan d’Egypte.
Initiative impensable sans doute dans l’esprit de ses contemporains, de quelque parti qu’ils soient. Car il s’agit bien d’une décision personnelle de François : en période de guerre sainte, déclarée par l’Eglise universelle à l’ennemi musulman, il a décidé de participer au combat avec les armes de la foi. Il part donc avec la volonté de trouver le martyre, ou à défaut de convertir le chef des armées ennemies à la foi chrétienne ; on ne peut qu’être admiratif devant une telle audace, alors que la tête de chaque chrétien valait une pièce d’or à qui la rapportait. Le premier étonnement est donc que François et son compagnon aient réussi à franchir les lignes de front et à atteindre vivants le campement du Sultan ; le second que celui-ci ait reconnu en lui un homme animé par l’esprit de Dieu. Lequel des deux hommes a converti l’autre ? Difficile à dire, mais on peut penser qu’ils se sont mutuellement reconnus frères, ce qui a conduit le sultan à donner à François et à ses frères la permission de se déplacer et de prêcher sur les territoires sous son contrôle sans être inquiétés. (Fioretti 24, Actus 27,12)
François n’a pas connu le martyre, il n’a pas converti le sultan, mais il s’est fait un ami.

Aujourd’hui nous côtoyons dans nos villes des hommes et des femmes de toutes couleurs, ethnies, nationalités, cultures et religions, bref des gens très différents de nous et cela suscite des inquiétudes, des peurs, et même la tentation du rejet, de l’exclusion de ceux qui alors sont considérés comme des envahisseurs. Certains sont dans les services publics, d’autres nos collègues, leurs enfants sont les camarades de classe des nôtres ; d’autres enfin galèrent et vivent clandestinement en espérant des jours meilleurs. Nous en rencontrons aussi un grand nombre dans nos églises. Nous ne pouvons les ignorer, et nous avons le devoir de les accueillir dignement ; nous sommes contraints de vivre ensemble, au-delà de tout ce qui peut nous séparer, simplement parce qu’ils sont là.

Essayons donc de vivre avec simplicité au milieu de ce peuple en témoignant, comme le fit François, de ce qui nous anime, sans rien renier de l’évangile, sans vouloir convertir quiconque, en étant simplement nous-mêmes ; ce peut-être le bon remède pour apaiser les tensions communautaires qui agitent notre société.
Si nous réussissons, nous nous ferons des amis et nous serons de vrais héritiers de François, de véritables artisans de paix.

Jean-Pierre Rossi

La force de l’habitude

Depuis de longues années, je suis frappé par la « force de l’habitude » et je mesure quotidiennement l’énergie qu’elle recèle et les limites qu’elle révèle dans la marche de la vie. L’expérience me prouve, sans être statisticien, que bien des moments sont déterminés par des règles volontaires ou involontaires qui conduisent la vie personnelle et la vie collective.

La Foi est le nom de l’énergie qui permet à l’être de demeurer fidèle dans sa marche, évitant le double danger de l’errance et de l’immobilité.

Ne pas avoir à se poser de questions sur les choix que l’habitude règle inconsciemment est l’aspect positif de cette force qui structure la vie sans réflexion, sans discussion, car elle permet de gagner du temps et de l’énergie vitale. La vie se construit, se déroule sans conscience, sans surprise, sans hésitation, avec une économie de moyens et de temps. En pilotage automatique, les individus et les groupes vivent sans heurts, sans dérangement. Mais la vie n’est pas stationnaire, immobile, et ce fonctionnement ne prévoit pas comment intégrer les imprévus, les accidents de parcours. Pourtant, que ce soit la graine qui pousse, la plante qui se développe, l’enfant qui naît ou l’adolescent en crise de croissance, le mouvement est nécessaire, indispensable, pour grandir, pour devenir soi-même.

Seule une certaine foi éclaire le sens des crises qui obligent au dépassement et permettent de se remettre en mouvement. Leurs effets peuvent être limités par la force de l’habitude, mais elles sont fécondées par la force de la croissance impérieuse qui pousse au développement de la vie. Un chemin inhabituel, déroutant, par le dérangement même, sauve la vie en la remettant dans la bonne direction. Car si le mal nous enferme dans nos peurs, le bien peut aussi se nourrir de celles-ci. La force de l’habitude s’en trouve alors neutralisée dans ses aspects mécaniques, routiniers. Le décentrement qui en résulte permet à la grâce de se manifester et d’agir, et cette nouvelle force n’est autre que l’amour. C’est ainsi que l’amour dérange, il fait continuer à vivre quelle que soit la souffrance, et sauve.

La force de l’habitude est utile pour construire sur du solide mais elle devient un handicap pour le mouvement, si l’on n’y prend garde. La Foi est le nom de l’énergie qui permet à l’être de demeurer fidèle dans sa marche, évitant le double danger de l’errance et de l’immobilité. Deux mots dans la Bible décrivent cette réalité : le chemin et le roc. Ils sont complémentaires. Le chemin dit l’insécurité de la marche vers Dieu et le roc dit quelque chose de la sécurité de l’amour authentique.

Fr. Thierry

Voici que je fais toutes choses nouvelles

Combien de fois dans nos vies, nous traversons des périodes humainement difficiles, où nous nous sentons vides, laids, peu attirants, sans talents, ou humiliés ? Nous lisons dans l’Apocalypse de saint Jean (21, 15a) : « Moi, Jean, j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés et, de mer, il n’y en a plus » (…) « Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ». Quelle affirmation souveraine ! Une parole de créateur. 

Elle est reprise par le personnage du Christ dans La passion de Mel Gibson, en s’adressant à sa mère, alors qu’il n’en peut plus, qu’il est en sang et que la situation semble définitivement et lamentablement perdue. Les apparences ne doivent pas nous tromper sur le travail de la grâce. François d’Assise est lui aussi comme le serviteur dont parle le prophète Isaïe : « le serviteur qui a poussé comme une plante chétive, une racine dans une terre aride, sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire ». Pourtant, « par suite de ses tourments, (il) verra la lumière et la connaissance le comblera ». Car « Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes ». 

Dieu nous nourrit souvent, non pas de contradictions, mais de paradoxes, pour nous emmener au-delà de nos jugements humains et approcher la vraie beauté. Celle du cœur. Lorsque nous vivons des moments de doute profond dans lesquels nous nous trouvons en conflit, malgré nous, avec notre entourage professionnel ou familial, c’est là qu’il faut nous rappeler que si notre cœur reste coûte que coûte uni au Christ, nous nous en sortirons par le haut. C’est cette attitude qui peut nous mener à la joie parfaite de François, malgré les tribulations de toutes sortes. 

Après ce long hiver et ce printemps hésitant, voici que vient l’été. Que souhaiter de mieux que de cueillir en notre cœur le fruit de la patience et de la miséricorde, dans toutes les contrariétés et les injustices – petites et grandes – que l’on a pu subir ces derniers temps ? Car nous le savons, Dieu fait avec nos pauvres vies « toutes choses nouvelles ».

Christine Fisset, 

Membre de la fraternité Arc-en-ciel de Clichy-sous-Bois