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ROGER BACON, UN ESPRIT ÉCLAIRÉ DE SON TEMPS.

1. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale, …

Roger Bacon

Le Moyen-Âge souffre de l’image diffusée par les humanistes qui puisaient leur inspiration dans la culture gréco-romaine. Le terme même de Renaissance supposait qu’il y avait eu une première naissance, l’Antiquité, puis une mort, et une nouvelle naissance. Par la suite, les philosophes dits des « Lumières » et les révolutionnaires de 1789 aspirèrent à décrédibiliser la monarchie et le Christianisme qui lui était étroitement associé. Ils forgèrent la réputation sombre et obscurantiste du Moyen-Âge falsifiant son histoire. La III° République, nourrie d’anticléricalisme, s’ingénia à présenter l’époque du christianisme triomphant comme sauvage, inculte et rétrograde. Cette vision négative du Moyen-Âge porta préjudice à l’Église, pilier essentiel de la société médiévale. Pourtant, si à la Renaissance, l’Église continuait à jouer un rôle essentiel, une différence sensible avait émergé. En effet, le christianisme médiéval reposait sur l’enseignement et la culture des masses, demeurant autonome par rapport au pouvoir temporel ; en revanche, à partir du XVI°siècle, le christianisme fut contrôlé par le pouvoir politique. Les siècles de dénigrement du Moyen-Âge, magistralement dénoncé par Régine Pernoud[1] continuent à marquer les esprits contemporains. On oppose souvent Église médiévale et modernité, à l’image de la controverse copernicienne prônant l’héliocentrisme contre le géocentrisme religieux. Pourtant, une puissante activité intellectuelle agita l’Europe médiévale et l’Église y joua les premiers rôles. Ainsi, à proximité des cathédrales, apparurent des lieux où se diffusait le savoir. Ainsi, Jacques Le Goff affirmait dans Les intellectuels au Moyen Age que « Chartres est le grand centre scientifique du siècle. On étudie le trivium étude des voces- les arts libéraux- mais aussi l’étude des choses, des res, le quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Sont cultivés l’esprit de curiosité, d’observation, d’investigation qui est alimenté par la science gréco-arabe »[2]. L’Église fut à l’initiative de l’émulation intellectuelle de ce temps. En France, la fondation de l’abbaye de Saint-Victor, en 1108, sur la montagne Sainte-Geneviève, fut à l’origine de l’université. La reine Blanche de Castille par un acte du 21 octobre 1250, céda « à maître Robert de Sorbon, chanoine de Cambrai, pour la demeure des pauvres écoliers, une maison qui avait appartenu à un nommé Jean d’Orléans, et les écuries contiguës de Pierre Pique-l’Âne (Petri Pungentis-Asinum) situées dans la rue Coupe-Gueule ; devant le palais des Thermes ». Son rayonnement intellectuel en fit un des centres les plus importants de l’Occident médiéval au début du XIIIe siècle. 

Le clergé régulier ne fut pas en reste, les monastères devenant de véritables centres culturels ; les hommes d’Église furent plongés dans ce bouillonnement d’idées et apparurent comme les grands hommes de sciences de l’époque. Au XIIe siècle, de 1120 à 1190 environ, un travail systématique de traduction des œuvres des scientifiques et philosophes grecs et arabes fut engagé à Tolède et en Italie s’appuyant aussi sur les écrits philosophiques grecs (Platon, Aristote), transmis par les arabo-musulmans.

Les îles britanniques ne furent pas isolées de ce grand mouvement intellectuel. Roger Bacon naquit à Ilchester, dans le Dorsetshire, vers 1214. Ses riches parents prirent le parti d’Henri III contre les barons rebelles[3], et perdirent la quasi-totalité de leurs biens dans l’aventure. Roger fit ses études supérieures à Oxford et à Paris, où il devint maître universitaire[4] avant de devenir professeur à Oxford (école franciscaine). Il fut grandement influencé par ses maîtres et amis oxoniens[5] Richard Fitzacre et Edmund Rich, mais surtout par Robert Grosseteste, évêque de Lincoln et Adam Marsh, tous deux professeurs à l’école franciscaine. À Paris, il fut très proche du franciscain Petrus Peregrinus de Maricourt. Tous contribuèrent à lui transmettre le goût des sciences positives, des langues, de la physique, et c’est de Maricourt qui l’incita à rejoindre l’ordre franciscain ; sans doute vers 1240. Il apprit l’arabe, le grec et l’hébreu afin d’avoir accès aux textes originaux des traités d’Aristote et des philosophes orientaux qu’ils considéraient dénaturés par des traductions latines approximatives. Il poursuivit ses travaux et fut un des premiers à commenter la Physique et la Métaphysique d’Aristote. La maladie le contraignit à abandonner ses recherches pendant deux ans. Lorsqu’en 1257, il put reprendre ses études, ses supérieurs lui interdirent de publier tout ouvrage en dehors de l’ordre, sans l’autorisation spéciale de ses supérieurs « sous peine de perdre le livre et de jeûner plusieurs jours avec seulement du pain et de l’eau ». Il fut donc contraint au silence, ne pouvant ni enseigner ni publier sans censure préalable. Cette interdiction incita les auteurs modernes à porter un jugement sévère sur les supérieurs de Roger, jaloux des capacités de ce dernier, se demandant même comment il avait eu idée de rejoindre l’ordre franciscain. Or, à l’époque où Bacon est entré dans l’ordre, les Franciscains comptaient de nombreux hommes de talent qui n’étaient en rien inférieurs aux savants les plus célèbres des autres ordres religieux. L’interdiction n’était en fait pas dirigée contre lui, mais plutôt contre Gérard de Borgo San Donnino[6]. Ce dernier avait en effet publié en 1254, sans autorisation, son ouvrage hérétique « Introductorius in Evangelium æternum ». Pourtant, l’interdiction frappant Roger fut levée de manière inattendue en 1266, … 

Érik Lambert


[1] R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen-Âge, Seuil.
[2] Cf. J.Le Goff, Les Intellectuels au Moyen-Âge, Seuil. « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants [les Anciens], de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants. »
[3] Henri III. fils de Jean sans terre n’avait que 9 ans lorsqu’il succéda à son père, en 1216. La régence fut confiée au duc de Pembroke, qui sut rattacher au jeune prince les barons révoltés contre son père et éloigner son concurrent, Louis de France, futur Louis VIII. A partir de 1219, Henri III gouverna seul. Il voulut recouvrer ses domaines de France, que Philippe-Auguste avait enlevés à Jean sans Terre ; mais il fut battu par Saint Louis (Louis IX) à Taillebourg et à Saintes en 1242, et ne dut qu’aux scrupules du roi de France d’être rétabli dans une partie des possessions de sa famille. Il tenta vainement la conquête de la Sicile, que le pape lui avait donnée. L’énormité des impôts souleva contre Henri les barons d’Angleterre ; il se vit contraint par Simon de Montfort à signer les Provisions d’Oxford (1258), mais il refusa bientôt de les observer ; il fut battu et fait prisonnier à Lewes par Simon de Montfort, en 1264, et se vit contraint de confirmer la Grande charte, donnée par son père. Son fils Édouard releva ses affaires et vainquit les barons à Evesham en 1263. Par la suite Henri III régna paisiblement. Il mourut en 1272.
[4] En août 1215, Robert de Courson, cardinal légat du pape, octroya aux maîtres et « écoliers » (étudiants) de Paris, une première charte qui fixait l’organisation des études. Les statuts de 1215 reconnaissaient la nouvelle institution universitaire : son autonomie était garantie par la papauté dans ses aspects essentiels : accès à la fonction d’enseignant, libre organisation de l’enseignement et des examens, privilèges judiciaires. En 1231, une bulle du pape Grégoire IX décréta que maîtres et étudiants parisiens étaient désormais sous sa protection. Les statuts de Robert de Courson réglèrent en détail le cursus dans les facultés « d’arts libéraux » qui constituaient la base indispensable des études universitaires. La durée des études fut fixée à six ans, avec un âge minimal de vingt-et-un ans pour accéder à la maîtrise. Après une première formation dans de petites écoles de grammaire ou auprès d’un précepteur, les jeunes étudiants âgés de 14 à 15 ans étaient contraints de devenir clercs pour entrer à l’université. Au bout de trois ou quatre années d’études, l’étudiant pouvait obtenir le premier grade, le baccalauréat, après examen. Muni de ce titre, il assistait le professeur et devenait le tuteur d’étudiants plus jeunes. La faculté des arts libéraux exigeait le baccalauréat pour réguler l’accès à la licence. La licence ès arts (libéraux) fut la première à avoir été formellement organisée sous l’égide de l’Église : à partir de 1179, le chancelier de Notre-Dame de Paris délivrait une « licentia docendi », c’est-à-dire une autorisation d’enseigner ; cette licence préfigurait les grades universitaires à partir du XIIIe siècle. À la faculté des arts libéraux, elle pouvait s’obtenir après six ans d’études universitaires et attestait que son titulaire maîtrisait suffisamment les savoirs pour les enseigner. S’il poursuivait ses études après la licence, l’étudiant pouvait obtenir la maîtrise ès arts, qui marquait son entrée dans la communauté des maîtres universitaires et garantissait un accès privilégié aux bénéfices ecclésiastiques. Les rituels universitaires distinguaient nettement un baccalauréat, une licence et une maîtrise, même si les trois degrés formaient un tout indissociable. La maîtrise couronnait les études à la faculté des arts et préparait aux degrés des facultés supérieures (médecine, droit, théologie). Enfin, le doctorat constituait la plus haute distinction universitaire.  
[5] D’Oxford.
[6] Gérard de Borgo San Donnino adhèra aux idées millénaristes de Joachim de Flore. En 1248 il fit partie du petit cénacle joachimite du couvent de Provins, avec Salimbene de Adam et Barthélemy Ghiscolo de Parme. Ils tentèrent de convaincre le roi Louis XI de ne pas organiser la huitième croisade pressentant son échec. Le cénacle de Provins fut dissout vers 1249. Ghiscolo fut envoyé à Sens Salimbene à Autun, et Gérard à Paris, pour y représenter aux études de l’université la province de Sicile. Il y resta quatre ans. Vers 1254 il publia à Paris Introductorium in Evangelium Aeternum (Introduction à l’Évangile éternel), livre dans lequel il reprend les idées de retour à la pauvreté évangélique de Joachim de Flore et où il annonce l’ère nouvelle pour 1260, en s’appuyant sur L’Apocalypse. L’ami de Gérard, Jean de Parme fut soupçonné d’en être l’auteur. Le texte, envoyé au pape Alexandre VI par l’archevêque de Paris, fut examiné par une commission de trois cardinaux réunie à Anagni en juillet 1255 et condamné le 23 octobre 1255. Gérard fut arrêté et condamné à la prison à vie. Il y resta jusqu’à sa mort en 1276, sans jamais se rétracter.

Padre Pio, des stigmates à la canonisation.

L’apparition de la transverbération du cœur [1] comme les stigmates furent cachés pour éviter l’afflux de nombreux fidèles au monastère. Après la grande guerre les rumeurs de miracles se propagèrent et Padre Pio fut surnommé le « Saint de San Giovanni Rotondo ». Le Saint-Siège était très méfiant vis-à-vis des miracles qui étaient prêtés à Francesco Forgione. En 1923, le Vatican interdit même à Padre Pio de célébrer la messe en public et lui retira le droit de confesser le 9 juin 1931. Il fut par ailleurs soupçonné de fomenter un schisme. Pourtant, en avril 1948, il reçut la visite d’un jeune Polonais, Karol Wojtyla[2] qui fut un soutien indéfectible de Forgione.  

Une vénération confinant à l’idolâtrie attisait l’appétit des marchands du temple et agaçait l’Église très sceptique. Des théologiens et des médecins furent sollicités dont le père Agostino Gemelli, médecin et psychologue franciscain qui insinua qu’une pathologie mentale frappait Padre Pio et qu’il conviendrait de le placer en observation et d’éviter les contacts avec les fidèles. Ainsi, en février 1967, L’Osservatore della domenica[3] publiait un article intitulé « Vrais et faux stigmates » dans lequel était cité le cardinal Ottaviani[4]:  » L’Église ne veut certainement pas tenir cachées les choses merveilleuses accomplies par Dieu. Elle veut seulement ouvrir les yeux du fidèle sur ce qui vient de Dieu et sur ce qui ne vient pas de Dieu, et qui pourrait, au contraire, venir de son adversaire, lequel est aussi notre adversaire. L’Église est ennemie du faux miracle.« Il fallut attendre Paul VI pour que les mesures prises à son endroit fussent levées.

Pourtant, les foules se massaient dès 6 heures du matin pour assister à la messe au couvent et pour être confessées par le moine. Certains lui demandaient de veiller à leur vie intérieure, ils étaient ses fils et filles spirituels et devaient s’engager dans une conversion authentique, sincère en entreprenant un profond voyage dans la foi. Lors du second conflit mondial, Padre Pio affirma aux habitants de San Giovanni Rotondo qu’aucune bombe ne toucherait la petite ville. Il s’agissait pourtant d’une cible pour l’aviation alliée car un dépôt de munitions allemand était à proximité. Un auteur américain[5]franciscain du Tiers-Ordre écrivit« qu’aucun des avions alliés censés bombarder la région de San Giovanni Rotondo ne parvint à accomplir sa mission. Il y avait souvent de mystérieux dysfonctionnements et des problèmes mécaniques, et les bombes tombaient dans des champs déserts, ou les avions déviaient de leur cap… ». Un « moine volant » aurait même dissuadé un pilote de l’US Air Force de bombarder la ville. La santé de Padre Pio se dégrada et, en 1965, il fut autorisé à célébrer la messe assis. Ses blessures aux pieds et aux mains semblables à celles de Jésus en croix l’accompagnèrent dans son sacerdoce pendant cinquante ans, jusqu’au seuil de sa mort. Il mourut dans sa cellule le 23 septembre 1968 à l’âge de 81 ans. 

Lorsque Padre Pio fut porté en terre, la foule fut nombreuse à accompagner sa dépouille et certains imaginèrent voir son visage à une fenêtre. Sa « popularité » était telle qu’un procès en béatification eut lieu qui aboutit en 1999, puis il fut canonisé en juin 2002 par Jean-Paul II. Une église dédiée au saint fut construite et en 2010, la translation du corps de Padre Pio eut lieu de la crypte de l’église Santa Maria delle Grazie, vers la nouvelle église San Pio de Pietrelcina décorée par le père jésuite Marco Ivan Rupnik. Il repose désormais à l’abri de sa châsse[6] de verre, dans la crypte qui peut accueillir jusqu’à 800 fidèles simultanément.
Les vertus prêtées à Padre Pio, les signes surnaturels que comportait son corps et les pouvoirs qui lui étaient attribués contribuèrent à sa popularité. N’avait-on pas entendu le capucin s’exprimer parfaitement dans des langues ou des dialectes qui lui étaient inconnus ? N’avait-il pas lévité, ses pieds pouvant s’élever de 30 centimètres au-dessus du sol ? Ne lisait-il pas dans les pensées ? Ne devinait-il pas l’avenir ? 

Issu d’un milieu très modeste, il est l’incarnation d’un catholicisme populaire, le saint le plus estimé de la péninsule. On le retrouve partout dans les taxis, les boutiques, les loges de concierges, les sacs à main, les portefeuilles. Il est familier, proche, divin sans que ces sentiments soient toutefois dénués de superstition. Il est même parfois un symbole pour la frange conservatrice de l’Église italienne[7].  

Longtemps tenu en suspicion par l’Institution, il a bénéficié d’une spectaculaire rédemption. En effet, il fut l’acteur du jubilé de la miséricorde de 2016, sa dépouille et son masque furent exposés dans la basilique Saint-Pierre avec celle d’un autre capucin, le Monténégrin saint Léopold Mandic. Il fut alors l’image d’une Église qui était celle de tous les « blessés de la vie ».  Le Pape François affirma qu’à l’image de Padre Pio, le chrétien ne devait pas se lasser de « compter sur le Christ », et que les croyants devaient « diffuser la charité divine » pour changer la vie des autres. 

Si Padre Pio a lu des ouvrages de théologie, des vies de saints et des écrits mystiques, il n’était pas pour autant un intellectuel. En fait, ce qui attirait chez lui était son aptitude à lire dans les âmes. Pourtant Padre Pio n’était pas un confesseur d’une grande douceur. Il lui arrivait de se fâcher lorsqu’un fidèle oubliait de mentionner un péché important puisque Padre Pio aurait reçu le don de lire dans les consciences. Il fonda des groupes de prière dans le monde entier. Par ailleurs, il créa en 1956 un hôpital très moderne, la Casa Sollievo della sofferenza[8], dans une Italie du Sud peu dotée d’infrastructures sanitaires performantes.

Toutefois, le plus prodigieux miracle de Padre Pio est d’avoir permis à un bourg miséreux, perdu au milieu de la rocaille, de devenir un lieu de pèlerinage mondial, une ville forte d’un peu moins de 30 000 habitants. Ainsi, San Giovanni Rotondo est désormais un îlot de quasi plein emploi dans une région où le taux de chômage culmine à deux chiffres. Face au sanctuaire, l’hôpital fondé par Padre Pio, aujourd’hui géré par le Vatican, est le premier employeur de la ville, avec 2 500 salariés. 140 hôtels, de multiples boutiques de « souvenirs » sont au service de la dévotion et de la piété des pèlerins.  De multiples biographies telle celle de Yves Chiron[9] sont parues, des documentaires réalisés et un film d’Abel Ferrara [10] est sorti dans les salles. 

À l’évidence, Padre Pio demeure important pour nombre de personnes qui ont besoin d’alimenter leur foi par des interventions surnaturelles du divin, qui supposent que Dieu peut intervenir dans nos vies, par des manifestations exceptionnelles. 

Libre à chacun de crier au mysticisme, à la superstition, ou à vénérer le Saint des Pouilles. Croire relève du défi car il s’agit de croire sans voir ni savoir. Dieu n’est pas démontrable, il est affaire d’adhésion libre et ne peut être convoqué au tribunal de la raison et de l’intelligence. 

Érik Lambert.


[1] La transverbération comme l’indique la racine latine, désigne « l’action de transpercer, le fait d’être transpercé« . il s’agit d’une blessure physique provoquée par une cause immatérielle. La personne qui en est l’objet voit un personnage armé d’une lance flamboyante lui percer le flanc, comme le cœur de Jésus fut percé alors qu’il était mort sur la croix. Le cœur est touché et saigne de manière ininterrompue, plus particulièrement à certaines dates. Thérèse d’Avila évoqua un « dard enflammé » qui la laisse « enflammée de l’amour de Dieu ».  Une sculpture :  La Transverbération de Sainte Thérèse ou L’Extase de Sainte Thérèse de Gian Lorenzo Bernini, se trouve en l’église Santa Maria Della Vittoria de Rome. 
[2] Karol Wojtyla fraîchement ordonné, décida de rencontrer Padre Pio. « Je suis allé à San Giovanni Rotondo pour voir Padre Pio, assister à sa messe et, si possible, me confesser avec lui ». Cette première rencontre fut très importante pour le futur pape. Devenu évêque, monseigneur Wojtyla sollicita Padre Pio afin de prier pour une Polonaise, ancienne déportée mère de quatre filles, frappée par un cancer. Peu de temps après, l’examen préopératoire indiqua que la tumeur cancéreuse avait complètement disparu. Les liens entre le futur Pape et le capucin de San Giovanni Rotondo furent très ténus.
[3] Créé par Pie XI le 6 mai 1934 sous le titre L’Osservatore Romano della Domenica, qui devint L’Osservatore della Domenica en janvier 1951. La publication aspire à offrir une revue hebdomadaire de la vie religieuse et sociale, et de contribuer ainsi à rendre la diffusion de la presse catholique plus facile et plus rentable.
[4] Alfredo Ottaviani, né le 29 octobre 1890 à Rome et mort le 3 août 1979. Il fut secrétaire du Saint-Office, puis propréfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi entre 1959 et 1968.
[5] Frank.M.Rega, Padre Pio and America, qui publia aussi Amazing miracles of Padre Pio et The Truth about Padre Pio’s stigmata
[6] Il s’agit d’un coffre renfermant les reliques d’un saint. Du latin capsa signifiant caisse, boîte, cercueil.
[7] Il fut ordonné prêtre sous le nom de Padre Pio ou Père Pie, en référence à Pie V, le pape de la contre-réforme catholique.
[8]   https://operapadrepio.it/it/ La Maison du Soulagement de la Souffrance en français.
[9] Yves Chiron, Padre Pio, Vérités, mystères, controversesParis, Tallandier, 2019, 284 pages, 20,90 euros. Très sollicité par les radios et télévisions, Yves Chiron est proche des milieux traditionnalistes, a collaboré à Écrits de Paris, revue de collaborationnistes qui a sombré dans le négationnisme, à Rivarol et à Présent
[10] https://www.eklecty-city.fr/cinema/padre-pio-bande-annonce-shia-labeouf/

Padre Pio, mystique et thaumaturge. (Suite)

Francesco Forgione fut ordonné prêtre en août 1910 en la cathédrale de Bénévent en Campanie et devint dès lors Padre Pio. Seule sa mère assista à son ordination car son père, à l’instar de nombre d’Italiens, avait émigré aux États-Unis pour travailler. 

Ordonné à Bénévent, pays des sorcières. On suppose que dans cette région, les Lombards pratiquaient des rituels païens et une légende prêta à certaines femmes l’habitude de se rassembler la nuit aux alentours de Bénévent pour pratiquer le Sabbat. En réalité, des femmes du lieu fabriquaient des potions à vertus médicinales avec leurs cheveux, mais l’Église d’alors les diabolisa. Ainsi, 200 procès en sorcellerie auraient été menés par l’Inquisition à partir du XVe siècle dans la région où Francesco fut ordonné et devenu Padre Pio. Peut-être le mysticisme local eut-il une influence sur le jeune prêtre. De santé fragile, Padre Pio demeura à Pietrelcina où il servit le curé de la paroisse Santa Maria degli Angeli. Levé tôt, il priait le bréviaire, célébrait la messe et prenait un long temps d’adoration. Il semblerait qu’à partir de 1911, apparurent les premiers stigmates, accompagnés de phénomènes mystiques : extases, visions célestes et combats avec le diable. Un épisode troublant aurait eu lieu alors qu’il priait au fond de l’église. Une femme pénétra dans le lieu de culte avec son enfant lourdement handicapé. Elle en appela à Jésus afin qu’il guérisse la petite sans qu’il se passât quoi que ce fût. De dépit, elle aurait jeté l’enfant en disant au Christ de la garder puisqu’il ne la guérissait pas et l’enfant aurait été rétablie alors que Padre Pio demeurait en prière. 

En 1915, il fut mobilisé dans le corps médical italien. Toutefois, ses problèmes de santé obligèrent l’armée à lui octroyer de nombreuses permissions sanitaires. En 1916, Padre Pio se rendit au couvent de San Giovanni Rotondo pour un séjour provisoire qui devint définitif. A l’âge de 31 ans, le 20 septembre 1918, après avoir célébré la messe dans son couvent de San Giovanni Rotondo, en extase devant un crucifix, « un personnage ayant les pieds et les mains ensanglantés » lui apparut. Le capucin s’évanouit. A son réveil, ses mains, ses pieds, son côté se mirent à saigner. Aux mêmes endroits que le corps du Christ suspendu et transpercé sur sa croix. La légende du Padre Pio, sept siècles après François d’Assise commença.  On lui prêta nombre de miracles et il fut aux prises avec des périodes d’extase mystique ; un ange lui aurait percé le côté avec une lance spirituelle qui le fit saigner, il appela les stigmates ses « douces blessures ». Les frères installés à proximité de sa cellule entendaient des bruits insolites, qui étaient attribués aux assauts de Satan qui se manifestait tantôt sous l’apparence d’un chat noir, tantôt sous les traits du pape Pie X ou sous ceux d’une femme lascive. 

C’est pendant la guerre que se situa un événement déroutant raconté par le héros de l’aventure. Lors de ce conflit peu favorable à l’armée italienne, eut lieu le désastre de Caporetto[1] qui conduisit à la destitution du général en chef italien Cadorna[2]. Retiré à Trévise, il s’apprêtait à mettre fin à ses jours lorsqu’un moine capucin surgit le sommant d’arrêter son geste, le réconfortant et disparaissant aussitôt.Une fois le religieux reparti aussi soudainement qu’il était apparu, le général s’en prit aux sentinelles leur reprochant de ne pas avoir intercepté ce moine inconnu. Les soldats jurèrent qu’ils n’avaient vu personne entrer ou sortir. Plusieurs années plus tard, le général voyant une photo de Padre Pio dans un journal, reconnut le capucin qui lui avait sauvé la vie par des paroles de réconfort, un soir de novembre 1917. Il se précipita aussitôt à San Giovanni Rotondo et, avant même que le général n’eut le temps de se présenter, Padre Pio fit un clin d’œil au général, lui disant : « Alors, général, on l’a échappé belle ! »  

Miracles, stigmates[3] : manifestation de sainteté, union mystique au Christ dans sa Passion ?  Fraude, imposture, suggestion pathologique ou hystérique ? Comment les fidèles d’une part, comment l’Église d’autre part ont-ils réagi ? 

Érik Lamb


[1] L’Italie se rangea du côté des alliés le 23 mai 1915. Pendant les deux années qui suivirent l’entrée en guerre, le front des Alpes fut relativement calme. Tout changea lorsque le 24 octobre 1917, les Austro-Hongrois appuyés par la XIVe armée allemande du général Otto von Below lancèrent une violente offensive contre les lignes italiennes adossées à l’Isonzo, cours d’eau alpin, au niveau de la ville de Caporetto. Écrasés par un déluge d’obus et de gaz de combat, les Italiens reculèrent dès le premier jour de 25 kilomètres puis refluèrent en désordre d’une centaine de kilomètres, jusqu’aux portes de Venise, abandonnant à l’ennemi la plus grande partie de la Vénétie. Le front se stabilisa sur la Piave grâce à l’intervention de six divisions britanniques aux côtés des Italiens. Au terme de la bataille, 300 000 Italiens furent tués, blessés ou disparus contre 5 000 seulement pour leurs adversaires.
[2] Chef d’état-major général de l’armée italienne en juillet 1914. Pendant les trente premiers mois du conflit, il mène une guerre d’usure contre l’Autriche ; le résultat le plus clair de ces opérations est la perte de 200 000 hommes pour une avance de vingt kilomètres en direction de Trieste. Dès le printemps de 1917, ces opérations catastrophiques entraînent une crise de défaitisme dans tout le pays et jusque dans l’armée. Négligeant les informations sur une prochaine offensive austro-allemande, il laissa surprendre les IIe et IIIe armées ; ce fut le désastre de Caporetto. Le nouveau gouvernement Orlando réclama sa destitution ; il fut remplacé par Diaz et fut traduit, en 1918, devant une commission d’enquête. Ayant manifesté sa sympathie à Mussolini, il en fut récompensé par le bâton de maréchal qu’il reçut en même temps que Diaz.
[3] On peut se reporter à : Les quatre morts de Padre Pio, in D. Van Cauwelaert, Dictionnaire de l’impossible. Ce qui nous dépasse, Paris, J’ai lu, 2014, pages 329-339. 

Padre Pio, une vie campanienne

On peut être peu sensible aux miracles et peu enclin au mysticisme tout en étant bousculé par certains phénomènes inexplicables. On peut être rétif à la vénération, être résolument méfiant voire hostile aux pratiques mercantiles, mais interpellé par les miracles, manifestation de Dieu révélant sa présence par un acte étrange qui ne semble pas pouvoir être expliqué scientifiquement. On peut être dubitatif, moqueur, mais tout de même intrigué par ces foules attirées par le saint capucin de San Giovanni Rotondo. Le pape François lui-même se rendit en mars 2018 sur les terres de Padre Pio. Il y avait alors 50 ans que le saint considéré comme le plus populaire d’Italie était mort et cent ans qu’étaient apparus les stigmates de la Passion du Christ sur ses mains, ses pieds et sa poitrine. Le souverain pontife célébra la messe face au sanctuaire devant 40 000 fidèles. Mais qui était ce personnage tant vénéré ?

Ce fut à l’ouest de la chaîne des Apennins en ses terres fertiles couvertes de vignobles, d’oliviers, d’orangers et de citronniers, à l’ombre du tempétueux Vésuve, que naquit Francesco Forgione le 25 mai 1887 en la petite cité béneventane de Pietrelcina. Dans cette partie méridionale de l’Italie qui borde la baie de Naples, Grazio et Maria Giuseppa baptisèrent dès le lendemain de sa naissance leur enfant, comme cela se pratiquait souvent à l’époque. Le petit Francesco, très pieux, de santé fragile, se rendait à l’église le matin et le soir afin de prier. Un de ses directeurs spirituels affirma que le jeune Francesco était confronté à des expériences mystiques dès l’âge de 5 ans. En toute naïveté, le petit garçon pensait que tous les autres enfants recevaient des grâces similaires. Certains racontaient qu’il s’était consacré à Dieu dès l’âge de 5 ans et que Jésus lui était apparu sur l’autel de l’église de sa paroisse et avait posé la main sur sa tête. Francesco fit sa première communion à l’âge de 12 ans et sa confirmation un an plus tard. Il était issu d’une famille paysanne pauvre et ses parents ne savaient ni lire ni écrire. Pourtant, ils formaient de grands espoirs et espéraient que leur fils devînt prêtre. Or, petit garçon, Pio confia à ses parents son désir de devenir religieux. Ceux-ci demandèrent alors aux frères capucins du monastère le plus proche de l’accepter. À cette époque, Pio n’avait été à l’école publique que pendant trois ans et les frères répondirent qu’il devait attendre encore avant d’être admis.

Confiant en la vocation de son fils, son père souhaita lui offrir une éducation de qualité qui nécessitait qu’il gagnât plus d’argent. Il décida donc de partir pour l’Amérique travaillant en Jamaïque et à New York. Ainsi, put-il envoyer de l’argent en Italie pour que Francesco pût bénéficier d’un professeur particulier ce qui permit que le 6 janvier 1903 à l’âge de seize ans à l’adolescent d’entrer au noviciat de l’Ordre des Frères Mineurs Capucins à Morcone. Ce fut en ce lieu que, le 22 du même mois, il revêtit l’habit franciscain et prit le nom de Frère Pio. Une fois achevée l’année du noviciat, il fit profession en émettant les vœux simples et, le 27 janvier 1907, les vœux solennels, …

Érik Lambert

Frère Damien

La province franciscaine du Bienheureux Jean Duns Scot a fait mémoire du centenaire de la naissance d’un frère qui a marqué la francophonie par la traduction des sources franciscaines. L’article ci-dessous est le témoignage (remanié) du frère Luc Mathieu lors d’un après-midi qui lui a été consacré au couvent St François de Paris.

Le Frère Damien, Georges Vorreux. (1922-1998)
Né à Roubaix, en 1922, sur la paroisse tenue par les franciscains, dans le quartier populaire du « cul de four. »
En 1940, Georges, devint frère Damien dans le noviciat franciscain d’Amiens, c’était les années de guerre et d’occupation. En avril-mai 40, la ville d’Amiens fut partiellement détruite sous les bombardements précédent l’arrivée des troupes allemandes. Le couvent, situé près de la gare fut en partie détruit et évacué. Les novices franciscains, dont frère Damien, se regroupèrent au couvent de Quimper, pour poursuivre un noviciat assez agité. Au bout d’une année, les frères qui avaient émis leur profession temporaire de 3 ans, rejoignirent le couvent de Champfleury, à Carrières-sous-Poissy, où étaient regroupés les étudiants du premier et du deuxième cycle d’études cléricales.

Le STO – et le couvent d’Epinal
En 1943 dix-huit étudiants de Champfleury furent réquisitionnés pour le STO, Service des travailleurs en Allemagne. De grands débats agitèrent la communauté : fallait-il se soumettre à la Loi, et donc collaborer avec l’envahisseur, ou devait-on imiter les nombreux jeunes qui s’esquivèrent en se cachant loin de Paris, à la campagne, ou qui allèrent rejoindre les divers réseaux de la Résistance en combattant dans les maquis ? Les autorités religieuses étaient divisées sur la question. Le cardinal Suhard, archevêque de Paris conseilla aux séminaristes et religieux de ne pas se dérober afin de rester solidaires avec la classe ouvrière et, puisque les prêtres n’étaient pas admis au STO, qu’au moins des séminaristes et religieux s’y engagent pour assurer une présence chrétienne aux ouvriers déportés. Quelques frères, en désaccord allèrent se cacher en province, dans leur famille, d’autres, dont Damien, furent envoyer travailler dans la gare de Triage d’Achères, à quelque kms du couvent. Un travail préparatoire à leur envoi en Allemagne. Travail très pénible et dangereux, comme caleurs de wagons de marchandises, les frères supportèrent cette peine, car ils pensaient ainsi échapper au transfert en Allemagne.
Mais quelques mois après ils furent convoqués pour le départ en Allemagne. Seize se trouvèrent à la gare de l’Est¸ en habit franciscain, dont le frère Damien Vorreux qui hésitait beaucoup sur le choix de l’ensemble. Certains frères profitèrent de plusieurs ralentissements du train pour sauter tour à tour sur la voie et s’évanouir dans la nature. Ne pouvant envisager de revenir à Champfleury, où il aurait été retrouvé par la police. F. Damien choisit de rejoindre, à pied, le couvent d’Epinal. Au bout de deux ans, voyant qu’il n’était pas recherché par la police, Damien réintégra le scolasticat de Champfleury pour terminer ses études de théologie. D’où il partit résider au couvent Saint-François de Paris pour suivre des études de lettres en Sorbonne.

Enseignement à Fontenay-sous-Bois (de 1951 à 1957, puis de 1963 à 1975).
Ayant obtenu deux certificats, de lettre classique et de latin, Damien fut nommé professeur de lettres au Collège de Fontenay-sous-Bois, où il se révéla être un professeur fort doué, bon pédagogue, et apprécié de tous les élèves.
Parallèlement à cet enseignement, frère Damien continue à s’intéresser aux sources franciscaines, en particulier par des traductions : La vie de Ste Claire de Thomas de Celano, en 1953, les Ecrits de François, en 1956, et la mise en chantier de la traduction de la Vita prima de Celano, publiée en 1960.
Séjour à Vézelay, comme vicaire paroissial (1957-1963)
Le chapitre provincial de 1957 l’envoya à Vézelay, comme vicaire paroissial. Fr Damien s’y passionna pour la figure de Ste Marie-Madeleine et pour l’histoire et l’architecture de la basilique. Il publia quelques articles et études à ce sujet et rédige même un petit guide pour les pèlerins. La bibliothèque provinciale conserve un gros dossier, partiellement inexploité sur ses travaux.
Retour à Fontenay, comme professeur de lettres (1963-1975)
Il traduisit aussi quelques livres et articles étrangers consacrés aux sources franciscaines. C’est durant son deuxième séjour à Fontenay-sous-Bois qu’il fera paraître, en 1968, la première édition du Totum qui contient l’ensemble des sources franciscaines du XIIIe et XIVe s. –. Il continuera à travailler sur ces textes pour préparer la deuxième édition de 1981.
Bibliothécaire au couvent de Paris (1975-1998)
A partir de septembre 1975, frère Damien vient résider au couvent Saint-François de Paris où il consacrera la plus grande partie de son temps à la Bibliothèque provinciale et à son fonds franciscain, jusqu’à son décès en 1998. Le P. Damien accueillait volontiers des chercheurs¸ des thésards et autres correspondants pour les aider et les orienter dans leurs recherches. Innombrables furent les bénéficiaires de son aide et de nombreuses publications mentionnèrent avec gratitude ses interventions généreuses.
En 1992, à l’occasion du centenaire de la province franciscaine de Paris, il publia l’histoire de la province : « Cent ans d’histoire franciscaine », avec l’aide de quelques coopérateurs.
Parmi ceux qui bénéficièrent de l’aide de Damien, je cite l’auteur et poète Julien Green que Damien conseilla pour sa vie de François d’Assise et dont il assura la rédaction des notes historiques et littéraires. Le même Julien Green avait accepté de préfacer le livre de Damien « François d’Assise dans les Lettres françaises ».
Portrait du frère Damien.
Fr. Damien était un religieux humble et discret, très attaché à la figure de saint François d’Assise. C’était un « littéraire », excellent pédagogue, qui aimait faire aimer les beaux textes et avait une connaissance exceptionnelle de la littérature française, et tout autant de la littérature franciscaine. Il était très serviable en communauté et rendait souvent des services aux autres frères. Tous appréciaient sa fréquentation, ses conversations, son humour, et ses réponses à leurs questions. Bien qu’il ait été souvent consulté et recherché par des personnages, plus ou moins célèbres pour leurs travaux, il n’en faisait pas état en communauté et était tout autant disponible pour rendre de menus services à des inconnus, dans un total désintéressement. Il avait une grande sensibilité et était très fidèle en amitié et reconnaissant pour les services rendus.

Fr Luc Mathieu ohm

Le Frère Pierre REINHARD, franciscain-prêtre (1932-2011)

A été une figure marquante de la fondation missionnaire confiée aux Franciscains du Nord Togo.

Né le 19 septembre 1932 à LA GRAND’COMBE (Gard/ diocèse de Nîmes), dans une famille de 9 enfants. Il entra au noviciat franciscain le 1er octobre 1950 à Gillevoisin, et fut ordonné prêtre le 27 juin 1959 à Orsay.
Il poursuivit des Etudes de catéchèse à l’Institut catholique de Paris (1959-1961)

En septembre 1959 Pierre part pour la fondation missionnaire franciscaine du nord Togo, qui deviendra le diocèse de Dapaong. Après deux années de préparation sur place, essentiellement par l’étude de la langue, Pierre exercera diverses charges :
Directeur de l’école des catéchistes de Bombuaka : de 1964 à 1984. Responsable de la catéchèse du diocèse
Supérieur des franciscains du Togo, de 1969 à 1978, Vicaire général du diocèse en 1979

Le 1er mars 1984, après la démission de Mgr Barthélémy HANRION, Pierre est nommé Administrateur Apostolique du diocèse, en attendant que l’on puisse nommer évêque un prêtre originaire du pays. Il exerce cette charge jusqu’en 1991.

Pierre continuera à servir : économat du diocèse, vicaire du dimanche. Il poursuit aussi ses études de la langue et de la culture Moba dont, il fut un des meilleurs connaisseurs.

Pierre laisse une œuvre écrite importante :
Dictionnaire, Grammaire, Description de la langue Moba, Proverbes du pays Moba
Traductions des textes liturgiques, des quatre Evangiles, du Livre des Actes des Apôtres,
Il a aussi animé les équipes chargées de préparer des parcours de catéchèse.
Et divers rituels : Baptême des adultes par étapes, bénédiction des chapelles, Funérailles
Pierre avait plusieurs cordes à son arc : l’apiculture, la viticulture, le volley-ball.

Nommé gardien de la maison franciscaine de Maogjwal, à Dapaong.
En 1996, Pierre est nommé Délégué du Provincial de la Province de France Ouest, pour la fondation franciscaine de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin et Togo), A ce titre il travaillera à la création de la Province franciscaine du Verbe incarné (actuellement : Côte d’ivoire, Bénin, Burkina-Faso et Togo).A la création de cette Province, en 2001, Pierre, comme les autres frères européens, a opté pour l’appartenance à cette Province africaine.

Il est entré dans la Paix de Dieu, le dimanche 27 février 2011 à Paris, dans sa 79è année, après 61 ans de vie religieuse et 52 de sacerdoce.
Il a laissé le souvenir d’un religieux fervent, bon animateur de la vie en fraternité, animé d’un vrai zèle missionnaire, assumant avec conscience et compétence les diverses charges qui lui furent confiées.
La messe de funérailles a été célébrée vendredi 4 mars 2011, dans la chapelle du couvent de Paris7, rue Marie-Rose, 75014 PARIS. L’inhumation a eu lieu le samedi 12 mars 2011 à Dapaong (Togo)

Fr Luc Mathieu, ofm

UN CARDINAL ENGAGÉ AUPRÈS DES PETITS.

Cardinal Paulo Evaristo Arns

C’est une époque déjà bien lointaine celle durant laquelle la Guerre froide régentait le monde. Obsédés par la menace communiste, les États-Unis soutenaient des dictatures sous prétexte de défendre les valeurs qui leur paraissaient les seules dignes de leur « modèle ». Ainsi en fut-il en mars 1964 lorsque le président brésilien João Goulart annonça une réforme agraire et la nationalisation de différentes compagnies pétrolières. La proximité du socialisme cubain incita certains à songer que le Brésil s’inspirait de l’expérience castriste. Un soulèvement militaire survint, poussant le Président Goulart à choisir l’exil alors que le Maréchal Castelo Branco mettait en place un régime de renforcement de l’exécutif et de libéralisme économique. Mais à partir de 1968, le régime militaire se heurta à une opposition qui, ne pouvant plus revêtir une forme parlementaire, se manifesta par des démonstrations de rue, des émeutes étudiantes, du terrorisme voire des enlèvements de diplomates étrangers. Une partie du clergé et même de l’épiscopat se rallia ouvertement à cette opposition. Les autorités plongèrent dans la dictature, renvoyant le Parlement, et gouvernant par décrets. Un comité de policiers et de militaires fut chargé de la lutte contre les activités subversives, n’hésitant pas à pratiquer la torture. Lutter pour la démocratie et les droits de l’homme fut le combat que menèrent certains prélats de l’ensemble de l’Amérique latine durant les années 1960-1980. 

Les franciscains ne furent pas absents de cette lutte. Il en fut ainsi de Paulo Évaristo Arns qui quitta ses fonctions d’archevêque de Sao Paulo, à l’âge de 76 ans, le 31 mai 1998. Il demeura vingt-sept ans à la tête de l’un des plus grands diocèses catholiques du monde, ouvrant ses paroisses aux persécutés du régime militaire, soutenant les actions des paysans sans terre, militant contre le néolibéralisme « qui laisse 32 millions de Brésiliens hors de la société ».

Évaristo Arns naquit le 14 septembre 1921 à Forquilhinha, dans l’État de Santa Catarina[1] dans le sud du Brésil, cinquième de treize enfants d’une famille d’immigrants allemands. Il entra en 1940 chez les franciscains au sein desquels il fut ordonné prêtre en 1945. Sa province franciscaine l’envoya en France étudier les langues anciennes et il obtint un doctorat de lettres classiques à la Sorbonne. Il repartit ensuite au Brésil où il se consacra principalement  à l’enseignement. Le 3 juillet 1966, Paul VI le nomma évêque auxiliaire de São Paulo, avant qu’il ne succède en 1970 au cardinal Agnelo Rossi. À la tête du diocèse de ce poumon économique qu’était Sao Paulo, il n’hésita pas à dénoncer les exactions de la dictature militaire et la pratique de la torture. Son combat fut permanent entre 1964 et 1985. Son élévation à la dignité de Cardinal à seulement 51 ans ne l’empêcha pas de continuer à mener un combat contre la dictature. Il contribua à faire sortir du Brésil des photocopies de documents gouvernementaux prouvant l’utilisation de la torture par les militaires. Défenseur acharné de l’option préférentielle pour les pauvres[2], il vendit le palais épiscopal pour construire des logements sociaux et n’hésita pas à affronter la Curie romaine à laquelle il reprocha sa bureaucratie, la façon dont fut traité le théologien de la libération Leonardo Boff[3] et le morcellement de son diocèse en cinq morceaux pour gêner son action. En effet, jugé trop proche de l’Église populaire et des théologiens de la libération, il accepta, en 1989, le découpage de son diocèse décidé par le Vatican. Il s’engagea auprès des plus démunis, en particulier ceux vivant dans les favelas et les quartiers périphériques de Sao Paulo, la mégapole brésilienne de 30 millions d’habitants, à l’image de l’immensité brésilienne. En 1985, Paulo Evaristo Arns créa l’ONG ‘la Pastorale de l’Enfant’ avec l’aide de sa sœur, la pédiatre Zilda Arns, décédée en Haïti lors du tremblement de terre de 2010. Cette ONG créée sous l’impulsion de l’Unicef et de l’ONU lutta contre la mortalité infantile particulièrement élevée au Brésil. Il était alors urgent de créer une mission destinée à pallier les carences du gouvernement dans la prévention et la santé publique. 

Après son retrait en 1998, il laissa la place au cardinal Claudio Hummes, un autre franciscain, Alors qu’il quittait sa mission, il déclara : « Je ne m’en vais pas. Je veux rester avec le peuple et je demeure aux côtés de ceux qui souffrent. Il est vrai que l’Église catholique passe par un moment de stagnation. Il y a une disproportion entre l’augmentation de la population de la ville de Sao Paulo et le nombre des fidèles pratiquants ». Il estimait toutefois que le problème n’était que provisoire. « Ce phénomène arrive presque toujours à la fin de chaque siècle. Certains catholiques sont attirés par d’autres religions. Il ne faut pas trop se plaindre et avoir foi dans l’avenir. Quand nous entrerons dans le nouveau millénaire, il faudra dire joyeusement : Regarde, tout commence de nouveau. Crois avec l’espérance plein le cœur ! » Par ailleurs, il pensait que la division de l’Église entre une aile progressiste et une aile conservatrice durerait jusqu’à la fin des temps. 

Il justifia à nouveau l’irruption et les razzias dans les supermarchés du Nordeste[4] menées par les victimes de la sécheresse, en affirmant que « Jésus donne raison à ceux qui  ont faim et qui font tout ce qui est possible pour tuer cette faim. Par contre, dévaliser les grands magasins, sans qu’une extrême nécessité l’exige, est un désastre ». 

Ce lauréat de la Médaille Nansen[5] et du prix Niwano[6] pour la paix retourne à l’enseignement, se consacrant à la chaire Unesco pour la paix, les droits de l’homme et la tolérance de l’Université d’État de São Paulo. Sa voix, très écoutée sur le continent, continue régulièrement à se faire entendre, ainsi en 2002 quand il reprocha ouvertement à Jean-Paul II d’avoir bloqué le débat sur le célibat sacerdotal.

L’ «intrépide pasteur » comme le qualifia le Pape François  mourut le 14 décembre 2016 à l’âge de 95 ans d’une bronchopneumonie. Sous la dictature, il s’éleva contre ceux qui violaient les droits de l’homme. Il avait par ailleurs donné un signal prophétique en lien avec la réalité vécue par le peuple, évitant à l’Église du cœur économique brésilien de succomber à la tentation ecclésiastique de ne se soucier que de « questions domestiques ». Au contraire, il engagea l’Église dans les quartiers pauvres de la périphérie de la grande ville, participant à la lutte ouvrière, aux mouvements sociaux et aux grands problèmes politiques brésiliens. Son combat ne fut pas sans danger et du reste, une biographie intitulée Dom Paulo Evaristo Arns, Un Homme aimé et persécuté[7], parue en 1999 au Brésil, écrite par deux journalistes Evanize Sydow et Marilda Ferri, révéla des faits inédits sur la vie de l’ancien archevêque de Sao Paulo. Entre autres, un attentat contre le prélat brésilien à la fin du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) à Saint-Domingue en 1992. 

Il n’était pas et il n’est toujours pas de tout repos de se battre aux côtés des petits. 

Érik Lambert.


[1] Coincé entre l’État du Parana au nord et celui du Rio Grande do Sul au sud. Il a une frontière avec l’Argentine.
[2] L’expression « option préférentielle pour les pauvres » ou « option prioritaire pour les pauvres » a été pleinement intégrée à l’enseignement social de l’Église par Jean Paul II. Elle vient d’Amérique latine, en premier lieu du courant de la théologie de la libération, ainsi que des développements réalisés par les évêques lors de deux rencontres du CELAM (Conférence épiscopale d’Amérique latine et des Caraïbes). Au CELAM de Medellin (1968), il est question de viser « une répartition des tâches et du personnel apostolique qui donne effectivement la priorité aux milieux sociaux les plus pauvres et les plus nécessiteux », mais c’est à Puebla (1979) que fut directement utilisée l’expression « option préférentielle pour les pauvres ». De là, elle va s’étendre à l’Église entière. L’expression « option prioritaire pour les pauvres » est apparue sur un continent profondément marqué par la présence massive des pauvres mais surtout par leur émergence consciente sur la scène continentale. C’est l’époque où sévissaient en Amérique latine de nombreuses dictatures utilisant des méthodes répressives à l’égard des mouvements populaires et où se développait l’implantation de multinationales au comportement prédateur. De fortes pressions nord-américaines s’exerçaient : le fameux rapport Rockefeller en 1969 fut suivi des deux Documents de Santa Fé qui recommandaient au gouvernement nord-américain de lutter contre le courant de la théologie de la libération, jugé néfaste. Dans ce contexte, il n’apparaissait plus possible à un certain nombre de théologiens et de pasteurs de penser la foi chrétienne sans l’articuler sur un comportement, une pratique sociale et politique qui favorise la libération des pauvres. 
[3] https://franciscains94.com/2023/02/28/un-franciscain-engage-leonardo-boff/
[4] Les données issues des enquêtes menées par l’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE) indiquent de façon très claire que le Nordeste est la région du Brésil où la pauvreté affecte la proportion de population la plus importante.
[5] La distinction Nansen pour les réfugiés doit son nom à un célèbre explorateur norvégien, Fridtjof Nansen. Non content d’avoir exploré les régions polaires du globe, il fut aussi la première personne à occuper le poste de Haut-Commissaire pour les réfugiés. Nommé par la Société des Nations alors que l’Europe luttait pour se reconstruire au lendemain de la Première Guerre mondiale, Fridtjof Nansen a durablement marqué les esprits par la force de son engagement en faveur des réfugiés.
Depuis 1954, la distinction Nansen donne lieu à l’attribution d’une médaille et de 150’000 dollars américains mis à disposition par les gouvernements suisse et norvégien. Elle est décernée, chaque année au mois d’octobre, à une personne ou à un groupe en récompense de leur dévouement exceptionnel en faveur de la protection des réfugiés.
Par l’intermédiaire de ses lauréats, la distinction Nansen cherche ainsi à illustrer les valeurs de persévérance et de conviction face à l’adversité défendues par Fridtjof Nansen.
[6] Depuis 40 ans, le prix Niwano de la paix est remis chaque année par la fondation japonaise Niwano. La fondation cherche tous les ans à mettre à l’honneur une personnalité ou un groupe en reconnaissance d’un travail social ou d’un engagement en faveur de la paix, des droits de l’homme et du développement, basé sur une conviction religieuse.
[7] Evanize Sydow et Marilda Ferri, Dom Paulo: um Homem Amado e Perseguido

Un franciscain engagé : Léonardo Boff.

Le souci du pauvre doit-il conduire à un engagement terrestre de l’Église ?

Léonardo Boff

Le XIX°siècle a bouleversé l’ordre social établi qui reposait depuis des siècles le rapport avec la terre. La société fut progressivement celle d’une bourgeoisie triomphante et d’une catégorie sociale que Marx nomma le prolétariat[1]. La situation d’extrême pauvreté pour certains et de richesse démesurée pour d’autres a interpellé des gens d’Église[2]. Confrontée à une situation totalement nouvelle, l’Institution catholique favorisa un ordre établi et se réfugia dans une « théologie néoscolastique ». À la notable exception de Léon XIII, elle établissait des frontières entre Dieu et l’homme, entre Église et monde, foi et histoire. À l’instar de ce que gouvernait son analyse depuis des siècles, elle considérait que la vie humaine n’était qu’une étape fugace sur le chemin de l’éternité́. Il s’agissait d’œuvrer pour le salut des âmes. Toutefois, l’émotion suscitée par les inégalités abyssales conduisit au mouvement des prêtres-ouvriers ou prêtres au travail considéré par certains de « plus grand événement religieux depuis la Révolution française »[3].  L’Église avait perdu le monde ouvrier[4]mais le contexte de la seconde guerre mondiale qui conduisit nombre de prêtres au contact avec des femmes et des hommes dans leur vie quotidienne sous l’occupation, dans des camps de prisonniers voire dans le cadre du service du travail obligatoire changea les perspectives. Pourtant, l’expérience ébranla les certitudes de la hiérarchie romaine et conduisit le pape Pie XII à interdire cette pratique le 1er mars 1954[5]. L’Institution serait-elle plus sensible à la défense d’un ordre établi qu’à l’appel des « périphéries » ?

Le contexte de Guerre froide, le soutien des États-Unis à des dictatures sud-américaines au nom de la lutte contre le communisme fut accueilli avec la bienveillance de certains membres du clergé.

Pourtant, un mouvement de pensée naquit au sein de l’Église latino-américaine dans les années 60, à partir du Concile de Vatican II : celui de la théologie de la libération concept créé par un prêtre péruvien Gustavo Gutierrez dans son livre Teología de la liberación (1971)[6].

Nombre de religieux s’engagèrent dans ce combat dont un prêtre brésilien, Leonardo Boff. Ce fut à Concordia dans l’État de Santa Catarina[7] que naquit le 14 décembre 1938, au sein d’une famille de onze enfants, Leonardo Boff. Petit-fils d’immigrants italiens venus du Tyrol du sud[8], migrants économiques poussés, comme nombre de ceux qui ont peuplé ce pays-continent, par la pauvreté[9]. À l’âge de vingt ans, Leonardo Boff entra dans l’ordre des Franciscains, fut ordonné en 1964. Il effectua des études au Brésil puis en Allemagne. Du reste, ce fut à Munich qu’il obtint son doctorat en théologie systématique[10]. Il y rencontra Joseph Ratzinger dont on connaît l’image d’ouverture qui semblait la sienne lors de Vatican II[11]. Il regagna le Brésil en 1970. Il enseigna alors à l’Institut théologique franciscain de Petrópolis, près de Rio de Janeiro. Comme les autres tenants de la théologie de la libération, il dénonçait les inégalités socio-économiques du continent sud-américain, et choisit de soutenir les pauvres, d’après lui, à l’exemple du Christ. Il s’agissait du devoir moral et éthique de l’Église de s’engager dans la lutte aux côtés du peuple. Léonardo Boff proposait une libération des populations opprimées, projet purement terrestre et matérialiste. Il considérait que la hiérarchie de l’Église était dans l’erreur car elle appartenait elle-même à la classe dominante et participait donc à la reproduction des inégalités sociales. Pour lui : « Toute véritable théologie naît d’une spiritualité, c’est-à-dire d’une rencontre profonde avec Dieu survenant dans l’histoire. La théologie de la libération, elle, a trouvé sa source dans la foi confrontée à l’injustice infligée aux pauvres. On ne parle pas ici du pauvre individuel, de celui qui frappe à la porte et demande l’aumône. Le pauvre auquel nous nous référons désigne un terme collectif, ce sont les classes populaires, qui englobent beaucoup plus que le seul prolétariat étudié par Karl Marx […] : ce sont les ouvriers exploités dans le système capitaliste ; ce sont les victimes du sous-emploi, les marginalisés du système de production […] ; ce sont les paysans[12]». Dans le contexte de Guerre froide et d’interventionnisme américain[13], les théologiens de la libération comme L. Boff étaient souvent influencés par les idées marxistes, s’opposaient volontiers à l’impérialisme et au capitalisme exercés par les États nationaux. De fait, une relecture du christianisme et des textes sacrés sur base d’une grille d’analyse marxiste permettait à certains d’associer le pauvre de la Bible au prolétariat du XXe siècle. Léonardo Boff comme ses amis se trouvèrent au cœur du débat sur un continent latino-américain où l’Église catholique jouait un rôle considérable. Il souhaitait faire du pauvre un sujet de sa propre libération et non un objet de charité. 

« L’assistencialisme[14] engendre toujours la dépendance des pauvres : ils restent suspendus aux aides et aux décisions d’autrui, incapables de devenir sujet de leur libération[15]». À côté de cette pensée théologique, les partisans de la théologie de la libération prônèrent un mouvement socio-politique appelant à la libération des peuples opprimés contre le système en place. 

Pour Léonardo, il s’agissait d’adopter « l’option préférentielle pour les pauvres ». Dans la Bible, les pauvres sont enfants de Dieu, ils sont sujets d’une libération. Puisque Dieu lui-même a fait ce choix, les Églises doivent le faire aussi. Le royaume de Dieu se réalise dans l’histoire, à partir de l’Église des pauvres, et non pas de l’Église pour les pauvres.

Ils s’opposèrent aux régimes dictatoriaux et militaires du continent, utilisèrent comme base la « communauté », qui devint l’instance fondamentale et la seule autorité à interpréter la foi, à la place de l’Église catholique et moururent parfois avec leurs fidèles.

Les autorités romaines considérèrent qu’une classe d’intellectuels, formée à l’occidentale, imposait une nouvelle idéologie mêlant marxisme et religion. Ils estimèrent que ce mouvement d’émancipation populaire ne venait pas du peuple lui-même mais de ces intellectuels, menant un néocolonialisme influencé par l’internationale communiste pour conquérir les masses chrétiennes du continent. Il y avait en effet une peur permanente d’une part de l’influence marxiste dans l’idéologie chrétienne et d’autre part de l’attribution de sens politique aux textes religieux. Depuis leur création, les relations entre les mouvements de libération et le Saint-Siège étaient tendues. La Congrégation pour la doctrine de la foi, commission menée alors par le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, formula une « mise en garde » contre la présence trop importante de la pensée marxiste dans la théologie de la libération. La Congrégation mit à l’index Gutiérrez et Boff, dont les thèses furent déclarées « insoutenables » mettant « en péril la sainte doctrine de la foi ». L’arrivée sur le trône de Saint-Pierre de Jean-Paul II, Pape polonais très hostile au communisme n’arrangea pas la situation de Léonardo et de ses amis. On se souvient du sort du trappiste Ernest Cardenal tancé par Karol Wojtyla lors de sa visite à Managua le 4 mars 1983, suspense a divinis[16] de 1984 à 2019. Le Pape fut hué à Managua et célébra la messe devant des portraits de Sandinistes. Jean-Paul II nomma des évêques conservateurs sur le continent, afin d’affaiblir l’influence de la théologie de la libération. 

Léonardo Boff écrivit une centaine d’ouvrages[17], il fut conseiller de la Conférence nationale des évêques du Brésil. En 1984 Il fut convoqué au Vatican, et soumis à un procès par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidé par le préfet Joseph Ratzinger. Son livre Église : Charisme et puissance critiquant le fonctionnement ecclésiastique qui reposait sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique avait déclenché l’ire des autorités vaticanes. Boff fut condamné en 1985 à un silence respectueux (Silentium obsequiosum)[18]et frappé d’interdiction de prédication et d’enseignement dans les Facultés catholiques par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi. En 1992, il fut l’objet de nouvelles menaces de mesures disciplinaires par Jean-Paul II suite à sa participation au Sommet de la terre. Il abandonna l’ordre des Franciscains[19], se maria avec Marcia Monteiro da Silva Miranda, et s’engagea à Petrópolis[20] dans le Service d’organisation populaire d’aide aux mères et aux enfants des rues. Il expliqua dans une lettre ouverte « aux compagnons et compagnes de notre marche commune vers l’espérance » qu’il n’abandonnait pas, mais changeait de tranchée. « J’abandonne le ministère sacerdotal, mais je reste dans l’Église. Je m’éloigne de l’ordre des Franciscains mais pas du songe, tendre et fraternel, de saint François d’Assise. Je continue et je serai toujours un théologien dans la matrice catholique et œcuménique (…) Je sors pour maintenir ma liberté de travail qui a été grandement entravée. Ce travail est la raison de ma lutte depuis vingt-cinq ans ».

Durant les années 1990, Leonardo Boff poursuivit ses activités en s’intéressant aux questions afférentes à l’écologie et à la durabilité, fidèle en cela à sa sensibilité franciscaine. Ainsi, publia-t-il en 1995 : Dignitas Terrae. Écologie : cri de la Terre, cri des pauvres. Il reçut en 2001, le Prix Nobel alternatif à Stockholm.

Dans le contexte actuel de dénonciation des scandales d’abus sexuels frappant des membres du clergé, il considère que l’institution catholique ne peut se réformer et changer la règle inhumaine du célibat obligatoire sauf conversion radicale. Il estime que cette règle imposée au XI° siècle assurerait une fonction importante dans le dispositif de pouvoir proprement castrateur qui s’auto-entretient et refuse de se réformer. 

Léonardo Boff fut un des pères de la théologie de la libération.  Cet engagement fut considéré par beaucoup comme une « perversion de la chrétienté », une « théologie des rues ». Il lui fut reproché une dérive idéologique, à connotation marxiste dans le discours. On dénonça son recours à la lutte des classes comme grille de lecture des conflits sociopolitiques. Comme un nombre non négligeable de membres du clergé s’engagèrent dans les luttes politiques y compris parfois en prenant les armes, cette participation ne fit qu’alimenter la méfiance des pouvoirs en place et celle du Vatican

Léonardo Boff réduisait-il l’histoire du Christ à celle d’un libérateur social et politique ? À n’en point douter, il considérait que la mission de l’Église consistait à aider les pauvres à prendre leur destin en main. Cette mission était réalisée en communautés de base chrétiennes, en essayant de combiner le message de l’Évangile avec un message et une activité de libération sociale.

À l’instar du catholicisme social du XIX° siècle Léonardo Boff et ses amis bousculent une Église, souvent perçue comme un des piliers de défense d’un ordre social.

Érik Lambert.



[1] L’étymologie reflète la situation de cette nouvelle catégorie sociale puisque le terme provient du latin proletarius, de proles, lignée. Or, chez les Romains, il s’agissait des citoyens de la plus basse classe, dont les enfants étaient la seule richesse.
[2] On peut se référer avec profit à Mt 25, 31-46.
[3] Expression du dominicain Pierre Marie-Dominique Chenu.
[4] Henri Rollet écrivit dans Le Monde du 23 juin 1959 : « Surpris par la soudaine accélération de la production due à l’intervention en série de la machine, l’homme a perdu le contrôle du travail. Il en est devenu la victime, comme un chimiste peut l’être d’une réaction imprévue. Il en a subi les effets dans sa chair et dans son âme. Il a manqué aux industriels ; aux économistes et aux hommes d’État ce sens chrétien de la personne qui lui subordonne le progrès ».
[5] Toutefois les années 1960-1970 virent le nombre de prêtres engagés dans cette « mission » croître. Même si les évêques français accord avec le pape Paul VI, relancèrent l’expérience le 28 octobre 1965, ces prêtres ne sont plus qu’une poignée.
[6] Gustavo Gutiérrez écrivit à l’été 1968 : « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu ».
[7] État du sud du Brésil qui a une frontière avec l’Argentine.
[8] Le Tyrol du sud fut rattaché à l’Italie après le traité de Saint-Germain-en-Laye Le 10 septembre 1919, mettant fin officiellement à l’Empire d’Autriche-Hongrie. Fut alors créée une petite Autriche de 7 millions d’habitants. Trop petite pour être viable, avec une capitale démesurée de 2 millions d’habitants, Vienne. 17 ans à peine s’écoulèrent avant qu’Hitler ne décidât de la rattacher au IIIe Reich
[9] Ils furent 14 millions entre 1860 et la Grande Guerre et environ 26 millions, entre les années 1860 et les années 1960. Les difficultés économiques, l’archaïsme social et les tensions politiques constituaient l’origine de cette grande migration.
[10] Le but de la théologie systématique est de classer les enseignements bibliques par catégories.
[11] Futur Benoit XVI. Il avait 35 ans à l’ouverture du concile Vatican II en 1962. Il y participa en tant qu’expert de l’archevêque de Cologne, le cardinal Joseph Frings, l’un des chefs de file des réformateurs.
Il se fit remarquer par des idées plutôt ouvertes. Lors du débat sur la constitution Lumen Gentium, il défendit une vision plus démocratique de l’Église « Peuple de Dieu » et promut l’idée d’une décentralisation du gouvernement de l’Église. 
[12] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, Qu’est-ce que la théologie de la libération ? Paris, Éditions du Cerf, Paris, 1987, p.16.
[13] Il peut être intéressant de lire le livre de C. Julien, L’Empire américain, Paris, Grasset, 1968, 419 pages.
[14] L’assistancialisme latin adsistere (assistere)  « se tenir auprès de » « être présent » « être ensemble », « se mettre de côté́ »). Le mot « assistancialisme » a un sens plutôt négatif puisqu’une chose qui caractérise spécifiquement l’assistancialisme est qu’il ne se soucie pas d’éradiquer les causes des maux sociaux. En tant que doctrine, l’assistancialisme soutient que rien ne peut être fait, en termes de réformes structurelles, en réduisant toute action sociale à l’application des palliatifs. 
 https://iris-recherche.qc.ca/blogue/international-et-libre-echange/l-assistencialisme-bresilien-et-la-desolidarisation/
[15] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, op. cit., p.17.
[16] En droit canonique, la suspense est une sanction pénale qui ne touche que les clercs. Elle peut être prononcée par le pape pour tous les clercs ou par les évêques, pour les clercs de leur diocèse. Elle consiste à priver le clerc de son office et/ou de son bénéfice. Suspense a divinis : le clerc ne peut plus exercer son pouvoir d’ordre, c’est-à-dire l’administration des sacrements.
[17] Le travail le plus important est considéré Jesus Cristos Libertador (1972), Un des textes fondateurs de la théologie de la libération, publié un an après Teología de la Liberación de Gustavo Gutiérrez, est abordée la question de Jésus-Christ par rapport au problème de la liberté de la personne, à la fois individuelle et sociale.
[18] La Silentium obsequiosum fait référence à l’obligation pour un croyant catholique de se conformer publiquement à une disposition de Saint-Siège bien que cela ne possède pas la propriété de l’infaillibilité. Dans la pratique, pour un théologien, il est d’interdire l’enseignement et les publications. Le terme provient de la janséniste controverse de 1701-1702 qui a été suivie par la bulle Vineam domaines.
[19] Il expliqua sa décision en disant que « En 1992, ils ont voulu me faire taire à nouveau. Enfin, je dis non. La première fois était un acte d’humilité et je l’ai accepté. La deuxième fois était l’humiliation, et je ne pouvais pas l’accepter. «, in Newsweek International, le 28 Juin 1999.
[20] Ville de l’État de Rio surnommée la Cité impériale car elle fut résidence d’été des empereurs du Brésil au XIX° siècle. 

UN CAPUCIN PLONGÉ DANS L’HISTOIRE DU XX°SIÈCLE.

Épisode 3 : Ut boni fiamus,[1] 

Pierre Péteul durant la Grande Guerre.

Réfugié au Vatican entre 1943 et 1944, Marie-Benoît Péteul poursuivit son action et accrut ses activités. En effet, il constitua une organisation internationale d’aide aux familles juives persécutées. II fut confronté à la frilosité du Pape Pie XII déchiré entre son souci d’aider les Juifs et sa hantise viscérale du communisme[2]. Le Père Marie-Benoît affronta dans son entreprise la lourdeur des rouages de la diplomatie pontificale poursuivant cependant avec vigueur l’action de sauvetage des Juifs qu’il avait déjà entreprise, au risque d’être victime de la répression menée par les Allemands. Ses activités reçurent toutefois le soutien discret mais explicite du Pape.  

À l’issue du conflit, médaille de la Résistance, croix de guerre, chevalier de la Légion d’honneur, il nourrit le souci de la réconciliation entre Juifs et Chrétiens, luttant pour que l’Institution reconnut ses « frères aînés ». 

Avec son ami L’écrivain et philosophe Edmond Flegenheimer, dit Edmond Fleg, il participa à la création de l’Amitié judéo-chrétienne de France qui avait pour ambition de cultiver entre Juifs et Chrétiens la connaissance, la compréhension, le respect et l’amitié. Il s’agissait de lutter contre les peurs, les chimères et fantasmagories multiséculaires entre les communautés[3]. Le poids de la Seconde Guerre et particulièrement de de la Shoah incitait à ce que les Églises chrétiennes revissent leur façon d’appréhender le peuple juif et son histoire dans leur enseignement et leurs conceptions théologiques. Suivant le chemin tracé par l’historien Jules Isaac, il s’agissait de dénoncer ce qu’il nommait l’enseignement du mépris. Des siècles de catéchèse avaient en effet incité les chrétiens à rejeter la perfidie juive et son caractère satanique. Les Dix Points de Seelisberg [4] identifièrent et condamnèrent les sources chrétiennes de l’antisémitisme et suggérèrent des réformes indispensables à la réconciliation entre juifs et chrétiens. La première équipe comprenait un petit groupe de protestants, de catholiques, d’orthodoxes et de juifs qui oeuvraient à l’éradication de l’antisémitisme mais avaient aussi le souci d’inciter Juifs et Chrétiens à orienter la société en reconstruction par leur présence civique et spirituelle. L’initiative s’inscrivit dans le grand courant de Risorgimento insufflé par le Concile Vatican II dont la déclaration Nostra Ætate approuvée par 2 221 voix contre 88[5] constitua une manifestation spectaculaire. Ce texte fut en effet à l’origine d’une vraie révolution doctrinale pour l’Église qui s’engagea ainsi dans un dialogue interreligieux. 

Après avoir à vécu à Rome jusqu’en 1953, le Père Marie-Benoît fut envoyé dans un séminaire au sud de la péninsule jusqu’en 1956 puis renvoyé en France où il mourut en 1990 à l’âge de 94 ans.

Padre Benedetto, « Père des Juifs » qui sauva 4 500 juifs, était un diplomate mais aussi un franc -tireur, doté de beaucoup d’imagination et un grand sens de l’humour d’après l’historienne américaine Susan Zuccotti qui le rencontra. 

Sans chercher à convertir les Juifs, le capucin de Bourg d’Iré nourrit son philosémitisme tant dans sa culture biblique que dans sa connaissance de l’hébreu.  Les Capucins, à l’image de Pierre-Marie Benoît et Callixte Lopinot jouèrent un rôle considérable pour renouer les liens entre Juifs et Chrétiens. Statue à Washington en 1964,  » Juste des nations  » en 1967[6], il reçut en 1984 du grand rabbin Jacob Kaplan les insignes d’officier de la Légion d’honneur, la croix de chevalier lui ayant été remise, à Rome, en 1946, par Jacques Maritain. À l’image de saint François avec les musulmans, il fut l’artisan d’un dialogue pacifié avec les juifs. 

Il fut un témoin de l’action d’une partie de l’Église durant la période sombre des années noires.  Ainsi, dans son Journal, Paul Morand, alors membre du cabinet civil de Pierre Laval écrivit : « Les évêques font une démarche collective des plus énergiques en faveur des Juifs en zone libre. C’est inouï l’enjuivement des curés ! C’est à vous rendre anticlérical ! » Padre Benedetto contribua à la déclaration de Serge Klarsfeld : « dette immense à l’égard de l’Église», dette qu’il aimerait que « notre pays reconnaisse, partage et mette en lumière, plutôt que de la laisser dans l’ombre par préjugé anticlérical  »[7].

Érik Lambert.


[1] Saint-Bonaventure, (1217-1274). « Pour que nous devenions bons ». Septième ministre général de l’Ordre des Frères Mineurs, il fut évêque d’Albano
[2] On peut lire sur cette question les biographies nuancées de J.Chélini, L’Église sous Pie XII, La Tourmente, 1939-1945 et celle de P.Milza, Pie XII ; toutes deux parues chez fayard et voir le film à charge Amen de Costa Gavras.
[3] Il serait intéressant de se reporter aux conséquences de l’appel à la croisade d’Urbain II lors du Concile de Clermont en 1095 puis au traité contre les Juifs de Pierre le Vénérable (vers 1140) et au Concile de Latran IV de 1215.
[4] 30 juillet au 5 août 1947 eut lieu à Seelisberg (canton d’Uri en Suisse) une conférence internationale destinée à discerner les causes de l’antisémitisme. 
[5] « À notre époque » : Texte promulgué par le Pape Paul VI en octobre 1965.
[6] Un arbre fut planté dans l’allée des Justes parmi les Nations, arbre, symbolisant le renouveau de la vie, sur le site de Yad Vashem. À proximité de chaque arbre, des plaques rappellent les noms de ceux auxquels ils rendent hommage et le pays où ils résidaient durant la guerre. 
[7] Lire à ce propos : J.Semelin, Une Énigme française, Paris, Albin Michel, 2021.

UN CAPUCIN PLONGÉ DANS L’HISTOIRE DU XX°SIÈCLE.

Épisode 2 : Le choix de la Résistance face à l’antisémitisme de l’État français.

Pierre Péteul durant la Grande Guerre.

Revenu de Rome à la faveur du déclenchement de la seconde guerre mondiale, le frère Marie-Benoît s’établit à Marseille. 

Le contexte de la partition de la France à l’issue » de l’armistice du 22 juin 1940 en sept zones et deux zones interdites[1] laissait pour certains l’illusion que celle qualifiée de « libre » jusqu’en novembre 1942, offrait un havre de relative sérénité pour les proscrits et surtout les juifs. Or, il n’en fut rien et ce fut plutôt en zone italienne élargie après l’opération Torch[2] que les juifs se réfugièrent. 

Nombre de juifs étrangers vinrent en « zone libre » mais, quoiqu’affirmèrent certains lors de scrutins nationaux récents, les juifs furent la cible de la législation de l’État français dès le 12 juillet 1940. Puis, le 3 octobre 1940 fut promulgué le premier statut des juifs, début d’une longue litanie de textes antisémites. Ceux qui se « réfugiaient » en zone vichyste étaient souvent en résidence surveillée ou internés dans des camps tel celui de Gurs[3], en Béarn. Frère Marie-Benoît se trouvait au couvent des capucins, au 51 de rue Croix de Régnier, lorsque le gouvernement de Vichy publia le Statut des Juifs. 

Le frère capucin mena d’abord une action isolée puis à partir de 1941, il contribua à une filière d’évasion.  Les Juifs n’avaient souvent aucun papier d’identité et Marie-Benoît les aidait lorsqu’ils frappaient à sa porte, sachant que son soutien leur était acquis. Dès 1940 à Marseille il accueillit des juifs et leur procura de faux papiers, des certificats de baptême, fabriqués dans les sous-sols du monastère. Mais certains allaient le trouver pour d’autres raisons comme cette femme qui souhaitait fêter la Pâque juive et manquait de pain azyme. Pour cela il lui fallait des tickets et c’est le père qui les lui a fournis.

Il participa aux activités de la résistance au sein de Combat[4] et de secours juif ce qui le conduisit à rencontrer Jules Isaac[5]. Il participa aux réseaux d’exfiltration des juifs vers l’Italie à partir de la fin de 1942. Une telle activité exploitait la politique de protection diplomatique vis-à-vis des juifs dans la zone d’occupation italienne entre le 24 juin 1940 et le 8 septembre 1943. Les Italiens de la CIAT, commission italienne d’armistice, ne purent s’entendre avec le gouvernement de Vichy. Après l’occupation par les Allemands de la zone libre, le 12 novembre 1942, des réfugiés juifs s’enfuirent en zone italienne et en Corse. À la fin de 1942, le gouvernement de Vichy décida de rafles, menées par la police française, contre les juifs étrangers dans la zone d’occupation ce qui était une entorse aux droits des Italiens. En décembre 1942, un accord fut signé entre l’Italie et l’Allemagne pour expulser les juifs et les étrangers au-delà de la ligne de démarcation italo-allemande, dans les territoires occupés par l’Allemagne. Les juifs affluèrent dans la zone italienne, préférant être en résidence forcée plutôt qu’en zone allemande. À Nice, le capucin rencontra Guido Lospinoso, commissaire italien aux affaires juives, envoyé par Mussolini à la requête des Allemands. Le prêtre parvint à convaincre Lospinoso de ne rien entreprendre contre les milliers de Juifs qui vivaient à Nice et ses environs. Pourtant, il s’agissait là de la mission pour laquelle il était mandaté.  À partir du printemps 1943, la situation des Juifs de Marseille devint rapidement difficile face à l’action du chef de la Gestapo Muller, de son adjoint le lieutenant Bauer et du sinistre Ernst Dunker-Delage.[6]

Avec l’assistance du prieur des Dominicains[7], le R.P.Parceval et d’un certain nombre d’autres personnes, le Père Marie-Benoît facilita l’évasion de juifs en Afrique du Nord par mer ou à-travers l’Espagne. 

Repéré par la Gestapo, son arrestation était imminente mais il fut rappelé à Rome en 1943 afin d’occuper sa chaire de théologie.

Parvenu au Vatican, il engagea des démarches afin d’être reçu par le Pape. Pour préparer cette entrevue, il rencontra les autorités juives françaises : le président de la Communauté, M. Heilbroner, le Grand rabbin de France M. Schwartz, ainsi que le rabbin Kaplan, le Grand rabbin de Lille, M. Berman, le rabbin de Strasbourg, M. Hirschler, le rabbin de Marseille, M. Salze, le président de l’Union générale des Israéliens de France M. Raoul Lambert et M. Edmond Fleg, président des Explorateurs israéliens.

Le 16 juillet 1943, il fut reçu chaleureusement en audience par Eugenio Pacelli, devenu Pie XII. Celui-ci s’étonna de ce qui se produisait alors : « Nous n’aurions jamais cru cela de la part du gouvernement de Vichy ». Le père Marie-Benoît exposa la situation sociale des Juifs espagnols, l’urgence d’évacuer vers l’Italie les juifs de la zone française occupée par les troupes italiennes par l’Afrique du Nord. Il insista pour obtenir des nouvelles des 50.000 juifs français déportés en Allemagne ; pour œuvrer à un traitement plus humain des juifs internés dans les camps de concentration français. 

Pierre Marie accueillait les juifs dans un hôtel « Salus » appuyé sur un réseau mené par Stefan Schwamm qui devint un grand ami de Padre Benedetto. 

En mission dans le nord de l’Italie, pour trouver des points de passage vers la Suisse, il se retrouva dans un bar à Milan avec son assistant, Schwamm, afin de rencontrer une personne susceptible de les aider. Mais c’était un guet-apens organisé par la police fasciste. Schwamm fut arrêté, mais put avertir discrètement le père, qui parvint à s’enfuir et à retourner à Rome. 

La configuration évolua le 8 septembre 1943. En signant l’armistice[8], les Italiens laissèrent la place aux Allemands avec les conséquences que l’on imagine pour les juifs. 

Érik Lambert


[1]Par la convention d’armistice du 22 juin 1940, le gouvernement du Maréchal Pétain, établi à Vichy, se voit reconnaître une autonomie de façade sur le reste du territoire : c’est la « zone libre » au sud de la ligne de démarcation. Une zone interdite au retour des réfugiés, une interdite rattachée au gouverneur militaire allemand de Bruxelles, l’Alsace-Moselle annexées, une zone italienne, une zone littorale interdite et bien sûr une zone occupée par les Allemands au nord de la ligne de démarcation.
[2] Le 8 novembre 1942, dans le cadre de l’opération «Torch», 100.000 soldats américains et anglais débarquèrent en Afrique du nord. Bénéficiant de l’effet de surprise, ils s’emparèrent de Casablanca, Oran et Alger, en vue de préparer la libération du continent européen…
[3] https://www.campgurs.com/
[4] ,À l’origine du groupe de résistance Combat, un  capitaine d’état-major qui refusa l’armistice, et chercha dès l’été 1940, à Marseille, à rassembler des hommes et des femmes pour poursuivre la lutte. Ce fut seulement plus tard que son nom fut révélé lorsqu’il abandonna ses pseudonymes : Henri Frenay. Ce jeune officier fonda un mouvement clandestin, le Mouvement de libération nationale. Du regroupement de plusieurs mouvements naquit Combat. Le mouvement couvrait la zone dite « libre » soumise à une administration française théoriquement indépendante dont le siège est à Vichy, sous l’autorité du maréchal Pétain. Combat comprenait plusieurs dizaines de milliers de sympathisants et environ 200 permanents. Parmi eux Bertie Albrecht infirmière protestante et amie personnelle de Henri Frenay. Le mouvement organisa des filières d’évasion vers la Suisse ou l’Espagne.
[5] Jules Isaac, professeur d’histoire de 29 ans participa à la rédaction des célèbres manuels d’histoire de la collection Malet. Or, Albert Malet fut tué au front en 1915 conduisant Jules Isaac à rédiger seul la nouvelle mouture imposée par de nouveaux programmes. Mais l’éditeur Hachette exigea que Malet restât associé au nom de l’ouvrage car Isaac était un nom juif qui pouvait indisposer l’École catholique. Isaac, lui-même blessé lors de la Grande Guerre poursuivit l’œuvre engagée avec Albert Malet. Membre de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, puis du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il s’engagea en faveur d’une meilleure compréhension entre Français et Allemands, 
Il fut révoqué par l’État français suite à la loi du 3 octobre 1940 instituant un statut discriminatoire des juifs. Sa femme et de sa fille furent du reste déportées et exterminées à Auschwitz. En 1947, Jules Isaac cofonda les Amitiés judéo-chrétiennes en 1947.
[6] Sous-officier SS, Ernst Dunker prit la tête de la Gestapo.  Issu des bas-fonds berlinois, ce tortionnaire fut d’une redoutable efficacité. Il se ménagea la collaboration du milieu local traquant les résistants durant deux ans. Lire N.Balique et V.Biaggi, Ernst Dunker et la Gestapo de Marseille, éditions Vendémiaire. 
[7] Le couvent des Dominicains de Marseille a été fondé en 1225 et, après sa suppression en 1790, a été restauré à partir de 1868 à 1878. Depuis, les frères occupent les mêmes bâtiments au 35 Rue Edmond Rostand, lieu qui de 1940 à 1942 servit de refuge aux Juifs persécutés. “La nouvelle de l’organisation le 21 avril 2018, dans des locaux de l’ordre des Dominicains de Marseille, d’un « week-end d’hommage à Charles Maurras » par la Fédération royaliste provençale et l’Action française Provence me choque peut-être encore plus que d’autres citoyens”… C’est par ces mots que commence une tribune publiée dans la presse en avril 2018 par le petit-fils d’une résistante. En effet, un colloque organisé par l’Action française, dans le cadre d’un “week-end hommage à Charles Maurras” se tenait dans le centre Cormier, salle polyvalente du couvent dominicain, rue Edmond-Rostand, à Marseille.
[8] Le 10 juillet 1943, les Anglo-Saxons débarquèrent en Sicile. Ils débarquèrent également en Calabre le 3 septembre et en Campanie le 9 septembre 1943. À Rome, ce fut la panique. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1943, le Grand Conseil fasciste releva Mussolini de sa charge et le roi Victor-Emmanuel III l’assigna à résidence. Le maréchal Badoglio prit la direction du gouvernement et s’empressa de négocier un armistice avec les envahisseurs. Celui-ci fut rendu public le 8 septembre 1943 dans la plus grande confusion. Hitler ne voulait pas laisser l’Italie sortir de la guerre. Il dépêcha 30 divisions de la Wehrmacht en Italie pour neutraliser les troupes italiennes et contenir l’avance des Alliés. Et il fit délivrer celui-ci à la faveur d’un raid audacieux. Empêché par le Führer de prendre sa retraite en Allemagne, Mussolini dut regagner très vite l’Italie du nord et se mettre à la tête d’une éphémère et dérisoire «République sociale italienne». Celle-ci fut implantée à Salo, sur le lac de Garde .