Un film, un livre

Godland
Un film de Hlynur Pálmason

Godland
Un film de Hlynur Pálmason

Un jeune prêtre danois, Lucas, est envoyé par sa hiérarchie dans la rude Islande de la fin du XIXème siècle (1875) pour y hâter la construction de l’église d’un petit village. Ses compatriotes colons y dominent les autochtones dont l’évangélisation semble pour le moins superficielle. Un petit groupe de ces derniers mené par le rugueux Ragnar accueille Lucas de l’autre côté de l’île. Bien que déjà épuisé par le voyage, il veut traverser ce pays pluvieux, magnifiquement désert et tumultueux avant d’accomplir sa mission, afin de le photographier à l’aide d’un appareil aussi encombrant que primitif.

Tel est l’argument initial du troisième film du talentueux Islandais Hlynur Pálmason, argument humain et spirituel posé discrètement sur son arrière-plan historique, développé avec peu de moyens et avec beaucoup d’intelligence, d’honnêteté artistique et de soin (la nature est le plus impressionnant des effets spéciaux, et le moins cher !). Ainsi les costumes sont-ils à la hauteur de la lumière toujours parfaite, les premiers et la seconde enveloppant personnages et paysages avec le même souci d’authenticité et de simplicité convaincantes. Le format carré, devenu inhabituel, aux coins arrondis, rappelle les premiers films d’explorateurs et intègre subtilement les photos de Lucas au récit ; loin de céder à la tentation du grand spectacle, il oblige à une grande attention de cadrage au prix de laquelle le regard du spectateur se resserre sur la splendeur de la nature et sur la vérité des êtres remarquablement incarnés par les acteurs dont la prima donna est la majestueuse Islande elle-même, car le film est très majoritairement tourné en extérieur. Les animaux y sont traités dans leur intimité avec les humains, comme des second rôles propres à souligner l’animalité mal contenue par le puritanisme luthérien des colons danois. La musique étonnante par sa texture et sa composition est en symbiose avec le décor et le propos ; elle est utilisée si judicieusement et parcimonieusement dans la bande-son — elle aussi de grande qualité — qu’elle semble émaner directement de la réalité décrite, ainsi que les chansons que chantent les personnages, dont certaines proviennent de collectes anciennes, sans jamais aucune complaisance folklorique ni documentaire qui ferait tâche dans la qualité d’émotion constante que suscite l’économie du film. Il est centré sur l’évolution d’un Lucas bardé de certitudes et sur sa confrontation à Ragnar, son guide islandais qui se refuse à parler danois, cachant sa complexité derrière une apparence sauvage, si bien que l’on ne tarde pas à se demande lequel des deux est le plus brutal.

À quoi bon dévoiler une histoire si bien racontée. Il est toutefois utile à son appréciation de rappeler le contexte de la lente et irrégulière émancipation de l’Islande, peuplée à partir de 874 par les Vikings, christianisée à la charnière de l’an mille sans toutefois que le paganisme ne fût éradiqué, dominée par le royaume de Norvège puis par le Danemark seul, avant d’acquérir une complète indépendance, en 1944 seulement (par referendum vainqueur à 97 % pour l’indépendance et à 95 % pour la république). En 1875, Lucas débarque donc dans une île-pays qui lutte en silence pour sa liberté, où les mœurs et les croyances ancestrales sont profondément ancrées, à la nature exigeante et indomptable où les fleuves de lave se mêlent aux rivières que rien ne semble pouvoir canaliser, image des passions humaines magnifiées par une terre dont on hésite à décider si elle est celle de Dieu ou celle du diable. À moins que les deux ne se la disputent encore… En effet, Godland (Pays de Dieu) n’est pas le titre original : Hlynur Pálmason (habituons-nous à ce nom !) lui avait préféré Vanskabte land, « Pays difforme » en danois, et Volaða Land, « Pays maudit » en islandais. À chacun de choisir.

Jean Chavot


Une Énigme française
de Jacques Semelin et Laurent Larcher

Jacques Semelin, Laurent Larcher, Une Énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés, Paris, Albin Michel,
224 p., 19 €.

Les politiques manipulent parfois l’Histoire au profit de l’idéologie qui les anime. Pour satisfaire l’opinion, il suffit de lui offrir ce qu’elle souhaite entendre. Or, la dernière campagne présidentielle constitua une tribune pour les thurifères du vieux maréchal et de l’État français. L’argument « massue » consista à affirmer que le régime né à l’été 1940 en France avait permis d’épargner un sort funeste à 75% des Juifs français. Après tout, qu’il y eût des Juifs étrangers installés ou réfugiés en France livrés aux nazis pour protéger les Juifs nationaux ne choqua guère les débatteurs. Toutefois, effectivement, par rapport à d’autres pays européens sous la botte hitlérienne, « seulement » 25% des Juifs de France perdirent la vie durant les années noires. 

L’originalité de la recherche de Jacques Semelin fut d’essayer de comprendre comment tant de Juifs français purent échapper aux chambres à gaz. Si nombre d’historiens ont travaillé sur la Shoah[1], quelques lignes seulement étaient consacrées au sort des Juifs épargnés dans l’hexagone et les colonies. 

Le livre du Directeur de recherche émérite au CNRS est original sur la forme. En effet, c’est un « carnet de bord » de la méthode employée, des difficultés et des progrès réalisés, mais aussi le produit de ses recherches sur « l’exception française ». 
Arguer d’un rôle supposé de « bouclier protecteur » de l’État français est une erreur qui rassure et flatte notre ferveur nationale mais l’intérêt d’Hitler fut d’avoir un gouvernement français qui lui permit d’épargner l’immobilisation de forces allemandes importantes en France pour gérer le territoire. L’État français prit l’initiative d’écarter les Juifs de toute vie sociale, participa ensuite à leur arrestation et à leur déportation, facilitant ainsi la tâche des Allemands.  
Dès lors, on peut se demander comment 245 000 Juifs ont pu échapper à la mort.
Semelin utilise les sources traditionnelles, les travaux réalisés par ses collègues historiens mais sollicite aussi les témoignages des survivants célèbres et anonymes. Ainsi, convoque-t-il Simone Veil, Pierre Nora, Serge Klarsfeld, Robert Badinter à contribuer à son travail. Cet essai propose une autre vision de ce que fut la France des années noires. L’historien reprend là l’hypothèse émise par Serge Klarsfeld en 1983 et par Semelin lui-même dans un ouvrage de 2013[2]. Gageons que certains polémistes soucieux de justifier leur aveuglement idéologique n’ont guère prêté attention aux thèses du chercheur du CNRS. 
Certes, cela interroge quant à la fiabilité des mémoires individuelles érodées par le cours du temps et les approximations. 
On peut discuter la posture de l’historien éreintant Paxton[3], contestant la thèse du Chagrin et la pitié[4] et critiquant l’hypothèse émise par Jacques Chirac lors du discours de juillet 1995[5]. C’est quelque peu excessif et on a l’étrange impression que Semelin est un chevalier solitaire combattant pour une vérité qui échapperait depuis des dizaines d’années aux autres chercheurs. 
La difficulté de l’entreprise tient au silence de ceux qui avaient survécu. Nourrissant un sentiment de culpabilité -pourquoi ai-je été épargné et pas les autres ? – ils pensaient n’avoir rien à raconter. Pourtant, ils souffrirent aussi de la peur, des séparations, des fuites, des rafles, des persécutions. 
La survie de tant de Juifs français tint à la déchéance de nationalité, procédure engagée par la loi du 22 juillet 1940 qui inaugura la législation raciste et xénophobe élaborée par l’État Français. À partir du 22 juillet, la loi conduisit à la révision systématique de toutes les naturalisations accordées depuis 1927. En conséquence, nombre de Juifs devinrent dès lors apatrides ce qui réduisit de facto le nombre de Juifs français. 
Ceci étant posé, comment autant de Juifs français survécurent-ils ?
La ruralité du pays qui permettait plus aisément de se cacher constitua un facteur important. Les « réseaux de sociabilité » qu’entretenaient les Juifs intégrés facilita par ailleurs leur survie. À cela, il conviendrait d’ajouter l’action des Églises, des fidèles catholiques et protestants qui constituèrent des réseaux d’entraide encouragés par certains évêques tel Monseigneur Saliège[6]« Avec l’accord tacite ou non de leur évêque, les fidèles sont très imprégnés de la culture de la charité, cette vertu théologale enseignée au catéchisme dans toutes les paroisses de France », écrit Jacques Semelin. Du reste, La dette contractée à l’endroit de l’Église serait immense selon Serge Klarsfeld[7].
L’auteur en appelle aussi à l’humanité et la complicité ordinaires d’une population qui se refusa à dénoncer, qui favorisa la fuite ou cacha les pourchassés[8]. L’empreinte de la culture républicaine et la charité chrétienne constitueraient donc le terreau propice à l’entreprise de sauvetage. Pour Semelin, « Ce n’est pas quelques milliers de Justes qui ont sauvé le Francemais c’est que la France est un pays de Justes. »
Le chercheur défend l’idée que la grande masse des Français n’appréciaient pas forcément les Juifs mais leur antisémitisme, ancré dans « l’ambiance de l’époque », ne les entraînait toutefois pas à accepter le traitement qui leur était infligé.  Selon Semelin, nombre de Français, même au sein de l’administration et des forces de police et de gendarmerie ont protégé les Juifs, s’opposant ainsi aux mesures adoptées par l’État Français et l’occupant allemand. On peut regretter la tendance à l’autosatisfaction de Jacques Semelin et son souci excessif de plaider à charge contre la « doxa paxtonienne » et le documentaire de Marcel Ophüls qui, dans le contexte d’alors, furent des acteurs essentiels du réveil des mémoires. Certes, les années 1970 bousculèrent les certitudes et secouèrent sérieusement la légende gaullienne d’un pays de résistants. Toutefois, comme souvent dans notre Histoire, les excès de la repentance firent de la France une nation de collaborateurs[9]. La contrition gagna toutes les strates d’une société incapable de garder mesure. 
L’ouvrage apporte un éclairage intéressant sur ce que fut la spécificité de la politique menée à l’endroit des Juifs de France. À la lecture de Semelin demeure la certitude du caractère funeste de la politique criminelle de l’État Français ; mais seuls les aveugles et les histrions de pacotille mus par d’obscures raisons idéologiques sombraient encore dans l’aveuglement.  
D’énigme il n’y aurait donc plus à la lecture du travail de Semelin. Le maintien d’un État dont les agents manquent parfois de l’enthousiasme nécessaire à la mise en œuvre de la « solution finale », le poids d’une opinion rétive et d’institutions religieuses et philosophiques aux mesures adoptées, la résistance des victimes potentielles, expliqueraient qu’il n’y eût « que 24 500 Juifs français déportés. 

Érik Lambert.


[1] Utilisons ce terme plus que celui d’holocauste. Holocauste vient du grec ancien signifiant « je brûle tout » ce qui induit un sacrifice, une offrande consumée. Ainsi, Le premier chapitre du Lévitique établit les règles des holocaustes d’animaux. Si l’on retenait ce terme qui fut utilisé par une série américaine diffusée en 1978 par NBC, cela pourrait signifier qu’il s’agissait d’une offrande à Dieu. Le terme Shoah paraît plus adapté car il provient d’un mot hébreu signifiant « catastrophe » et suggère que ces opérations furent subies.
[2] S.Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard et P.Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort, Les Arènes-Le Seuil.
[3] La thèse de l’historien américain Paxton dans La France de Vichy 1940-1944, ouvrage paru en 1972, consistait à présenter une France antisémite. Cette hypothèse est aussi défendue dans l’ouvrage qu’il a écrit avec Michael Marrus Vichy et les Juifs (1982)). Les livres en question firent et font encore autorité sur bien des points. Paxton écrivit :« Au lieu de demander pourquoi comment tant de Juifs ont survécu en France, il faudrait demander pourquoi tant ont péri, étant donné le potentiel qu’avait le pays pour aider ou cacher les victimes, », in Marrus et Paxton, Vichy et les Juifs.
[4] Chronique en deux parties, réalisé avec des archives internationales et de témoignages recueillis dans la région de Clermont-Ferrand et dans le monde entier, ses auteurs proposent une vision jusque-là inédite de la Collaboration et la Résistance. Si les vrais résistants y sont présents, le film donne pour la première fois la parole à des collaborateurs et à des miliciens. Surtout, il dresse un tableau des lâchetés ordinaires, des compromissions courantes d’une large partie de la population. Lorsqu’il sortit en salle, en avril 1971, il secoua la conscience nationale. Le Chagrin et la Pitié ne fut diffusé à la télévision qu’en 1981.  Simone Veil, à l’époque au conseil d’administration de l’ORTF, s’opposa à la diffusion télévisée du film : « en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l’ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu’ils l’étaient comme les autres »
[5] « La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »
[6] https://museedelaresistanceenligne.org/media6523-Lettre-pastorale-de-Monseigneur-Salige-du-23-aot-1942
« Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle »… « Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain ».  
[7] Pages 166-185 de l’ouvrage.
[8] Quelques films exploitèrent cette perspective comme Monsieur Batignole, 2002.
[9] À l’encontre de la thèse soutenue par Semelin, des évêques déclarèrent le 30 septembre 1997 à Drancy : « Devant l’ampleur du drame et le caractère inouï du crime, trop de pasteurs de l’Église ont, par leur silence, offensé l’Église elle-même et sa mission. (…) Nous confessons cette faute. Nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d’entendre cette parole de repentance ».