Le sabbat de toute une vie
L’accroissement de l’espérance de vie est l’effet heureux de beaucoup de facteurs con-jugués : progrès scientifique et technique ; généralisation et approfondissement de l’éducation ; conquêtes sociales le plus souvent arrachées de haute lutte : diminution du temps de travail, congés payés, sécurité sociale, indemnisation du chômage… Et bien sûr la retraite. Le gain d’espérance de vie est le fruit de l’effort collectif qui a permis toutes ces avancées, et non le ca-deau de bons princes à la communauté. Il est bon de le rappeler au moment où l’on entend répé-ter l’argument selon lequel, puisque l’on vit plus longtemps, on devrait logiquement travailler plus longtemps. Observons ce qui sous-tend cette équation aux allures algébriquement indiscu-tables.
« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. » (Marc 2,28). De même, le travail est fait pour l’homme et non l’homme pour le travail, qui est la condition de sa survie biologique tel que Hannah Arendt le définit selon la tradition philosophique (La Condition de l’homme moderne). Parce que l’homme a accru le temps de sa survie biologique, est-il condamné à utiliser ce gain à travailler plus longtemps ? Pourquoi, s’il n’en retire pas le bénéfice ? Pour qui, s’il n’est pas libre d’en jouir lui-même ? À chacun de déterminer où s’entassent les surplus de richesse ainsi produits. Pas, en tout cas, chez ceux qui participent le plus durement à l’effort commun et qui se trouvent, comble d’injustice, être ceux dont l’existence est la moins confor-table et la plus brève. De même que le repos et le partage du dimanche sont de plus en plus sacrifiés aux exigences économiques et consuméristes, de même la retraite qui est en quelque sorte le sabbat de toute une existence, devrait se réduire comme peau de chagrin au nom des mêmes exigences de production alors que le monde — le nôtre, du moins — n’a jamais été glo-balement aussi riche ? C’est notre effort collectif qui a créé cette richesse comme il a permis l’allongement de la vie, et cela justifierait maintenant de travailler plus longtemps ? On voit bien le non-sens absolu de cette arithmétique vicieuse ; à moins de viser l’immortalité…
Dès lors l’argument change de point d’attaque : il oppose les actifs aux inactifs, les se-conds pesant dangereusement et coupablement sur les premiers. La réalité de la vie y apporte un premier démenti : les « inactifs » sont très loin de l’être ; ils sont au contraire et généralement plus occupés qu’au temps de leur activité professionnelle contrainte, cette fois par des tâches essentielles à la collectivité, familiales, associatives, éducatives, humanitaires, artistiques, spiri-tuelles… Second démenti, anthropologique celui-ci : l’homme est le seul mammifère qui survit à l’épuisement de ses facultés procréatives. Depuis des temps immémoriaux, les anciens font par-tie intégrante de la collectivité, ils assument la protection et l’éducation des petits enfants inca-pables de survivre sans eux, ils maintiennent la cohésion et la continuité biologique et culturelle de l’espèce. Devraient-ils aujourd’hui délaisser ces fonctions primordiales pour claudiquer comme au temps de leur vaillance derrière rennes et mammouths, fussent-ils ceux du CAC 40 ? À moins d’une rupture anthropologique aux conséquences incalculablement désastreuses, la réalité de la vie humaine n’est pas scindée en actifs et inactifs, mais une : elle repose sur la fra-ternité qui commande que chacun participe selon ses moyens à la vie collective dont il reçoit ce qui est nécessaire à ses besoins (Acte 2, 44-47 ; Acte 4, 32-35).
Arguer de l’allongement de la vie pour reculer l’âge de la retraite revient à considérer ce temps de libre disposition de ses capacités comme un temps de « non-vie », inutilement coûteux pour la société. Cela induit également que le travail n’aurait de réalité et de sens que dans le cadre de l’emploi, très majoritairement salarié. Or, celui-ci est en dernière instance subordon-né aux choix d’élites socio-économiques qui apparaissent de plus en plus préoccupées de leurs seuls intérêts. Nul doute donc que la question des retraites révèle d’autres interrogations fon-damentales sur la justice sociale, sur la démocratie réelle, sur le partage des richesses et sur ce qu’est le travail, sa nature, son organisation et ses finalités. Quel que soit le résultat du conflit en cours, l’ampleur du mouvement a déjà montré l’urgence et la volonté d’y réfléchir collectivement.
Le Comité de rédaction