Nous avons souhaité, dans le cadre de notre réflexion, « François…ou quand l’autorité se fait service », recevoir le témoignage d’un frère en responsabilité. Le Frère Michel Laloux a accepté de nous rencontrer et de partager son expérience de ministre provincial des Franciscains de France-Belgique.
François invite le ministre à se faire le serviteur de ses frères. Comment vous, Frère Michel, vivez-vous votre charge de ministre provincial ?
Actuellement, je rends visite à chaque communauté, une visite canonique, et c’est justement mon rôle de rencontrer et d’écouter en profondeur chaque frère. Je le rencontre, puis je rencontre la communauté, et c’est véritablement le premier rôle du Provincial: écouter chaque frère, écouter jusqu’au bout (écouter jusqu’au bout, ob-audire, c’est être obéissant). Un exemple : récemment, un frère âgé refusait absolument de quitter sa communauté, pour ne pas être placé dans un EHPAD. On a pris en compte sa demande. Je l’ai étudiée avec la communauté, puis je lui ai dit : « Oui, c’est possible. » Donc, c’est écouter le frère, mais c’est aussi écouter la communauté. Être Provincial, c’est ne pas se substituer au responsable local. Etre le Provincial ça veut dire, pour moi, être serviteur, ni plus, ni moins. Par exemple, s’il y a un conflit dans une communauté entre deux frères, et que l’un des deux me téléphone, je vais d’abord le renvoyer au responsable, au gardien parce qu’il y a subsidiarité. Ou s’il y a une demande qui m’est adressée, je vais voir avec le gardien. Cela fait dix ans que je suis Provincial. Plus j’avance, et plus je vois que c’est vraiment important d’agir dans le cadre de ma fonction, ni plus, ni moins.
Alors, mon rôle ?…comment être serviteur de mes frères ? Mon rôle, c’est d’abord, comme le dit François d’Assise, d’exhorter mes frères, de les encourager — une des choses les plus difficiles aujourd’hui, c’est la dépression, la dévalorisation de soi — et de pouvoir encourager un frère dans ce qu’il est, dans ce qu’il fait, et donc de refléter ce qui est positif, mais pas ce qui est imaginaire : d’être toujours vrai.
Il y a deux excès d’un Provincial, ou d’un serviteur de ses frères, c’est l’autoritarisme et le laxisme. Pour freiner l’autoritarisme, il y a le discernement des communautés, il y a l’aide du conseil du Provincial. Beaucoup de choses permettent un contre-pouvoir. Il y a aussi un cadre qui est donné par l’ensemble des frères, dans les mandats, au moment d’un chapitre provincial, donc ce n’est pas « faire ce que je veux ». Mais aussi, pas de laxisme, et François est une boussole…Pas de laxisme, pourquoi ? Il peut y avoir un frère, par exemple, qui disjoncte, qui se montre violent envers les autres frères. Ça doit d’abord être réglé par le gardien. Mais, si c’est trop grave, alors là je dois intervenir. Et ça peut aller jusqu’à demander au frère de quitter la communauté, de recommencer dans une autre communauté… Ce n’est pas simplement m’en laver les mains. Evidemment, il faut d’abord que j’en parle au conseil provincial, mais c’est parfois dire stop ! C’est un des cas où il faut exercer l’autorité. Parce que, chez les Franciscains, parfois, on peut être gentil. Mais il ne s’agit pas d’être gentil, il s’agit d’être bon, et même par moments d’être tranchant. Voilà, c’est un peu comme dans l’éducation d’un père ou d’une mère, c’est de voir ce qui est ajusté au réel.
Comment conciliez-vous la part administrative croissante de votre charge et la présence indispensable aux frères ?
Concrètement, si je reçois une demande de la curie générale franciscaine de Rome pour connaître l’état de la province en terme de nombre – on est cent quinze –je vais la renvoyer à Jean-Pierre, qui est mon secrétaire. Dès que j’ai une demande d’ordre administratif, je vois si c’est moi qui dois m’en occuper ou si c’est quelqu’un d’autre. C’est pareil pour chaque courriel, parce que j’ai énormément de courriels et de demandes. Je vois si c’est à moi ou à quelqu’un d’autre de répondre, ou si ce n’est pas opportun. C’est toujours un discernement dans ce que je dois faire, ce que je peux faire. C’est vrai aussi, au niveau financier, avec Yannick qui est économe provincial. C’est lui demander s’il peut gérer, ou lui demander un avis, parce que c’est ma charge mais que j’ai besoin d’être éclairé. Donc, effectivement, il y a un boulot administratif qui est énorme et mon rôle c’est de déléguer. Parfois, je signe simplement.
Et vous avez le sentiment que vous arrivez vraiment à rester disponible pour vos frères ?
C’est tout mon problème : la gestion du temps. Mais c’est aussi la distance intérieure, par rapport à tous les problèmes, à tout le quotidien. C’est une grosse question. Ça rejoint celle de l’hygiène de vie, de la vie spirituelle. Ce n’est pas simplement une délégation. C’est ne pas être habité par tous les problèmes. Pour moi, c’est la question numéro un : comment je reste centré sur le Christ ? Non seulement centré, mais comment est-ce que mon union au Christ va grandissante ? En étant accompagné spirituellement, en méditant la Parole de Dieu, en faisant du sport, en courant 30 à 40 km par semaine. J’ai moins de temps pour la danse, mais j’ai besoin d’oxygène, d’aller à l’extérieur. L’équilibre de vie, l’hygiène de vie, c’est primordial. Je pense souvent aux athlètes de haut niveau : une des choses importantes pour eux, c’est la récupération. Comment je récupère ? Comment je fais le vide ? En ayant chaque matin une bonne période d’oraison, c’est-à-dire de silence. Ça équilibre par rapport au nombre de paroles que j’entends. Se mettre à l’écoute de la parole de Dieu, c’est fondamental.
Ce n’est donc pas qu’une question de temps et de délégation, c’est aussi une question de vie intérieure pour ne pas se noyer et pour rester disponible pour ses frères ?
Absolument. Et puis je demande souvent à Dieu de me rendre présent à l’instant. C’est tout simple, mais…mais d’être vraiment là… c’est tout un travail. Chacun, avec son emploi du temps, comment faire pour être quelqu’un de vivant, quelqu’un de présent à chaque instant, qui écoute vraiment en profondeur ?
Pour tout être humain, l’autorité peut se transformer en pouvoir. Comment, en tant que Provincial franciscain, parvenez-vous à vous garder de ce danger, pour que votre autorité soit toujours un service ?
Chez les Jésuites, le Provincial a un socius, un numéro deux, qui interpelle le Provincial et qui lui dit : « Il me semble que là, ou là, ce n’était pas tout à fait juste. » On n’a pas cela au niveau structurel chez les Franciscains. Mais, quand même, Frédéric-Marie, qui est le vicaire provincial, peut, à certains moments, m’interpeler, me dire là où ça a « beugué ». C’est important pour que l’autorité ne se transforme pas en pouvoir. Il n’y a pas que lui, il y a le conseil provincial et puis il y a les frères. Il y a donc de nombreux éléments qui peuvent permettre de faire attention à ce pouvoir, parce que c’est un des risques. C’est un risque important, d’autant plus important chez les Franciscains que, structurellement, à la différence des Dominicains ou des Jésuites, les contre-pouvoirs ne sont pas organisés, c’est-à-dire écrits. Un Provincial pourrait être très autoritaire, chez les Franciscains, parce que son domaine de décision est très étendu. Est-ce une question de tempérament, ou de limites que je perçois chez moi aussi ? En général, j’essaie, le plus possible, de partager les questions. Par exemple avec le conseil, le définitoire, pour qu’on puisse décider ensemble. Encore une fois, structurellement, le Provincial pourrait être autoritaire. Mais la mentalité est différente dans la spiritualité franciscaine : il y a une fraternité, et un esprit démocratique. Parfois même, il y a des frères qui me disent : « Michel tu pourrais décider beaucoup plus tout seul »… J’hésite par rapport à cela. Je préfère partager trop plutôt que trop peu. Les choses sont certes plus lentes, car plus participatives, mais je crois aussi plus profondes.
Et vous pensez qu’aujourd’hui les frères, dans un conseil, n’hésitent pas à dire non au Provincial ?
Oh oui ! Nous venons d’avoir des définitoires, et sur plusieurs questions, les frères m’ont dit : « non, non, nous on voit autrement. » Il y a une liberté de parole assez large et les frères sont suffisamment à l’aise pour me dire les choses. Un petit exemple : quand j’envoie une lettre à tous les frères de la province, je la fais toujours relire par l’ensemble du conseil. Ils me font des corrections, des compléments. Donc ce n’est pas la parole du Provincial, ou, en tout cas, elle peut être corrigée. Et puis je vois que certains frères peuvent mieux s’exprimer que moi…et donc, en étant Provincial, je touche beaucoup plus à mes limites parce qu’il y a tellement de domaines : administratif, canonique, juridique, psychiatrique parfois… J’ai besoin d’aide, et pas seulement de mes frères. Par exemple, je travaille avec une psychanalyste sur toutes les questions d’abus sexuels, car on a parlé des frères jusqu’ici, mais c’est beaucoup plus vaste…
Par conséquent, je crois que c’est très important, par rapport au pouvoir, de toucher ses limites. Je les perçois beaucoup plus aujourd’hui qu’avant d’être Provincial. Je pense souvent au curé d’Ars à qui on demandait : « Est-ce que vous n’êtes pas tenté par l’orgueil ? » Il répondait : « Non, je suis tenté par le désespoir. »
On ne voit pas cela chez ceux qui détiennent l’autorité, mais ça peut être terrible… le sentiment de ne pas être à la hauteur. Il ne faut pas avoir un complexe d’infériorité, mais reconnaître qu’on n’est pas à la hauteur et que c’est normal. Oui, c’est normal que je sois impuissant dans certaines situations.
Pour que l’autorité ne se transforme pas en pouvoir, il y a aussi toute la vie spirituelle, dont je parlais tout à l’heure. C’est extrêmement important, pour vivre vraiment, de savoir qu’il n’y a qu’un seul responsable, et c’est Dieu. C’est la question de la confiance de la foi qui se pose à toute vie humaine : c’est lorsque nous sommes confrontés à notre impuissance que peut se développer la confiance en Dieu, avec une autre profondeur. L’enjeu est le même pour tout un chacun, parce qu’on a tous des responsabilités, mais dans un cadre particulier pour le Provincial.
Propos recueillis par Pascale Clamens-Zalay, le 5 octobre 2023
La seconde partie de cet entretien sera mise en ligne sur notre site au mois de décembre.