1. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale, …
Le Moyen-Âge souffre de l’image diffusée par les humanistes qui puisaient leur inspiration dans la culture gréco-romaine. Le terme même de Renaissance supposait qu’il y avait eu une première naissance, l’Antiquité, puis une mort, et une nouvelle naissance. Par la suite, les philosophes dits des « Lumières » et les révolutionnaires de 1789 aspirèrent à décrédibiliser la monarchie et le Christianisme qui lui était étroitement associé. Ils forgèrent la réputation sombre et obscurantiste du Moyen-Âge falsifiant son histoire. La III° République, nourrie d’anticléricalisme, s’ingénia à présenter l’époque du christianisme triomphant comme sauvage, inculte et rétrograde. Cette vision négative du Moyen-Âge porta préjudice à l’Église, pilier essentiel de la société médiévale. Pourtant, si à la Renaissance, l’Église continuait à jouer un rôle essentiel, une différence sensible avait émergé. En effet, le christianisme médiéval reposait sur l’enseignement et la culture des masses, demeurant autonome par rapport au pouvoir temporel ; en revanche, à partir du XVI°siècle, le christianisme fut contrôlé par le pouvoir politique. Les siècles de dénigrement du Moyen-Âge, magistralement dénoncé par Régine Pernoud[1] continuent à marquer les esprits contemporains. On oppose souvent Église médiévale et modernité, à l’image de la controverse copernicienne prônant l’héliocentrisme contre le géocentrisme religieux. Pourtant, une puissante activité intellectuelle agita l’Europe médiévale et l’Église y joua les premiers rôles. Ainsi, à proximité des cathédrales, apparurent des lieux où se diffusait le savoir. Ainsi, Jacques Le Goff affirmait dans Les intellectuels au Moyen Age que « Chartres est le grand centre scientifique du siècle. On étudie le trivium étude des voces- les arts libéraux- mais aussi l’étude des choses, des res, le quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Sont cultivés l’esprit de curiosité, d’observation, d’investigation qui est alimenté par la science gréco-arabe »[2]. L’Église fut à l’initiative de l’émulation intellectuelle de ce temps. En France, la fondation de l’abbaye de Saint-Victor, en 1108, sur la montagne Sainte-Geneviève, fut à l’origine de l’université. La reine Blanche de Castille par un acte du 21 octobre 1250, céda « à maître Robert de Sorbon, chanoine de Cambrai, pour la demeure des pauvres écoliers, une maison qui avait appartenu à un nommé Jean d’Orléans, et les écuries contiguës de Pierre Pique-l’Âne (Petri Pungentis-Asinum) situées dans la rue Coupe-Gueule ; devant le palais des Thermes ». Son rayonnement intellectuel en fit un des centres les plus importants de l’Occident médiéval au début du XIIIe siècle.
Le clergé régulier ne fut pas en reste, les monastères devenant de véritables centres culturels ; les hommes d’Église furent plongés dans ce bouillonnement d’idées et apparurent comme les grands hommes de sciences de l’époque. Au XIIe siècle, de 1120 à 1190 environ, un travail systématique de traduction des œuvres des scientifiques et philosophes grecs et arabes fut engagé à Tolède et en Italie s’appuyant aussi sur les écrits philosophiques grecs (Platon, Aristote), transmis par les arabo-musulmans.
Les îles britanniques ne furent pas isolées de ce grand mouvement intellectuel. Roger Bacon naquit à Ilchester, dans le Dorsetshire, vers 1214. Ses riches parents prirent le parti d’Henri III contre les barons rebelles[3], et perdirent la quasi-totalité de leurs biens dans l’aventure. Roger fit ses études supérieures à Oxford et à Paris, où il devint maître universitaire[4] avant de devenir professeur à Oxford (école franciscaine). Il fut grandement influencé par ses maîtres et amis oxoniens[5] Richard Fitzacre et Edmund Rich, mais surtout par Robert Grosseteste, évêque de Lincoln et Adam Marsh, tous deux professeurs à l’école franciscaine. À Paris, il fut très proche du franciscain Petrus Peregrinus de Maricourt. Tous contribuèrent à lui transmettre le goût des sciences positives, des langues, de la physique, et c’est de Maricourt qui l’incita à rejoindre l’ordre franciscain ; sans doute vers 1240. Il apprit l’arabe, le grec et l’hébreu afin d’avoir accès aux textes originaux des traités d’Aristote et des philosophes orientaux qu’ils considéraient dénaturés par des traductions latines approximatives. Il poursuivit ses travaux et fut un des premiers à commenter la Physique et la Métaphysique d’Aristote. La maladie le contraignit à abandonner ses recherches pendant deux ans. Lorsqu’en 1257, il put reprendre ses études, ses supérieurs lui interdirent de publier tout ouvrage en dehors de l’ordre, sans l’autorisation spéciale de ses supérieurs « sous peine de perdre le livre et de jeûner plusieurs jours avec seulement du pain et de l’eau ». Il fut donc contraint au silence, ne pouvant ni enseigner ni publier sans censure préalable. Cette interdiction incita les auteurs modernes à porter un jugement sévère sur les supérieurs de Roger, jaloux des capacités de ce dernier, se demandant même comment il avait eu idée de rejoindre l’ordre franciscain. Or, à l’époque où Bacon est entré dans l’ordre, les Franciscains comptaient de nombreux hommes de talent qui n’étaient en rien inférieurs aux savants les plus célèbres des autres ordres religieux. L’interdiction n’était en fait pas dirigée contre lui, mais plutôt contre Gérard de Borgo San Donnino[6]. Ce dernier avait en effet publié en 1254, sans autorisation, son ouvrage hérétique « Introductorius in Evangelium æternum ». Pourtant, l’interdiction frappant Roger fut levée de manière inattendue en 1266, …
Érik Lambert
[1] R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen-Âge, Seuil.
[2] Cf. J.Le Goff, Les Intellectuels au Moyen-Âge, Seuil. « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants [les Anciens], de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants. »
[3] Henri III. fils de Jean sans terre n’avait que 9 ans lorsqu’il succéda à son père, en 1216. La régence fut confiée au duc de Pembroke, qui sut rattacher au jeune prince les barons révoltés contre son père et éloigner son concurrent, Louis de France, futur Louis VIII. A partir de 1219, Henri III gouverna seul. Il voulut recouvrer ses domaines de France, que Philippe-Auguste avait enlevés à Jean sans Terre ; mais il fut battu par Saint Louis (Louis IX) à Taillebourg et à Saintes en 1242, et ne dut qu’aux scrupules du roi de France d’être rétabli dans une partie des possessions de sa famille. Il tenta vainement la conquête de la Sicile, que le pape lui avait donnée. L’énormité des impôts souleva contre Henri les barons d’Angleterre ; il se vit contraint par Simon de Montfort à signer les Provisions d’Oxford (1258), mais il refusa bientôt de les observer ; il fut battu et fait prisonnier à Lewes par Simon de Montfort, en 1264, et se vit contraint de confirmer la Grande charte, donnée par son père. Son fils Édouard releva ses affaires et vainquit les barons à Evesham en 1263. Par la suite Henri III régna paisiblement. Il mourut en 1272.
[4] En août 1215, Robert de Courson, cardinal légat du pape, octroya aux maîtres et « écoliers » (étudiants) de Paris, une première charte qui fixait l’organisation des études. Les statuts de 1215 reconnaissaient la nouvelle institution universitaire : son autonomie était garantie par la papauté dans ses aspects essentiels : accès à la fonction d’enseignant, libre organisation de l’enseignement et des examens, privilèges judiciaires. En 1231, une bulle du pape Grégoire IX décréta que maîtres et étudiants parisiens étaient désormais sous sa protection. Les statuts de Robert de Courson réglèrent en détail le cursus dans les facultés « d’arts libéraux » qui constituaient la base indispensable des études universitaires. La durée des études fut fixée à six ans, avec un âge minimal de vingt-et-un ans pour accéder à la maîtrise. Après une première formation dans de petites écoles de grammaire ou auprès d’un précepteur, les jeunes étudiants âgés de 14 à 15 ans étaient contraints de devenir clercs pour entrer à l’université. Au bout de trois ou quatre années d’études, l’étudiant pouvait obtenir le premier grade, le baccalauréat, après examen. Muni de ce titre, il assistait le professeur et devenait le tuteur d’étudiants plus jeunes. La faculté des arts libéraux exigeait le baccalauréat pour réguler l’accès à la licence. La licence ès arts (libéraux) fut la première à avoir été formellement organisée sous l’égide de l’Église : à partir de 1179, le chancelier de Notre-Dame de Paris délivrait une « licentia docendi », c’est-à-dire une autorisation d’enseigner ; cette licence préfigurait les grades universitaires à partir du XIIIe siècle. À la faculté des arts libéraux, elle pouvait s’obtenir après six ans d’études universitaires et attestait que son titulaire maîtrisait suffisamment les savoirs pour les enseigner. S’il poursuivait ses études après la licence, l’étudiant pouvait obtenir la maîtrise ès arts, qui marquait son entrée dans la communauté des maîtres universitaires et garantissait un accès privilégié aux bénéfices ecclésiastiques. Les rituels universitaires distinguaient nettement un baccalauréat, une licence et une maîtrise, même si les trois degrés formaient un tout indissociable. La maîtrise couronnait les études à la faculté des arts et préparait aux degrés des facultés supérieures (médecine, droit, théologie). Enfin, le doctorat constituait la plus haute distinction universitaire.
[5] D’Oxford.
[6] Gérard de Borgo San Donnino adhèra aux idées millénaristes de Joachim de Flore. En 1248 il fit partie du petit cénacle joachimite du couvent de Provins, avec Salimbene de Adam et Barthélemy Ghiscolo de Parme. Ils tentèrent de convaincre le roi Louis XI de ne pas organiser la huitième croisade pressentant son échec. Le cénacle de Provins fut dissout vers 1249. Ghiscolo fut envoyé à Sens Salimbene à Autun, et Gérard à Paris, pour y représenter aux études de l’université la province de Sicile. Il y resta quatre ans. Vers 1254 il publia à Paris Introductorium in Evangelium Aeternum (Introduction à l’Évangile éternel), livre dans lequel il reprend les idées de retour à la pauvreté évangélique de Joachim de Flore et où il annonce l’ère nouvelle pour 1260, en s’appuyant sur L’Apocalypse. L’ami de Gérard, Jean de Parme fut soupçonné d’en être l’auteur. Le texte, envoyé au pape Alexandre VI par l’archevêque de Paris, fut examiné par une commission de trois cardinaux réunie à Anagni en juillet 1255 et condamné le 23 octobre 1255. Gérard fut arrêté et condamné à la prison à vie. Il y resta jusqu’à sa mort en 1276, sans jamais se rétracter.