2, …Henri Grouès ou la naissance d’une vocation, … à l’épreuve de la guerre, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

En 1930, Henri choisit donc l’ordre le plus pauvre, devenant novice au couvent des Capucins. Cette vocation naquit sans doute à Pâques 1927, de retour d’un pèlerinage à Rome, lorsqu’il éprouva, en priant à Assise, une exaltation « indescriptible », qu’il ne s’expliqua pas. L’illumination survint peu après, au cours d’une convalescence, à la lecture d’un gros ouvrage sur saint François d’Assise. Ce choix ne ravit pas ses parents qui l’auraient préféré jésuite mais ils acceptèrent sa décision. Il renonça à sa part d’héritage au profit d’œuvres de charité, une démarche qui ne fut guère appréciée par d’autres membres de la famille. À partir du 21 novembre 1931, à l’âge de 19 ans, il commença son noviciat au couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours de Saint-Etienne et son scolasticat sous le nom de frère Philippe à Crest à partir de 1932, couvent de Crest qui avait été racheté en 1922, à la fin de la grande guerre[1], par des bienfaiteurs et des capucins. Il prononça ses vœux le 3 janvier 1937, demeura 7 ans dans la Drôme mais sa santé fragile l’obligea à quitter la vie monastique. Il avait fallu toute la persuasion de son directeur pour qu’au bout de sept ans, il se résignât à quitter la vie monastique, sous peine d’y laisser sa santé. Mais, il répéta souvent : « si je n’avais pas eu ce désert de vie, de renoncement permanent dans l’Amour, dans la perception de l’Adorable, je n’aurais pas pu traverser ma vie ultérieure sans être brisé ». Toutefois, ces années de solitude et de prières dans des conditions de vie austères forgèrent son tempérament. Il fut ordonné prêtre le 24 août 1938 dans la chapelle du collège jésuite de Lyon. Monseigneur Alexandre Caillot, l’évêque de Grenoble, sensible aux questions sociales et soutien solide des militants de l’Action catholique[2], l’accueillit et le nomma vicaire de la basilique Saint-Joseph. En septembre 1939, il fut mobilisé comme sous-officier en Alsace. Il fut hospitalisé de fin janvier à mi-juillet 1940 pour une pleurésie et démobilisé le 31 août 1940. Son évêque le nomma en septembre aumônier de l’hôpital de La Mure, prêtre chargé d’instruction religieuse à l’orphelinat de l’Assistance Publique de La Côte-Saint-André en charge d’un orphelinat (janvier 1942), vicaire de la cathédrale de Grenoble (15 juillet 1942 – fin 1943) et enfin le gouvernement provisoire de la République française aumônier de la Marine de mi-1944 à fin 1945. Sa vie bascula le 18 juillet 1942 lorsqu’il cacha deux juifs rescapés d’une rafle, qui se présentèrent à lui, et qu’il fit passer en Suisse avec des faux papiers qu’il contribua à imprimer. Il organisa des filières de passage dans les Alpes, créa un laboratoire de fausses pièces d’identité à son domicile, et accueillit ceux qui étaient pourchassés. En 1943, il organisa le passage dans la Confédération de Jacques de Gaulle, frère du général, afin qu’il échappât à la Gestapo. Tétraplégique, il fut porté à travers les barbelés par l’abbé Grouès avec la complicité des douaniers français. Alimenté par le STO[3], les maquis prirent de l’ampleur et Henri contribua à installer ceux du Vercors et de Chartreuse. En avril, il créa, à leur intention, un bulletin d’informations, L’Union patriotique indépendante. Il avait dès lors besoin d’une secrétaire et rencontra ainsi Lucie Coutaz, qui devint sa fidèle collaboratrice pour 39 ans, l’accompagna dans tous ses combats et fonda avec lui Emmaüs. Dans ce contexte de guerre, il choisit plusieurs pseudonymes afin d’échapper à la police de Vichy et à la Gestapo finissant par adopter pour toujours celui de « l’abbé Pierre ». Ironie du sort, lui qui était de santé fragile fut sauvé par la …diphtérie durant l’été 1943, quand il fut transporté en clinique, peu avant que la Gestapo ne fît irruption dans son presbytère, à Grenoble. L’ancienne capitale du Dauphiné fut la plaque tournante de son activisme de l’ombre. Début 1944, l’abbé Pierre était recherché à Grenoble et à Lyon. Il poursuivit son action à Paris, où il ne tarda pas à être recherché également. Au mois de mai, il accompagnait un camarade résistant qui venait d’échapper à la Gestapo avec pour objectif de lui faire traverser la frontière vers l’Espagne. Alors que l’abbé Pierre était seul en repérage dans le Pays basque, il fut arrêté à Cambo-les-Bains, dans les Pyrénées-Atlantiques par la Gestapo. Il parvint à s’évader et, sa situation devenue intenable, les chefs locaux de la Résistance le firent passer en Espagne. Il rejoignit l’ambassade officieuse de la France Libre à Madrid et, de là, s’envola pour Alger à la rencontre du général De Gaulle en mai 1944. La mort qui l’appelait depuis son enfance « Dès l’âge de 8 ans, j’ai vécu dans l’impatience de la mort[4]« , confiait-il, se préparant avec ferveur à une proche « rencontre avec l’Amour absolu » « Notre sœur la mort », comme il la désignait à la suite de Saint-François d’Assise, une « sœur » qui l’avait oublié. Avant cette ultime rencontre, il lui restait soixante-deux ans pour devenir une personnalité nationale connue de tous. 

Érik Lambert.


[1] Les capucins s’installèrent sur les lieux en 1609. À l’instar de ce qui se passa pour les bâtiments de Paris, la communauté fut chassée lors de la Révolution française, le couvent confisqué par la ville en 1791 qui le vendit comme bien national. Après l’avoir récupéré, les frères furent expulsés à nouveau lors du conflit afférent à la loi de séparation des Églises et de l’État. Pauvreté et humilité sont les vertus cardinales de ces premiers « franciscains » qui se qualifient eux-mêmes de « frères mineurs » – c’est-à-dire « tout petits » –, afin de se mettre au niveau des plus démunis. Ce choix s’exprime dans leur habit, fait d’une tunique de bure non teinte avec une simple corde en guise de ceinture (d’où leur nom, en France, de « cordeliers »). Pour mémoire, le 27 avril 1790, Danton fonda dans l’ancien couvent des Cordeliers, à Paris, la « Société des amis des Droits de l’Homme et du citoyen », plus connue sous le nom de Club des Cordeliers. Avant d’abriter un club, l’église avait donné son nom à l’un des soixante districts parisiens créés en avril 1789. Le district des Cordeliers, correspondant à peu près au quartier de l’actuel Odéon, était habité par de nombreux journalistes et intellectuels patriotes. Camille Desmoulins lança en décembre 1793, avec le soutien de Danton, son journal Le Vieux Cordelier, l’adjectif « vieux » manifesta l’offensive des « indulgents » qui formaient « l’aile droite » des Jacobins contre l’extrémisme des Cordeliers (aile gauche). Desmoulins y dénonça la Terreur et réclama la création d’un « comité de clémence ».
[2] Toutefois, sous l’occupation, il fut parmi les évêques les plus pétainistes mais il échappa à l’épuration. 
[3] Le 16 février 1943, une loi de l’État français institue le Service Obligatoire du Travail, rebaptisé très vite Service du Travail Obligatoire (STO) en raison des moqueries suscitées par ses initiales. Dès le début de l’Occupation allemande, des Français se sont portés volontaires pour aller travailler en Allemagne dans les fermes ou les usines d’armement, en échange d’une bonne rémunération. On en a compté au total 240 000, dont 70 000 femmes. Mais ces travailleurs volontaires ne suffisant pas à colmater les manques de main-d’œuvre occasionnés par la mobilisation, Fritz Sauckel, responsable de l’emploi dans le IIIe Reich hitlérien, pressa le gouvernement de Vichy de lui fournir 350 000 travailleurs qualifiés supplémentaires. Le 22 juin 1942, Pierre Laval mit donc en place la « Relève », promettant qu’au départ de trois travailleurs répondrait la libération d’un prisonnier français. L’opération se solda par un fiasco. Le chef du gouvernement français se résolut alors à organiser le STO. C’est le seul exemple d’un gouvernement européen qui ait livré ses travailleurs à l’Allemagne. La loi cible dans un premier temps les jeunes hommes de 21 à 23 ans. Ils sont tenus de s’engager pour une période de deux ans et sont logés sur place dans des camps. Leur travail s’effectue soit en Allemagne même soit en France. En 1944, l’Allemagne se faisant plus exigeante, le gouvernement de Vichy élargit le STO aux femmes sans enfant de 18 à 45 ans et aux hommes de 16 à 60 ans. On comptera jusqu’en juin 1944 un total de 650 000 départs au titre du STO. Mais aussi environ 200 000 réfractaires. Beaucoup de ceux-ci entreront dans la Résistance et prendront le maquis.
[4] Lors du décès de son grand-père.