3, HENRI GROUÈS OU LA NAISSANCE D’UNE VOCATION, … À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE,…L’ILLUSION DE L’ENGAGEMENT POLITIQUE POUR UN MONDE PLUS JUSTE, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Poussé par ses amis afin que la Résistance catholique fût représentée à l’Assemblée nationale,il devint député indépendant de Meurthe-et-Moselle le 21 octobre 1945. La France d’alors était sans régime politique établi, puisque la IIIe République avait été de fait suspendue le 10 juillet 1940 par le vote de l’Assemblée nationale qui avait donné au maréchal Pétain les pleins pouvoirs et la charge de rédiger une nouvelle constitution. Il convenait donc à la Libération de remplacer le régime de l’État français. Le 21 octobre 1945 constitua un moment important de la refondation démocratique et républicaine. Le corps électoral était élargi, puisque les femmes et les militaires votèrent pour la première fois à des élections législatives. Il s’agissait en réalité d’un referendum comportant deux questions : « Voulez-vous que l’Assemblée élue ce jour soit constituante ? » et « Si le corps électoral a répondu “Oui” à la première question, approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, organisés conformément au projet de loi ci-contre ? ». La réponse fut positive et l’abbé Pierre participa donc aux travaux d’une Assemblée devenue constituante. Il considérait, selon ses mots être « un prêtre devenu député par accident de la guerre ». Afin d’honorer au mieux son mandat, il choisit de demeurer à proximité du Palais-Bourbon et acquit un pavillon délabré situé à Neuilly-Plaisance. Marqué par la guerre qui s’achevait à peine, il y ouvrit une auberge internationale de jeunesse pour y accueillir des filles et des garçons « dont les pères s’étaient entretués peu de temps auparavant et qui découvraient, la paix revenue, de quel point d’abomination l’Homme avait été capable ». Il en fit aussi un lieu de réunion pour des équipes ouvrières et baptisa cette maison « Emmaüs ». Lors des trois mandats de député qu’il accomplit, il eut le souci de la défense des Résistants, de la promotion d’idées fédéralistes et de la reconnaissance et la protection de l’objection de conscience. Élu MRP[1], il s’en éloigna progressivement et démissionna le 28 avril 1950. Il avait en effet déjà désapprouvé en diverses circonstances la politique et les votes du groupe, et avait joint ses voix à celles des communistes. Il s’était opposé par exemple à l’allégement des peines contre les mineurs condamnés pour collaboration et à l’adhésion de la France à l’Otan. Pacifiste, il condamnait par ailleurs la politique coloniale menée par la France en Indochine. La rupture survint en mai 1950, quand une manifestation ouvrière fut sévèrement réprimée à Brest[2], alors que le MRP participait au gouvernement. Par ailleurs, il ne supporta pas l’éviction du député de Montpellier Paul Boulet, opposé au Pacte Atlantique[3] . Il continua, avec quelques autres à siéger sous l’étiquette de la « Gauche indépendante et neutraliste ».  À nouveau candidat en 1951, il fut battu et abandonna définitivement sa carrière politique. « Je n’ai pas été un bon député, confia-t-il plus tard. Incompétent, peu diplomate et sans le moindre sens politique ». Fort de ses convictions, Baigné dès son enfance dans le catholicisme social, pétri par les Capucins, il nourrissait une théologie du servir, du don total aux autres, du dénuement et aspirait à transformer la société « non pas par la politique, source de grande déception à cause de sa médiocrité », « mais par l’action sociale et par le bas[4]». Or, en 1949, il rencontra Georges Legay, ancien bagnard qui, sans amis, sans famille, avait tenté de se suicider. « Moi, je n’ai rien à te donner, j’ai abandonné ma part d’héritage et je suis criblé de dettes » lui dit l’abbé Pierre. « Toi, tu n’as rien à perdre puisque tu veux mourir, tu n’as rien qui t’embarrasse. Alors, donne-moi ton aide pour aider les autres. » Georges fut le premier compagnon d’une aventure qu’à Pâques 1950 l’abbé Pierre baptisa « Emmaüs », en référence à l’Évangile de Luc[5]. Georges se souvint : « Ce qui me manquait, ce n’était pas seulement de quoi vivre, c’était aussi des raisons de vivre. »  Rapidement, nombre de vagabonds, de mendiants, de fugueurs rejoignirent la communauté fondée avec le soutien de Lucie Coutaz, camarade de résistance qui avait donné à Henri son pseudonyme de résistant « l’abbé Pierre ». Tous vivaient du salaire de député et de celui de Lucie Coutaz[6], qui travaillait à mi-temps à l’extérieur, ainsi que de quelques dons. La nouvelle vie d’Henri Gouès commençait. Érik Lambert.


[1] Issu de la Libération et s’inspirant des principes de la démocratie chrétienne, le Mouvement républicain populaire (MRP) – d’abord baptisé Mouvement républicain de Libération – fut créé en novembre 1944.
Il fut l’un des principaux partis de gouvernement de la IVe République et l’un des piliers du régime. Aux côtés du Parti communiste (PC) et de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il forma d’abord le tripartisme et en 1947, après sa rupture, il fut l’un des éléments constitutifs de la Troisième Force. Plusieurs des membres du MRP furent ainsi ministres ou présidents du Conseil (Georges Bidault, Robert Schuman ou Pierre Pflimlin). La direction théorique du MRP appartenait au congrès national qui se réunit chaque année, et au conseil national dans l’intervalle. Le MRP se voulut un parti de militants s’appuyant sur d’actives fédérations départementales et constitués d’équipes ouvrières, rurales, jeunes et féminines. Le MRP fut par ailleurs un fervent partisan de la construction européenne.
Grande force politique de l’après-guerre, il enregistra un certain reflux lors de la législature de 1951-1956. Le MRP ayant rallié De Gaulle en 1958, le début de la Ve République entérina alors sa transformation. Il fonctionna jusqu’aux élections législatives de 1967, mais il demanda à ses adhérents de rallier le nouveau Centre démocrate.
Notice rédigée d’après DELBREIL, Jean-Claude, « Le MRP (Mouvement républicain populaire) », SIRINELLI, Jean-François (dir.), Dictionnaire de la vie politique française, PUF, 1995, p. 709-713.
[2] Le climat social du début des années 1950 fut difficile dans le contexte de guerre froide. A Brest, la situation était d’autant plus tendue que la ville tardait à se reconstruire. La ville demeurait à l’état de chantier du fait des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, avait souvent des allures de terrain vague en mutation urbanistique. C’est dans ce contexte qu’éclatait de multiples grèves notamment en janvier celle des carriers d’Huelgoat. Ceux-ci furent rejoints par les marins-pêcheurs qui protestaient contre les importations de poissons puis par les fonctionnaires de Brest qui réclamaient le maintien de l’indemnité qui leur était versée au titre de « ville sinistrée ». Le 19 mars, ce furent plus de 5 000 ouvriers du bâtiment qui entrèrent en grève, afin d’obtenir une augmentation de salaire. Ils furent suivis par les dockers du port de Brest et, peu à peu, la cité finistérienne prit des allures de forteresse assiégée par la grève générale. Les manifestations se succédèrent avec un important déploiement de forces de police. Le 17 avril 1950 : une fusillade éclata et coûta la vie à Edouard Mazé, frère du secrétaire du syndicat du bâtiment, affilié à la CGT. Le bilan était lourd : un mort, de nombreux blessés dont certains gravement, à l’image de Pierre Cauzien, qui fut amputé d’une jambe. On peut se reporter à la bande dessinée de Davodeau et Kris, Un Homme est mort, Futuropolis, 2006.
[3] Le 10 juillet l940, à Vichy, il fut du nombre des 80 parlementaires qui refusèrent les pouvoirs constituants au maréchal Pétain ce qui lui valut le titre de membre honoraire du Parlement.
[4] Philippe Portier, politologue français, professeur à l’École pratique des hautes études (EPHE), titulaire de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités »
[5] Lc, 24.
[6] Elle était surnommée « Lulu la terreur » ou « La tour de contrôle » par les compagnons de l’abbé Pierre auquel elle vouait une grande admiration, même si elle n’hésitait pas à lui tenir tête lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui. Née en 1899 à Grenoble, Lucie Coutaz entra à 16 ans dans l’entreprise Lustucru après des études de sténodactylo. Ce fut à cette époque qu’elle découvrît qu’elle était atteinte du mal de Pott, une infection dans les vertèbres dorso-lombaires. Plâtrée et corsetée, elle dut rester allongée sur une planche de bois durant cinq ans. Condamnée à l’immobilité par la maladie, elle décida d’aller à Lourdes en 1921, où elle aurait été miraculeusement guérie. Après avoir fait partie d’une congrégation de religieuses, elle s’engagea dans la résistance. Ce fut à cette époque qu’elle croisa la route de l’abbé Pierre. Elle décida de suivre cet homme de foi dans tous ses combats, même les plus difficiles. Elle l’aida même à restaurer la maison délabrée de Neuilly-Plaisance celle de la première communauté Emmaüs. Alors que l’abbé Pierre était de plus en plus sollicité en France, puis dans le monde entier, ce fut elle qui géra d’une main de fer les diverses tâches administratives et les nombreux centres d’hébergement en l’absence de l’ecclésiastique. Inséparable, le duo vit ensemble sous le même toit pendant près de 40 ans. L’abbé Pierre a même dû faire une demande à l’Église parce qu’à l’époque, ça ne se faisait pas. « Avec Lucie Coutaz, c’était une grande histoire d’amour platonique. Ils sont même enterrés côte à côte à Esteville, l’une des dernières demeures de l’Abbé Pierre », rappelle Benjamin Lavernhe. 
Lucie Coutaz décéda le 16 mai 1982 à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), après avoir été veillée par l’abbé Pierre. « J’ai passé une partie de la nuit auprès d’elle. J’hésitais à partir, j’avais déjà mon manteau. Je n’ai versé aucune larme, comme pour mon père et pour ma mère. Pendant sa vie, l’on a mis dans sa main, la main des pauvres », avait confié l’Abbé Pierre.