4, L’ABBÉ PIERRE : LA CONSCIENCE D’UNE SOCIÉTÉ.

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Lors des élections législatives de 1951 organisées suivant la nouvelle loi électorale des apparentements[1] conçue par la « Troisième Force », Henri Gouès soutenu par la Ligue de la Jeune République[2] héritière de Marc Sangnier, n’obtint que 7,69% dans son fief de Meurthe-et-Moselle. L’impact de cette défaite électorale sur le fonctionnement d’Emmaüs fut catastrophique car l’Abbé Pierre perdit ses indemnités parlementaires qui faisaient vivre la communauté. Dépourvu de ressources, il mendiait dans les rues. Un des compagnons lui raconta alors comment il survivait lorsqu’il était à la rue. Il fouillait les poubelles pour revendre ce qui pouvait l’être, pour trier ce qui pouvait être revendu. La « biffe » permit rapidement à 150 compagnons de vivre, et d’aider 600 familles. Les ressources ainsi collectées étaient faibles, l’abbé fut contraint d’acheter des terrains et construisit des logements d’urgence, sans même attendre de permis de construire. La vocation de bâtisseurs des compagnons permit aux autorités de se décharger d’une partie de l’assistance aux pauvres qui étaient nombreux en ces années d’après-guerre. Le bouche-à-oreille et les services sociaux orientaient les sans-logis vers Emmaüs et les baraquements en bois ou en tôle, puis les petites maisons en dur de Neuilly-Plaisance, Pontault-Combault, ou Plessis-Trévise. Pour financer ses activités, il participa en 1952, au jeu radiophonique « Quitte ou double » sur Radio Luxembourg et remporta une somme de 256 000 francs, qui permit l’achat d’un camion, de nouveaux terrains et un début de notoriété. En 1953-1954, la France comptait officiellement 7 millions de mal-logés. L’abbé Pierre songea à lancer un véritable projet de construction : « les cités d’urgence ». Pourtant, un projet de loi visant à allouer un milliard de francs du budget de la Reconstruction aux cités d’urgence fut rejeté par le Conseil de la République[3].  Or, dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954, un bébé mourut de froid dans un vieux bus, à la cité des Coquelicots[4]. Il écrivit une lettre ouverte au ministre du Logement[5], qui assista à l’enterrement du bébé, cérémonie que l’abbé qualifia de « funérailles de honte nationale ». Toutefois, les expulsions continuèrent à se multiplier[6], les sans-logis étaient nombreux. L’abbé et ses compagnons couraient les rues de Paris, afin de distribuer couvertures, soupes et cafés chauds. L’abbé lança alors l’idée de la campagne des « billets de 100 francs » : « On me dit que vous êtes dix millions d’auditeurs à l’écoute. Si chacun donnait cent francs […] sans que cela les prive d’un seul gramme de beurre sur leur pain ! Calculez combien cela ferait ! ». Le 1er février 1954, une femme expulsée de son logement mourut de froid ce qui incita l’abbé Pierre à lancer son célèbre appel sur Paris-Inter puis sur Radio Luxembourg[7]. Cet appel provoqua un spectaculaire élan de solidarité populaire « l’insurrection de la bonté » qui suscita un déluge de dons pour l’aide aux mal-logés[8]. L’abbé Pierre devint grâce à l’influence de la radio, l’emblème de la « guerre contre la misère ». Charlie Chaplin donna deux millions de francs, disant : « Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été et que j’ai incarné. ». Déplorant sa « tumultueuse célébrité », il ne parut plus que rarement après 1954. Il visita les communautés Emmaüs réparties dans 35 pays et donna des conférences. Aux États-Unis et au Canada, il dénonça les nantis et convia la jeunesse à se mobiliser « non pour l’argent, mais pour l’Amour ». Il réapparut toutefois en 1984, à 72 ans, coiffé de son béret, revêtu d’une soutane et de sa pèlerine sur les épaules, chaussé de ses gros souliers pour défendre une enseignante de l’école parisienne Hypérion[9], Vanni Mulinaris, accusée de terrorisme. Au Palais des congrès à Paris, il s’insurgea contre « le scandale de la destruction des surplus agricoles » et il annonça la création de la première banque alimentaire française dont s’inspira Coluche en 1985 pour créer les Restaurants du cœur[10]. En mars 1986, Coluche lui remit pour la fondation Emmaüs un chèque de 1,5 million de francs. Aussi, lié par une lutte commune contre la pauvreté, l’abbé Pierre célébra la messe de funérailles après l’accident de moto qui coûta la vie au comique. L’abbé fut, aux côtés d’Albert Jacquart, Jacques Gaillot, Jacques Higelin, Josiane Balasko et Léon Schwartzenberg, … de tous les combats pour défendre la dignité des démunis. Durant la décennie (1984-1994), il fut la conscience de la société française[11]. Malgré l’âge, il s’engagea encore dans de multiples actions interpelant les gouvernants. En dépit de ses positions iconoclastes sur les questions de société et sur les fastes de l’Église catholique, il fut reçu par tous les papes de l’après-guerre. « Vous êtes mon charbon ardent », lui avait dit Mgr Roncalli, alors nonce à Paris, futur pape Jean XXIII. Il se prononça pourtant en faveur du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes, des hommes mariés et évoqua le mariage homosexuel et l’homoparentalité[12]. Dans ses mémoires[13], il avoua même quelques entorses au vœu de chasteté[14].

L’abbé Pierre laissa un héritage législatif conséquent : loi de 1957 facilitant l’expropriation pour construire, création des ZUP, les zones à urbaniser en priorité (1958), … Entre 1954 et 1977, six millions de logements furent ainsi bâtis. Lors de la crise du logement, de la fin des années 1980, l’abbé s’engagea à nouveau, inspira la loi Besson de mai 1990[15] et soutint la création du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées[16]. Il se battit en faveur de l’application de l’article 55 de la SRU[17], qui obligeait les communes à avoir 20 % de logements sociaux. En 2006, un amendement déposé par le député Patrick Ollier menaçant cette disposition, l’abbé vint à l’Assemblée en fauteuil, engagea tout son poids moral mais aussi physique pour préserver l’intégrité de la loi.L’abbé Pierre mourut le 22 janvier 2007 à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. Il avait 94 ans. « Notre sœur la mort » qui l’avait si souvent frôlé l’a saisi. Il l’avait pourtant si souvent côtoyée lorsqu’il « dévissa » sur un glacier alpestre pendant la guerre ou lorsqu’en juillet 1963, il survécut au naufrage d’un bateau dans le Rio de la Plata. Malgré la maladie pulmonaire dont il souffrait, en dépit des opérations multiples qu’il subit, de la maladie de Parkinson dont il était atteint, l’abbé Pierre ne renonça jamais à sa mission. En 2019, les 360 groupes du monde célébrèrent les 70 ans de la première Communauté Emmaüs. Le défi que s’était lancé l’abbé Pierre en 1949 est devenu une cause mondiale[18].


[1] Le système des apparentements est une loi électorale conçue par la Troisième Force (alliance regroupant des partis hostiles aux gaullistes et aux communistes- SFIO, UDSR-MRP-Radicaux et modérés) pour éviter que le parti communiste et le RPF gaulliste n’obtiennent beaucoup d’élus à l’Assemblée nationale en 1951 et 1956.
[2] Mouvement fondé en 1912 par Marc Sangnier, qui aspirait à concilier l’adhésion à la République et l’attachement aux principes chrétiens. Les résultats électoraux demeurèrent modestes. La Ligue adhéra au Front populaire, se positionnant à gauche de la démocratie chrétienne. Ses quatre députés présents à Vichy le 10 juillet 1940 furent parmi les 57 députés (80 parlementaires en comptant les sénateurs) qui refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain, tandis qu’un grand nombre de jeunes membres du parti entrèrent ensuite dans la résistance. Le 10 juillet 1940, les quatre qui dirent « non » furent les députés Paul Boulet (Hérault), Maurice Delom-Sorbe (Basses-Pyrénées), Maurice Montel (Cantal), Philippe Serre (Meurthe-et-Moselle). L’Assemblée nationale rendit hommage à Maurice Montel, lorsqu’il mourut car il était le dernier des 80 parlementaires qui avaient dit « non » aux pleins pouvoirs à Pétain. https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000003435/l-hommage-de-l-assemblee-au-dernier-depute-ayant-vote-non-le-10-juillet-1940.html. Albert Blanchoin (Maine-et-Loire) et Jean Leroy (Vosges) étaient alors prisonniers de guerre. À la Libération, la JR conserva son autonomie. Elle suivit une ligne originale, défendant un programme social avancé et attira alors de nombreux déçus du MRP, dont l’abbé Pierre. Si la majorité de la JR rejoignit finalement le PSU, une petite minorité maintint le parti qui développa un « socialisme personnaliste » avant de se mettre en sommeil en 1985. 
[3] Chambre haute (équivalent du Sénat) sous la IV°République. 
[4] À Neuilly-sur-Marne.
[5] Maurice Lemaire qui assura cette fonction sous les gouvernements Laniel et Mendès-France. 
[6] https://metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-francais-dans-le-journal-Le-Monde-1945-2014.html
[7] D.Amar, Hiver 54https://www.youtube.com/watch?v=7XBRoeSQA8g  https://www.youtube.com/watch?v=uijdXj73znMhttps://www.francetvinfo.fr/economie/immobilier/immobilier-indigne/video-en-1954-l-appel-de-l-abbe-pierre-pour-venir-en-aide-aux-sans-abri_4938051.html

[9] École de langues, 27 quai de la Tournelle, Paris. https://tempspresents.com/2020/04/27/hyperion-une-ecole-parisienne-suspectee-detre-le-cerveau-politique-des-brigades-rouges/
[10] https://www.youtube.com/watch?v=Cq3z5_u7lac
[11] Toujours considéré comme personnalité préférée des Français de 1988 à sa mort. https://mediaclip.ina.fr/fr/i23269776-l-abbe-pierre-longtemps-personnalite-preferee-des-francais.html
[12] « Je comprends le désir sincère de nombreux couples homosexuels, qui ont souvent vécu leur amour dans l’exclusion et la clandestinité, de faire reconnaître celui-ci par la société. » Il proposait d’ « utiliser le mot d’ « alliance » à la place de « mariage »« On sait tous qu’un modèle parental classique n’est pas nécessairement gage de bonheur et d’équilibre pour l’enfant. » 
[13] Mémoires d’un croyant (1997), Fraternité (1999) et Mon Dieu, pourquoi ? (2005).
[14] « J’ai donc connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction. » Lui qui avait fait vœu de chasteté expliquait : « Cela n’enlève rien à la force du désir, il m’est arrivé d’y céder de manière passagère. Mais je n’ai jamais eu de liaison régulière. » 
[15] Art. 1er. – Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation.
Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité, dans les conditions fixées par la présente loi, pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir.

[16] Décembre 1992.
[17] Loi du 13 décembre 2000. Loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU)
[18] https://www.emmaus-international.org/fr/groupes-membres/emmaus-dans-le-monde/