Un livre / Deux films

Pierre Lemaitre 
Un avenir radieux, Paris, Calmann-Lévy,
592 p., 23,90 €.

Il caracole en tête des ventes de toutes les librairies, son nom brille au firmament de toutes les têtes de gondole, tous les supports médiatiques encensent son dernier roman, Pierre Lemaitre est de retour. Les plumes des uns, les voix des autres se penchent goulûment sur son nouveau bébé : Un Avenir radieux. Force est de reconnaître que cet emballement enthousiaste gagne le lecteur qui entre dans cette histoire le 19 avril 1959 pour la quitter un mois plus tard, harassé, saisi, happé qu’il fut par le rythme effréné de ces aventures. Il y eut déjà le succès de la trilogie des Enfants du désastre, couronnée dès le premier volet, Au revoir là-haut, par le prix Goncourt 2013, poursuivie avec Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines. Le cinéma s’est déjà emparé avec bonheur des péripéties familiales des Péricourt achevées dans les affres de « l’étrange défaite[1] ».

Le Grand Monde, premier volume de la saga familiale tétralogique des « années glorieuses » paru en janvier 2022, plonge le lecteur dans le monde en reconstruction des trois décennies de croissance rapide qui séparèrent la Libération du choc pétrolier ; période supposée bénie de croissance économique et de croissance démographique. Il y a un soupçon de nostalgie rétroactive pour cette période, nostalgie qui accoucha d’un chrononyme[2] cher à Jean Fourastié afin de qualifier cette « Révolution invisible ». 

Pierre Lemaitre nourrit l’ambition de « feuilleter et feuilletonner » le XXe siècle, de la première guerre mondiale à la chute du Mur, à travers un kaléidoscope de personnages.

Un Avenir radieux, celui de l’espérance, durant lequel les conditions de vie s’améliorèrent considérablement sous l’effet de l’augmentation de la croissance économique, plongeant la France dans le mirage de la société de consommation. Ce nouveau volet de la saga de Lemaitre en appelle à « un personnage collectif, la famille Pelletier » dont les aventures, les turpitudes, les amours sont ceux de toute une époque.  

Les personnages sont précipités au cœur de la Guerre froide et de la menace nucléaire qui nourrissait alors les angoisses. Intrigues politiques, affaires d’espionnage, relations familiales complexes, naissance des magasins-bazars bon marché se mêlent dans ce roman que l’on ne lâche pas.  

L’histoire repose surtout sur trois personnages : Jean, mal marié à l’odieuse Geneviève, emporté par de soudaines bouffées meurtrières ; François, journaliste au magazine télévisé Edition spéciale entraîné dans une mission d’exfiltration par les services spéciaux et Colette, fillette de onze ans, qui quitte brutalement le monde de l’enfance, souffrant du rejet de sa mère et victime d’un prédateur sexuel. Sans doute inspiré des grandes sagas familiales à la Druon, à la Thomas Mann ou à la Martin du Gard, Pierre Lemaitre offre une nouvelle vie à l’art du feuilleton littéraire, art considéré comme « populaire » tombé en désuétude. Le feuilleton qui contribua pourtant à l’explosion de la presse et des romans tels ceux de Dickens, de Balzac, de Sue, de Sand ou de Dumas, publiés sous forme d’épisodes tenant en haleine les lecteurs. L’auteur ne nourrit pas l’ambition d’écrire un roman historique, il prend quelques libertés avec la « vérité de l’événement »[3] mais il écrit un livre tout à la fois polar, roman d’espionnage, comédie de mœurs, si proche de ce que furent les années de Guerre froide. Le lecteur ressent l’atmosphère de crainte, de suspicion, de méfiance qui régnait au-delà du « rideau de fer ». Lemaitre manie avec aisance suspense, angoisse, révolte, incitant le lecteur à frémir, gronder, s’indigner voire être choqué. Les relations familiales quasi-claniques, hantées par les jalousies mais mus aussi par la solidarité et la fraternité lors des épreuves nous emporte de la première à la dernière page celle qui conte la mort du patriarche…fin d’une époque. La face sombre d’un avenir qui devait être radieux c’est celle de la surproduction, de la surconsommation, d’une information cadenassée à la recherche du scoop et de la catastrophe écologique imminente.

Enfin, peut-être y-a-t-il un clin d’œil à la configuration actuelle, marquée par le regain nationalo-populiste,le retour de la guerre en Europe, les menaces des ambitions poutiennes, l’arrivée au pouvoir de mégalomanes et le nouveau péril nucléaire. 

Un livre qui risque fort de vampiriser une de vos nuits. 

Érik Lambert.


[1] Allusion à l’incontournable ouvrage de Marc Bloch, L’Étrange Défaite.
[2] Un chrononyme, concept introduit par la linguiste suisse Éva Büchi en 1996, consiste, selon la définition de la revue Mots en 2008, reprise par Dominique Kalifa (Paris-I-Panthéon-Sorbonne), en « une expression, simple ou complexe, servant à désigner en propre une portion de temps que la communauté sociale appréhende, singularise, associe à des actes censés lui donner une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer ». Les historiens ont remis en cause ces appellations : ainsi, la   « Belle Époque » fut davantage marquée par la misère ouvrière et de graves tensions sociales que par l’illusion d’une époque de progrès sociaux, économiques et technologiques. Période d’effervescence artistique, intellectuelle et scientifique qui agitait le pays et, dans des proportions diverses, le reste de l’Europe. Mais cette effervescence fut le fait d’une bourgeoisie opulente, qui vivait de ses rentes, jouissait intensément des progrès et des créations culturelles de son temps et voyageait beaucoup – sans passeport -, alors que le reste de la population demeurait dans une certaine précarité. Jean Fourastié a utilisé le chrononyme de « Trente Glorieuses « dans un essai paru chez Fayard en 1979, Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975 afin de qualifier la période d’après-seconde guerre mondiale.
[3] Pour exemple, pages 498-499 lorsqu’il évoque l’incendie à la centrale nucléaire de Windscale, en Angleterre, dont les effets se firent sentir pendant plusieurs décennies. Or, il situe cet événement en 1959 alors qu’il survint le 7 octobre 1957.


J’ai vu au cinéma deux films récents : la chambre d’à côté de Pedro Almodovar et le dernier souffle de Costa- Gavras traitant de la fin de vie… et me revient en boomerang cette question : comment vais-je appréhender ma propre mort ?
Ce qui m’a frappée dans les deux films, c’est la peur pas toujours exprimée mais latente de celui ou celle qui va affronter la mort et la frayeur des membres qui l’entourent.
Une piste de réflexion s’ouvre dans chacun des deux films :
Se situer en vérité c’est-à-dire : donner à chacun la part de vérité qu’il peut entendre.

J’ai ressenti à quel point la vérité peut rendre libre et combien les mensonges et les non-dits sont toxiques et aboutissent à des impasses.
Ce cadre exigeant étant posé, celui ou celle qui va quitter la vie reçoit le pouvoir de décider du moment où il ou elle pourra fermer les yeux.
J’ai été profondément touchée par la présence de proches quelquefois joyeuse, quelquefois bruyante, quelquefois artistiquement animée mais toujours bienveillante qui marque les derniers instants de vie des héros portés à l’écran.
Je me permets de vous recommander ces deux films. Loin de s’opposer, ils recèlent une profonde leçon de vie.

Michèle Levasseur