Archives de catégorie : Culture

Un livre, un film

La disparue de Saint-Maur
Jean-Christophe Portes

J.C.PORTES, La Disparue de Saint-Maur,
Paris, City Poche, mai 2019, 8,50 €.

Paris en novembre 1791 ; tel est le cadre du roman historico-policier de Jean-Christophe Portes. Plongé dans les convulsions d’une Révolution qui s’emballe depuis l’arrestation de Louis XVI à Varennes, d’un pouvoir qui vacille et qui est à ramasser, des menaces qui grondent aux frontières ; le jeune Victor Dauterive se lance dans une nouvelle enquête. L’officier de gendarmerie essaie de découvrir pourquoi Anne-Louise Ferrières, fille d’une famille noble désargentée, a disparu. Tout serait simple s’il n’était aussi sollicité par le marquis Gilbert du Mortier de La Fayette, de retour de ses terres auvergnates de Chavaniac, afin de discréditer Jérôme Pétion lancé à la conquête de la mairie de Paris.

Deux histoires distinctes sans lien entre elles si ce n’est Dauterive. Le lecteur attend qu’elles se rencontrent mais J.C.Portes profite de l’une pour dénoncer les turpitudes d’une société hiérarchisée d’Ancien Régime peu soucieuse de la condition féminine, et de l’autre pour évoquer les menaces qui pesaient sur la nouvelle France. Le gendarme affronte de multiples dangers, aidé par une intrépide Olympe de Gouges.
L’ambiguïté d’Orléans et de François Sergent, le clin d’œil aux Genevois Mallet, les intrigues d’une monarchie acculée, les affrontements au sein des factions révolutionnaires constituent le décor !

L’auteur a le souci de décrire ses personnages et la générosité d’en proposer une mince biographie en début d’ouvrage. C’est d’une Révolution dont il s’agit ; un changement des élites qui nourrit rancoeurs et appétits.

Ce roman a l’ambition d’être historico-social. Alexandre Dumas a offert à Portes une espionne : Lady Arrabella Winter et Eugène Sue lui a suggéré les enfants miséreux, abandonnés des Mystères de Paris*. L’auteur s’attache à présenter la capitale française et Londres à la fin du XVIIIème siècle. On comprend que les distances entre « la ville lumière », ainsi qualifiée depuis que Nicolas de la Reynie eût installé des lanternes et des flambeaux dans beaucoup de rues et demandé aux habitants d’éclairer leurs fenêtres à l’aide de bougies et lampes à huile, et ce que nous appelons désormais la banlieue**, étaient longues à parcourir…point de RER. Le héros avale les kilomètres, affronte les périls, subit cachot et tortures ; est menacé, se fait tirer dessus et tout cela en 560 pages ! On découvre aussi les doutes qui animent le héros sur cette Révolution qu’il appelle de ses vœux tout en craignant les excès qu’elle semble porter. Avec Dauterive, on perçoit ce que les sentiments humains peuvent amener à faire : jalousie, ambition, envie,…

Sur la forme, on peut regretter des fautes de frappe voire les erreurs orthographiques. On peut déplorer l’utilisation de termes adaptés à l’époque côtoyant d’autres qui paraissent très anachroniques. On décèle des entorses à la chronologie des événements, des opinions personnelles que l’on pourrait discuter sur la manière dont sont évoqués les événements de cette année 1791. Que ce soit le décret contre les prêtres réfractaires, la pression des émigrés, le décret d’Allarde abolissant les corporations au nom de la liberté d’entreprendre ou la loi Le Chapelier interdisant la reconstitution de toute association professionnelle de patrons et de salariés. Quant au fond, l’apparition fugitive d’une femme aperçue dans l’atelier de David n’apporte pas grand chose à l’intrigue, à moins que dans de prochaines péripéties, …
Mais soyons indulgents, le roman historique n’a d’autre ambition que de nous permettre d’entrer dans l’intimité d’une époque, d’imaginer ce que vécurent les gens d’alors, petits et puissants. Ce n’est pas Dumas, mais c’est épique. Les deux intrigues sont un peu convenues et le dénouement alambiqué mais on se laisse entraîner dans cette aventure échevelée qui ne fut qu’une parenthèse. En effet, Farcy court toujours et on se demande si Victor parviendra à le rattraper en 1792, année qui marque la fin d’un monde.

Un livre agréable à lire, d’autant plus que vous serez peut-être tentés de lire les trois autres aventures du ci-devant Victor Brunel de Saulon, chevalier d’Hauteville.

* « Ce 16 novembre 1717, a été ramassé un garçon nouvellement né, trouvé exposé et abandonné dans une boîte de sapin blanc exposé dans le parvis de Notre-Dame, sur les marches de l’église Saint-Jean le Rond, que nous avons fait à l’instant porter à la Couche des Enfants Trouvés pour y être nourri et allaité en la manière accoutumée ». Ce bébé baptisé le lendemain sous le nom de Jean le Rond, ce fut …d’Alembert.
** Banlieue, Au Moyen Âge, banlieue désigne la distance d’une lieue où les habitants vivent sous la même autorité, où s’exerce le droit de ban.


Erik Lamert


La Femme des steppes, le Flic et l’œuf
Wang Quanan

Sur l’océan d’herbes roussies par le vent et le gel navigue une bergère tout emmitouflée, bien calée entre les deux bosses de son chameau asiatique, ou juchée haut sur son petit cheval, comme un centaure, son fusil d’un autre âge à portée de main, si quelquefois elle croisait un loup (dans ce pays, il ne pourrait être que solitaire, comme elle). La femme des steppes suit des pistes invisibles, ou visibles à elle seule et aux êtres qui vivent dans l’intimité de la plaine immense : des animaux, moutons, chevaux, et de rares hommes, selon des parcours rectilignes, comme l’inexorable horizon. Des histoires de vie et de mort naissent et finissent aux croisées de ces droites patientes ; elles se révèlent tantôt fertiles et joyeuses, tantôt tordues par les hasards, effacées par les pièges du temps. La naissance, la vie, le travail, la langue, la musique, l’amour, la mort, tout est rudimentaire, comme une ascèse, un équilibre fondé sur l’essentiel, sur une émotion qui ne fait pas de sentiment, sur l’obstination à parcourir son propre destin.
Les acteurs n’en sont plus, tellement ils portent en eux leur humanité universelle et la vérité de leur terre mongole ; ce n’est pas une moto, une voiture, une radio qui chante Elvis Presley ni la lointaine Oulan Bator qui les compromettra. Pour l’instant, car qui sait ce que l’avenir réserve. Il est encore contenu dans un œuf de dinosaure, dans le désir d’enfant d’une bergère, dans le corps d’un jeune flic ingénu, dans les attentions d’un proche, dans un couple formé malgré lui et celui qui tarde à s’accomplir dans son évidence.
La caméra discrète cadre le plus souvent des plans larges qui laissent deviner l’immensité tout entière ; et quand l’objectif se resserre sur l’intimité de la yourte, du poêle ou d’un feu de camp, on n’oublie pas l’infini dans laquelle toute vie, si minuscule soit-elle, se déroule.
Le film ne repose pas sur une intrique policière ou sociétale, ni sur le charme apprêté d’acteurs connus et reconnus, encore moins sur les effets spéciaux ; il n’est pas soutenu par le mode d’emploi émotionnel d’une musique envahissante ou par d’autres artifices spectaculaires. Il est tout en recherche de vérité et de simplicité, et il élève tout ce qu’il montre à la dimension symbolique. En un mot, c’est une œuvre d’art, et c’est devenu suffisamment rare pour se précipiter au cinéma prendre ce bain de nature et d’humanité.

Jean Chavot

Un livre, un film

Pacifique
Stéphanie Hochet

Stéphanie Hochet, Pacifique,
Paris, Rivages, 2020,
142 pages. 16€.

Il est toujours intellectuellement intéressant d’appréhender certaines périodes de l’histoire sous le regard d’une culture autre que la nôtre. Ainsi, avec nos yeux d’Européens ; comment comprendre le sacrifice de tant de jeunes Japonais ; certains d’offrir leur vie pour sauver le Japon d’une inéluctable défaite ? Le bushido (La voie du guerrier), ce code d’honneur remontant au XIIème siècle et la conviction d’être le vent divin (Kamikaze)(1) qui souffla le 13 août 1281 pour balayer l’armada forte de 4 200 navires et 140 000 hommes du grand khan Kubilaï.
Des volontaires étaient préparés à une unique mission aux commandes d’appareils vétustes ou de Yokosuka MXY-7 Ohka « fleur de cerisier ». Le commandement militaire avait même mis au point le Nakajima Ki-115 Tsurugi, surnommé Tōka, « Fleur de Wistéria » qui n’eut pas le temps d’être utilisé.
L’enfance de Ikao Kaneda est celle d’un jeune Japonais accompagné par une grand-mère issue d’une famille de samouraïs, avec le glorieux souvenir d’un arrière grand-père héroïque, emporté dans la guerre russo-japonaise du début du siècle. Pourtant, un précepteur lui fait découvrir la culture occidentale. Cultivé, baigné de lettres antiques, curieux, Ikao accepte de mourir; c’est là son destin. Pourtant, le doute s’empare de son esprit. Le culte de l’héroïsme cultivé depuis son plus âge, l’obéissance aveugle et la fidélité à l’Empereur doivent le conduire au sacrifice ultime. N’est-ce pas Kosugi, le marginal qui trouve enfin un but à son existence qui a raison ? Mais comment imaginer sa propre mort ? « Il ne me reste que deux jours à vivre. Les douleurs intestinales commencent. A l’époque de ma grand-mère, on appelait cela les herbes de lâcheté » Faut-il privilégier devoir et honneur ?(2) Le « jibaku »(3) est-il l’aboutissement ? Le fils aîné des Kaneda va disparaître ; est-ce légitime ? L’histoire de sa courte vie se glisse au fil des chapitres, semant les racines du doute qui l’étreint. On perçoit un garçon fragile, qui pleure et n’a de relation « intime » qu’avec son doux lapin. Il peut enfin plonger dans cet univers auquel il aspire à appartenir.

Las ! Le carburant manque et Kaneda s’écrase sur une île qui paraît coupée du monde, au mode de vie simple qui semble inspirée par La Balade de Narayama(4) . Et si son destin n’était pas celui du sacrifice ultime ? L’île paradisiaque, la rencontre avec Izumi, l’espoir d’un monde meilleur s’évanouissent face à la réalité de la nature humaine, à la défaite, à l’ère atomique. Ikao demeure sur l’île et disparaît ainsi. Il y a du Yukio Mishima(5) dans Ikao mais la fin n’est pas la même et il atteint son satori, son être véritable.

Beaucoup de ces jeunes n’étaient pas volontaires mais contraints par leur éducation et le poids des traditions d’un monde insulaire replié sur lui-même depuis le XIII°siècle. Les kamikazes participaient à une courte cérémonie durant laquelle leur était offert un verre de saké, nouaient leur hachimaki(6) puis s’envolaient pour leur première et ultime mission.

C’est un roman « japonais » au style ciselé, avec cet univers qui nous échappe : la rigueur de l’héritage médiéval, le respect de la nature, le Nô, les haïkus et le Kendo.
Très documentée, sans doute imprégnée de mentalité japonaise, Stéphanie Hochet offre un ouvrage remarquable, une expérience déstabilisante pour le lecteur qui plonge dans ce qui est pour lui un monde inconnu presque onirique.

ÉRIK LAMBERT

(1) Mot japonais (composé de kami « seigneur, dieu » (v. kami) et de kaze « vent ») désignant à l’origine deux tempêtes qui, en 1274 et 1281, détruisirent la flotte d’invasion des Mongols.
(2) Page 31.
(3) Suicide en se jetant sur un bateau,
(4) Ouvrage de Schichiro Fukazawa et film de 1983 de Shohei Imamura.
(5) Il serait intéressant de lire : Y. Mishima, La Mer de la fertilité.
(6) Bandeau que les Japonais mettent autour de leur tête pour éponger la sueur, comme symbole de détermination, de courage ou de travail pénible qui fait transpirer.


Effacer l‘historique
Gustave Kervern et Benoît Delépine

Neuvième film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, Effacer l’historique met en scène trois amis, trois voisins d’un lotissement perdu au fond d’une plaine agricole des Hauts-de-France. Ils se sont rencontrés sur le rond-point occupé naguère avec les gilets jaunes dont ils gardent la nostalgie. Leur contact avec le monde se résume peu ou prou à une addiction partagée aux « réseaux sociaux » et à leurs corollaires consuméristes regroupés dans les GAFAM (acronyme des géants d’Internet) dont le film se présente comme la critique.

Son point fort est le talent et la complicité des acteurs. Denis Podalydès apporte sa sensibilité lunaire, Blanche Gardin son naturel séduisant et Corinne Masiero son abattage unique. Mais le choix de les faire vivre hors de tout contexte crédible provoque vite un manque de « profondeur de champ » dommageable à ce qui semblait une bonne intention. Les personnages apparaissent comme des Pieds Nickelés 2.0 lâchés dans un monde irréel, caricatures de « losers magnifiques » (dixit Kervern lui-même) sans véritable identité à laquelle on s’attacherait ; la mince trame scénaristique peine à justifier ce qui tourne à l’enchaînement de situations comiques sans vraie tension dramatique ; et finalement, la critique des GAFAM, annoncée et attendue, ne reste que très superficiellement effleurée. Il est révélateur à ce propos que ces géants américains ne soient jamais nommés, sans doute pour éviter aux producteurs du film de se trouver attaqués par des armées d’avocats. Ça n’arrivera pas avec les petites gens représentés — moqués ? — par le film. Mais la cible populaire pourrait ne pas s’y reconnaître ; en tout cas Effacer l’historique ne lui proposera ni alternative ni valeur d’alerte contre le mercantilisme destructeur des GAFAM.

La qualité des acteurs sauve tout juste l’opus de l’ennui car ils réussissent l’exploit de donner chair et relief à leurs personnages. Même si l’on rit parfois de bon cœur, grâce à eux, on ressort du cinéma avec une impression confuse de tristesse improductive. Et plus tard, on repense aux Temps modernes, à Miracle à Milan, à Invisibles ou à tant d’autres œuvres par lesquelles des cinéastes ont su dépeindre la misère de leur temps. Leur humour était profond, tendre et subversif, parce qu’il était empreint de conscience du monde, de poésie, de solidarité et de vérité humaines. Mais c’étaient des artistes.

Jean Chavot

Un Livre, Un Film

Vatican, La Fin d’un monde
Henri Tincq

ÉRIK LAMBERT

H.Tincq, Vatican, la fin d’un monde, Paris, cerf, 2019, 250 pages. 20 €.

Henri Tincq a quitté ce monde le 29 mars terrassé par le COVID-19. Avant de s’éteindre, il publia Vatican, La Fin d’un monde. Fin connaisseur de l’Église catholique, il dresse en trois parties, d’une rare clarté, les contours de la crise que traverse l’Institution depuis quelques années. Hasard ou signe, chaque chapitre adopte un titre où apparaît le nombre trois, une Église au service d’un Dieu en trois personnes…En 242 pages d’un style alerte, Henri Tincq explore une trentaine d’années de l’inexorable déclin d’une Église si loin des réalités vécues par les fidèles, engoncée dans ses certitudes et minée par les scandales et les atermoiements. L’Institution souffre d’une profonde cécité, effrayée par la marche du temps.

Se succèdent sur le trône de Saint-Pierre un pape polonais charismatique mais aveuglé par son anticommunisme, un brillant théologien allemand lucide, volontaire mais soumis à une Curie sclérosée dans ses privilèges et son obscurantisme. La fresque de l’ancien journaliste du Monde s’achève avec l’élection d’un souverain pontife sud-américain engageant la « Glasnost » d’une Église au passé révolu. Comme ce monde cher à Stefan Zweig(1) qui meurt avec la Grande Guerre, l’Église conforterait l’idée que « Tout Empire périra »(2). Née le 50ème jour, forte de vingt siècles d’existence elle est ébranlée par des secousses internes de moralité, une crise de gouvernance et de cohérence doctrinale. Perspective eschatologique ou prophétique Apocalypse(3) qui permettrait la renaissance d’une Église nouvelle ? Là réside une part du débat.

Elle affronte les défis du populisme, des pressions migratoires, du péril islamiste, des nouveaux modèles humanistes et du défi écologique. Pour braver ces convulsions, Jean-Paul II a restauré une centralisation de l’Église et soutenu les courants les plus conservateurs, couvrant ainsi les turpitudes diaboliques de Marcial Maciel. Il a rejeté fermement la théologie de la libération, gourmandant le père Ernest Cardenal suspense a divinis en 1984 et transférant Jacques Gaillot au siège titulaire épiscopal de Partenia. Benoît XVI fut confronté au flot des affaires de pédophilie, aux scandales financiers et au climat délétère qui règne au Vatican. François prend ses distances avec la Curie en s’entourant d’un C9(4), il identifie non pas 10 mais 15 plaies qui frappent l’Église. Il estime que la religion catholique ne doit pas être une religion d’interdits ou d’initiés mais celle de la miséricorde de Dieu.

Les racines des certitudes, des silences et de l’isolement mortifère résideraient dans l’histoire de l’Institution. Puisant sa légitimité en tant que seul vestige survivant à l’effondrement de la domination romaine(5), l’Église est devenue la colonne essentielle d’un ordre figé durant des siècles. Elle a raidi ses positions à la faveur des affrontements religieux du XVI°siècle ; le concile de Trente(6) affirmant l’absolutisme romain, tridentin et patriarcal. On peut déplorer que le Vatican nourrisse un narcissisme nuisible en canonisant certains papes mais en ignorant les plus audacieux : Léon XIII, Benoît XV et Pie XI.

Tincq cultive toutefois l’espérance et discerne quelques pistes de reconstruction. Il suggère de balayer l’hypocrisie sur le sexe, le célibat obligatoire; de lutter contre le cléricalisme dont François considère qu’il est la source de tous les abus et de songer à ordonner des femmes ministres du culte.

Pour lui, ce n’est pas la fin du monde voire de l’Église, mais la fin d’un monde. Il s’interroge lorsque l’Église a peur car la foi, la confiance et le courage sont des principes fondateurs de l’Église.

Un brillant essai qui suscite un vif intérêt dans lequel Tincq assume avec humilité son propre aveuglement. Son message est aussi celui de l’espérance mais il montre malheureusement combien la route est longue en érigeant en mai 2019 comme parangon de droiture Jean Vanier.

Érik LAMBERT

(1) À lire ou à relire, cet admirable ouvrage d’un brillant intellectuel bourgeois empreint de nostalgie : S.Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, paru en 1943, Livre de Poche.
(2) J.B.Duroselle, Tout Empire périra, publications de la Sorbonne, 1981.
(3) L’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament. Il date d’une époque de persécutions pour les chrétiens. Il est perçu dans le langage courant comme une fin en soi. Or, il signifie « révélation » et annonce la victoire du royaume du Messie sur Terre, après une vague d’épreuves portées par les quatre Cavaliers de l’Apocalypse et les trompettes des Anges.
(4) c9 : Organe créé par le pape François après son élection en 2013, composé de neuf cardinaux qui le conseillent afin de réformer la Curie romaine.
(5) Cf. L’excellent ouvrage de P.Brown, À travers un trou d’aiguille, Les Belles Lettres.
(6) Le pape Paul III convoqua en 1542 un grand concile oecuménique à Trente (en Italie actuelle) pour affronter la Réforme protestante. Il débuta le 13 décembre 1545. Le pape lui fournit pour objectif de dynamiser l’Église catholique. Ce mouvement prit le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, pour se distinguer de la Réforme protestante.

Elephant Man
David Lynch

Le film de David Lynch, qui connut un grand succès dans les années 80, vient de ressortir quarante ans après avec la réouverture des salles de cinéma, dans une version longue restaurée et retravaillée par le cinéaste lui-même. Il met en image une histoire réelle, précédemment l’objet d’une pièce de théâtre : celle de Joseph Merrick atteint dès sa tendre enfance d’une maladie terrible qui déforma progressivement son visage et son corps, jusqu’à en faire le « monstre » dont personne ne voulut plus après la mort de sa mère, survenue lorsqu’il avait onze ans, si bien qu’il n’eut d’autre ressource que de se soumettre à son exploitation comme phénomène de foire sous le nom d’Homme Éléphant.

S’il semble abusif et réducteur d’y voir une fable sur l’antisémitisme comme on a pu le faire lors de sa sortie, le film traite bien du rejet de la différence, autant que de la fascination morbide qu’elle exerce, et cela de manière plus ambivalente que paradoxale. C’est le principal reproche qu’on peut faire à David Lynch : jouer sur les deux tableaux. Reproche qu’il se formule lui-même par l’intermédiaire du médecin bienfaiteur de Joseph Merrick, qui s’interroge sur ses propres motivations où la charité n’est pas exempte d’arrière-pensées carriéristes. À l’instar de l’artiste qui comptait sur le mélange de compassion et de voyeurisme du public pour garantir le succès de son travail cinématographique ? Le spectateur ne peut manquer de se poser la question pour lui-même… L’autre reproche serait d’avoir à la fois caricaturé l’aspect extérieur et la réalité intérieure du personnage de Joseph Merrick, en exagérant le monstre d’un côté et l’ange de l’autre. Il en résulte un certain simplisme moralisateur et explicatif qui est souvent la marque du cinéma grand-public américain.
Il n’en reste pas moins que l’œuvre est digne qu’on aille la revoir ou la découvrir. En noir et blanc, la réalisation est somptueuse, le travail de lumière, de décor et aussi de maquillage (qui décida à créer un Oscar spécifique après le film) est magnifiquement maîtrisée, et la reconstitution de l’Angleterre victorienne est parfaitement réussie, conjuguant un réalisme très touchant sur les réalités sociales de cette époque de Révolution industrielle, avec une beauté poétique des images saisissante. Le tout est magistralement interprété par de grands acteurs dont Anthony Hopkins, jeune à l’époque, qui incarne Frederick Treves, le médecin philanthrope qui fait disparaître l’éléphant pour qu’on ne voie plus que l’homme, avec le soutien de la reine Victoria.

Tout le XIXe siècle, au moins, fut traversé par l’exhibition spectaculaire de « phénomènes » plus où moins « monstrueux », pratique courante dont par exemple Sarah Baatman — la Vénus Hottentote — fit la cruelle expérience, retracée elle aussi par un film. Les êtres humains « différents » attiraient les foules, mais aussi tout ce qui pouvait arriver d’un monde encore à découvrir, comme la girafe qui fit courir tout Paris au Jardin de Plantes, peu avant les Trois Glorieuses (1830). Nous trouvons cela naturellement naïf, vulgaire, condamnable, la folie cruelle d’une époque révolue. Mais l’est-elle vraiment ? Ou bien les promoteurs médiatiques n’ont-ils pas simplement remplacé les crieurs de foire pour fasciner un public qui, lui non plus, n’aurait pas fondamentalement changé ?

Jean Chavot

Un livre…

INGRÉDIENTS POUR UNE VIE DE PASSIONS FORMIDABLES LUIS SEPÚLVEDA

Edition : Métaillé
Publication : 10/04/2014
Pages : 144

Grand écrivain chilien, Luis Sepulveda s’est éteint dans sa soixante-et-onzième année le 16 avril dernier en Espagne où il vivait. C’est une des victimes du covid 19, et cette nouvelle a pris plus de place dans les chroniques, par ailleurs parcimonieuses, que le rappel de son oeuvre pourtant considérable. Est-ce l’effet d’une certaine arrogance typiquement française, disposée à traiter en mineures les littératures étrangères, surtout lorsqu’elle proviennent de régions défavorisées comme l’Amérique du Sud (les auteurs états-uniens bénéficient, eux, et on se demande souvent pourquoi, d’une certaine faveur automatique). Et cependant, la littérature sud-américaine est d’une grande richesse, trop méconnue, et Luis Sepulveda en est un très bel héraut, avec la vitalité, la vigueur, la sensualité et la simplicité directe et généreuse de son écriture, simplicité à laquelle seuls les grands auteurs parviennent.

La vie de Luis Sepulveda est en elle-même un roman. Né dans une très modeste famille de la banlieue de Santiago, l’enfant qui rêvait de devenir footballeur professionnel découvre la littéra-ture dans sa jeune adolescence, pour se consoler de ses déboires avec une fille qui n’aimait pas le foot, mais qui aimait la poésie. C’est aussi un militant très actif dans le soutien à la révolution paci-fique emmenée par Salvator Allende, et ensuite contre la dictature de Pinochet dont on ne rappelle-ra jamais assez combien elle fut sanguinaire. Échappant de peu à la mort, sa peine capitale fut commuée en 28 ans de prison dont il ne purgera « que » deux ans et demi, pour ensuite, grâce à l’intervention internationale, se voir exilé. Commence une pérégrination en Amérique Latine, puis à travers le monde et en Europe où il s’installe et se marie, en Allemagne, puis pour finir en Espagne. Partout il a multiplié les expériences, toujours au contact des gens, et toujours animé de la même foi révolutionnaire et écologiste.

Ingrédients pour une vie de passions formidables retrace des épisodes, souvent jubilatoires, de l’existence semi nomade d’un exilé qui n’a jamais oublié son pays (« Seul un oiseau fou a pu avoir l’idée de me faire naître à cet endroit »), auquel il consacre le dernier et magnifique chapitre, et d’un homme passionné d’humanité qui n’a jamais rien renié de l’amour pour son peuple, ni pour les autres peuples, ni de ses combats pour un monde juste et fraternel, ni de l’humilité de son am-bition d’écrivain qui se résume à une double tentative : « nommer les choses, comprendre le monde ». Mais il est dans la logique de ses attachements — même s’il pensait des pays où il a vécu certainement la même chose qu’il disait de ses enfants : « Tous mes enfants sont mes préfé-rés » — de finir avec sa propre déclaration d’identité, à sa façon : « Je suis un Chilien sans un do-cument qui l’atteste mais peu m’importe car, où que je sois, il me suffit de regarder vers le sud pour sentir sur mon visage l’air austral qui, dans ma mémoire têtue, a toujours l’odeur de la solidarité, de la fraternité et de la volonté de construire un pays meilleur. »

Jean Chavot

Un livre…

Simone Weil est le plus grand esprit de notre temps et je souhaite que ceux qui le reconnaissent en reçoivent assez de modestie pour ne pas essayer d’annexer ce témoignage bouleversant.” C’est ainsi, en 1951, qu’Albert Camus parlait de l’auteure de l’Enracinement qu’il publia lui-même en 1949. Toutes proportions gardées, notre actualité présente des analogies avec la période dans laquelle elle l’écrivit : la nécessité d’un changement fondamental s’impose à nous. Ce texte magnifique en lui-même s’avère plus que jamais précieux pour nourrir la réflexion sur les directions à donner au renouvellement indispensable et attendu de notre société. Car il va nous falloir reconstruire notre monde.

La pensée de Simone Weil, une des plus grandes de notre époque et peut-être la plus lumineuse, est sans cesse en mouvement du début à la fin de sa trop courte vie. Elle bouscule les lieux communs de la philosophie, de la politique, de la religiosité, de l’Histoire, de tout ce qui s’oppose à sa quête de justice et de vérité et à son amour de la beauté, une quête héroïque, presque sacrificielle, au point de mourir d’épuisement à Londres en 1943, à l’âge de trente-quatre ans, après avoir rédigé L’Enracinement en réponse à une commande de la France Libre qu’elle a rejointe : une nouvelle déclaration des droits de l’homme afin de définir les conditions du redressement de la France, une fois libérée de l’occupation nazie. Comme Laure Adler le présente dans Simone Weil, l’insoumise : « Écrit au coeur de l’année la plus noire de la guerre d’une seule coulée, brassant des éléments historiques, mythologiques avec des fragments d’expériences qu’elle a vécues comme ouvrière d’usine, militante d’extrême gauche déçue par le marxisme, L’Enracinement se lit comme un traité politique, poétique et métaphysique des futurs temps modernes. »

Le livre commence par poser Les Besoins de l’âme. Le titre de cette première partie dit combien la réflexion politique de son auteure se fonde sur l’approche spirituelle. Pour elle, « il n’y a pas de véritable dignité qui n’ait une racine spirituelle et par suite d’ordre surnaturel ». Habitée d’une foi profonde, celle qui n’a rien renié de ses aspirations révolutionnaires s’est convertie au catholicisme, notamment lors d’un voyage en Italie après une visite à Assise dans la chapelle de Santa Maria degli Angeli qu’elle évoque ailleurs en ces termes : « Incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent ; et où quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. » Puis la deuxième partie, Le Déracinement, conséquence de la « domination économique » et de l’instruction « telle qu’elle est conçue », décrit la condition ouvrière et paysanne, et reconsidère complètement le travail en tant que chemin d’une authentique libération par ce qu’elle appelle la « plénitude de l’attention » qui « n’est pas autre chose que la prière » (Conditions premières d’un travail non servile). La troisième partie éponyme du livre, L’Enracinement, définit les bases de l’immense progrès historique dont elle entrevoit la possibilité après la victoire, en refondant la société selon les vertus de justice et de vérité, éclairées par celles d’amour et de beauté, « preuve rigoureuse et certaine du bien ».

Il est impossible de résumer une pensée aussi puissante, audacieuse et riche que celle de Simone Weil ; je préfère lui laisser le soin de vous inciter à la lire : « Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notre souffrance. »

Jean Chavot

prendre le temps de…

RELIRE LAUDATO SI’ Episode N°1
avec Fr Frédéric-Marie ofm

L’urgence de relire Laudato Si’ au coeur du confinement N°1 (#Le Monde d’Après ?)


TRAVAILLER À LA MAISON

Pour beaucoup qui n’y sont pas habitués, le travail à domicile peut être déstabilisant, voire angoissant. Il faut relativiser, l’inquiétude est beaucoup plus légitime et forte chez ceux qui sont contraints à rester au contact de la population : non seulement les soignants, mais aussi tous ceux dont l’apport est indispensable à la survie de la collectivité : commerçants, caissières, livreurs, artisans, agriculteurs, ouvriers, personnels de maintenance, d’entretien… Mes pensées vont d’abord vers eux ; néanmoins, dans le souci de me rendre utile, c’est avec les premiers, les « télé-travailleurs forcés » , que je veux tenter de partager mon expérience. Je travaille en effet chez moi depuis toujours. Depuis le début, mes amis qui travaillent en entreprise me posent tous la même question (avec un soupçon d’envie) : « Comment tu fais ? Moi, je n’arriverais jamais à m’y coller. » S’y coller… Il faut dire ce qui est, peu d’entre nous — et c’est très compréhensible autant que malheureux — sont portés par l’enthousiasme quand il s’agit de se mettre à la tâche. Mais nécessité fait loi. Avec les années, j’ai appris à répondre à ces curieux qui veulent savoir si je bosse réellement ou si je coince la bulle.

Le premier réflexe lorsqu’on est livré à soi-même, c’est d’installer une pointeuse entre la cuisine et la salle de bain et de remplacer le chef par un surmoi intraitable. Ces jours-ci, j’entends des coachs improvisés proclamer : ne changez rien à vos habitudes, lavez-vous, rasez-vous pour les uns, maquillez-vous pour les autres et abordez votre journée de travail comme un jour normal. Très mauvais conseil à mon avis : ça n’a rien d’un jour normal, vous êtes chez vous et l’épidémie est à votre porte. Impossible de faire comme si de rien n’était. Essayez, l’inquiétude vous paralysera sournoisement. Non, mieux vaut de très loin accepter et intégrer l’exceptionnel car vous ne serez pas efficaces si vous êtes tendus, tout occupés à maintenir une routine impossible. C’est aux conditions nouvelles que vous devez vous conformer et non à une discipline intenable. Oui, mais on a forcément besoin d’un cadre, protesterez-vous. Bien sûr, mais c’est le travail que vous avez à faire qui vous le fournira. Comment ? En vous bâtissant un programme, sur la semaine par exemple, en commençant par placer les grosses choses, puis les choses moins importantes et en ménageant des espaces entre ces gros blocs afin d’y glisser toutes les petites choses qui ne manqueront pas d’apparaître. Ensuite, vous vous donnerez un objectif pour chaque journée ou demi-journée en faisant bien attention à ne pas excéder vos forces car c’est là le plus grand danger : en faire trop, perdre la lucidité, accumuler des erreurs qui vous feront perdre du temps, gâcher l’ouvrage accompli et aborder votre journée du lendemain mécontents et frustrés parce que vous n’aurez pas rempli l’objectif de la veille.

Mon conseil : organisez-vous des journées légères aux horaires adaptés à vos conditions réelles et complétez avec des petites tâches s’il vous reste du temps. Vous verrez que ce sera rarement le cas… Autant que possible, essayez de varier les activités pour que votre ardeur ne s’étiole pas en lassitude. Ne vous surveillez pas constamment pour voir si vous êtes bien en train de travailler. Au contraire, prenez autant de pauses que vous voudrez. Vous vous apercevez très vite de deux choses : vous ne les prolongerez pas car vous aurez repris du coeur à l’ouvrage avant de vous en rendre compte, et surtout, tout bien pesé, vous passerez beaucoup moins de temps seul dans votre canapé qu’avec vos collègues devant la machine à café. De plus, vous serez détendu (sans caféine), bien plus concentré grâce à un regain de fraîcheur (et vous cesserez de penser à la pause quand vous trimerez). Ah, la machine à café. C’est ce qui manque quand on travaille à domicile : les papotages, les ragots, la pluie et le beau temps… les collègues, quoi !

Vous verrez qu’en vous faisant confiance et en vous fichant la paix, tout ce que vous risquez est de prendre du plaisir à bosser. Mais n’allez surtout pas raconter ça à votre patron ! C’est ce que je réponds toujours à mes amis : le vrai problème quand on travaille à la maison ce n’est pas de s’y coller, c’est de s’arrêter !

Jean Chavot

un livre

La vie retrouvée de François d’Assise
Jacques Dalarun

La vie retrouvée de François d’Assise.
Jacques Dalarun. Ed. Biblis.
141 pages. 10 €

Le premier récit de la Vie du bienheureux François fut composé dès après sa canonisation (le 16 juillet 1228). Le pape Grégoire IX l’ordonna à Thomas de Celano, un frère mineur, et il la confirma le 25 février 1229. En 1246-47, le même Thomas de Celano rédigea un nouveau récit, cette fois sur ordre du chapitre général de l’Ordre, complété par un recueil de miracles achevé en 1250. Ces deux récits, la Vita prima, et la Vita secunda, étaient jusqu’à présent les deux plus importantes biographies originelles du Poverello.

En 2007, Jacques Dalarun rassembla, sous le titre de Légende Ombrienne, des fragments de manuscrits épars qu’il attribua à Thomas de Celano, écrits cette fois à la commande de frère Élie, ministre général de 1232 à 1239. Ce texte s’intercalait donc entre la Vita prima et la Vita secunda, mais cela restait une hypothèse. En détective, digne émule de Guillaume de Baskerville (Le Nom de la rose), Jacques Dalarun continua à enquêter. Il découvrit un bréviaire dont les lectures des offices de Saint-François avaient été grattées, d’autres où elles étaient lisibles mais partielles, et le mystère s’épaissit…. Jusqu’à l’apparition quasi miraculeuse sur Internet, en 2014, d’un manuscrit qui rassemblait le contenu des bréviaires et celui de la Légende ombrienne. Il s’ouvrait sur une dédicace de Thomas de Celano au frère Élie. Elle ne laissait plus de doutes : il s’agissait d’une nouvelle biographie rédigée par le premier pour le second. Version abrégée de la Vita prima et pourtant riche de 60 % d’inédits, cette Vie de notre bienheureux père François porte sa raison d’être dans son nouveau titre : fournir des lectures pour les offices de frères mineurs. Jacques Dalarun l’affirme : « (…) la Vie retrouvée est la deuxième légende jamais écrite sur François d’Assise et la première jamais écrite pour l’usage spécifique des Frères mineurs. »

Dès 1266, du fait de querelles internes, le ministre général Bonaventure décida d’écarter toute autre légende que celle qu’il avait lui-même rédigée. C’est ainsi que la Vie du bienheureux père François disparut et qu’on l’effaça des bréviaires, parfois en la grattant. Jusqu’à la résurgence inespérée du manuscrit dont Jacques Dalarun nous précise dans sa préface que si, somme toute, on n’y trouvera aucun « scoop » sur François, son antériorité garantit une véracité supérieure étant donnée la plus grande proximité avec les événements relatés. Notamment sur les trente-trois nouveaux miracles posthumes qu’il contient, grâce auxquels, à défaut de certitudes sur leur authenticité, on en apprend davantage sur la vie et la foi touchantes des petites gens de l’époque.

La traduction du latin par Jacques Dalarun est précise et naturelle ; il nous livre un texte débarrassé des tournures ampoulées ou faussement d’époque qu’on trouve parfois dans ce genre d’exercice. Le résultat est une Vie retrouvée de François d’Assise bien agréable à lire, belle manière de rencontrer le Poverello ou de rafraîchir ses souvenirs sur sa biographie.

Jean Chavot

Une Expo, deux livres

Marcel Hasquin
Vie de Saint François d’Assise

Expo Marcel Hasquin
Cathédrale Notre-Dame de Créteil.

L’espace culturel de la cathédrale Notre-Dame de Créteil propose l’exposition d’une série de tableaux et de dessins consacrée à François d’Assise par Marcel Hasquin, artiste né en Bel-gique en 1943 qui se partage entre deux ateliers : l’un à l’Abbaye Blanche, en Normandie, et l’autre dans le Saumurois.

Un court documentaire à l’entrée de l’exposition permet de faire la connaissance de l’homme attachant qui nous montre plus qu’il nous explique son travail — sa lutte avec la toile, comme il la décrit lui-même — en nous invitant à suivre la très intéressante progression d’un de ses tableaux, de l’esquisse à l’oeuvre terminée. Cette lutte artistique se déroule essentiellement dans la relation avec ses personnages souvent tourmentés, car Marcel Hasquin peint des êtres, des âmes et des corps fantasmatiques — pour ne pas dire fantastiques — nés de l’entrecroisement de lignes épaisses longuement retravaillées comme un filet destiné à piéger la couleur et la lumière, c’est-à-dire la vie.

Dans cette exposition particulière, ces lignes ressemblent aux joints de plomb qui cloi-sonnent les vitraux. Les formes générales des compositions s’articulent en espaces fractionnés dotés chacun d’une réalité propre, tout en collaborant harmonieusement à la figure d’ensemble dont la construction évoque naturellement la piété. Les tableaux vibrent ainsi d’une lumière qui donne à la fois le sentiment de les traverser et de naître d’eux, comme les vitraux d’une chapelle imaginaire, toute d’intériorité. Cependant, les couleurs dominantes sont chaudes et terriennes, comme pour illustrer, à travers la représentation de scènes classiques de la vie du Poverello, l’amour et l’humilité distinctives de la spiritualité franciscaines. Il rayonne ainsi des oeuvres une paix, une simplicité et une bienveillance presque tangibles, dans une grande unité stylistique, et les cadres façonnés et peints par Marcel Hasquin lui-même, intégrés à l’oeuvre comme si les tableaux débordaient sur eux, renforcent encore l’impression d’unité tout en y ajoutant un senti-ment de totalité et de liberté par l’abolition de la imite qui enserre habituellement les tableaux.

L’exposition dure jusqu’au 27 mars, elle est gratuite. C’est aussi l’occasion — si ce n’est pas déjà fait — de visiter la cathédrale Notre-Dame de Créteil à l’architecture résolument mo-derne.

Jean Chavot

En savoir +


La débâcle de Slocombe

P. Lemaitre, Miroir de nos peines, Paris, Albin Michel, 2020, 537 pages, 22,90€.
R.Slocombe, La Débâcle, Paris, Robert Laffont, août 2019, 528 pages, 22€.

Passionné par le second conflit mondial, Slocombe avait dévoilé une France sordide, celle de l’occupation qui permit aux bas instincts de notre triste humanité de s’exprimer. La police fut considérée comme résistante, pourtant, elle a parfois sombré dans la pire des collaborations. Mais, le résistancialisme fit l’unanimité dans la France d’après-guerre, l’amnésie fut confortable et les années sombres disparurent dans les couloirs de l’histoire. Pourtant, Louis Sadovsky, un des multiples collaborateurs de la police parisienne reprit vie sous le nom de Léon Sadorski dans la trilogie de Slocombe. Dans son dernier ouvrage, l’auteur de roman noir plonge dans l’épisode chaotique que fut la débâcle. Curieuse coïncidence, Pierre Lemaitre publie Miroir de nos peines, relatant lui aussi la drôle de guerre, la débâcle et l’exode. Petit-à-petit, la douloureuse période des années 40 semble sortir de l’amnésie collective. La Débâcle est l’histoire de cette angoissante fuite que suscita la fulgurante progression des troupes allemandes à l’été 1940. L’effondrement fut si inattendu et si spectaculaire que la France se jeta sur les routes. Mitraillées par les avions de la Luftwaffe et de la Regia Aeronautica, les populations sillonnèrent les routes les conduisant vers le sud.
« L’Etrange défaite »* constitua un épisode singulier de notre histoire nationale. C’est l’effondrement d’une nation, l’incompétence coupable d’un état-major nostalgique de la Grande Guerre, la dislocation de toutes les institutions que décrivent avec pertinence Slocombe et Lemaître à–travers les aventures d’hommes et de femmes balayés par les vents de l’Histoire et l’évanouissement de tous leurs repères. Les défenseurs de la ligne Maginot attendent une offensive qui ne vient pas, les soldats abandonnés par un commandement inexistant et suffisant se battent avec l’énergie du désespoir et les civils essaient de survivre dans l’impensable cataclysme.

Beaucoup ont le sentiment d’avoir été trahis ; qui par la Cinquième colonne, qui par les Juifs, qui par les communistes, qui par la République, qui par les politiciens, …Entre le 10 et le 17 juin de cette sinistre année 1940, les classes sociales se côtoient, se croisent dans le flot continu qui peuple les routes. La haute bourgeoisie des beaux quartiers parisiens s’engage dans cette fuite éperdue avec l’atout d’une élégante automobile emplie de biens luxueux à sauver et de l’indispensable matelas. Les véhicules hétéroclites des petits croisent les souffrances des piétons et les soucis mécaniques des cyclistes laissant çà et là les corps déchiquetés des victimes des raids aériens. La faim, la soif l’angoisse, la fatigue, le désordre de ces moments exceptionnels sont le théâtre des égoïsmes, de l’indifférence et des tragédies qui se succèdent. Une humanité abasourdie, perdue, fuyant le démon des rumeurs. Ecrasés par le soleil de ce printemps 40, déjà soumis au marché noir, des fantômes cheminent au milieu d’un amas de ruines de toute nature accompagnés au loin par le son du canon. Déambulation sans fin, toujours plus au sud, de familles et de soldats débandés, de prisonniers transférés, d’animaux de compagnie et de personnels de maison qui se perdent dans la nuit… En lisant Slocombe et Lemaitre, on plonge dans le monde du Jugement dernier de Bosch.
On ne retrouve toutefois pas l’univers sordide des autres livres de Slocombe pas plus que les intrigues des deux premiers opus de Lemaitre. Sans doute, la débâcle constitue-t-elle un contexte moins propice aux aventures picaresques. Lemaitre commence pourtant son roman avec un fait divers spectaculaire dans une chambre d’hôtel et offre un singulier personnage avec Désiré. Au cœur de cette désolation, quelques lueurs d’espoir offertes par le bougon cafetier Jules qui part sur les routes avec ses charentaises ou avec le bel amour de Fernand et Alice.

Les deux, avec des styles différents plongent le lecteur dans l’ambiance de ces moments si particuliers. Certes, Miroir de nos peines est plus classique dans sa conception et son intrigue que ce qu’a délivré jusqu’alors Pierre Lemaitre. Toutefois, à-travers une foison de détails, on emprunte les colonnes de l’exode et avec le convaincant mythomane Désiré on sourit à l’hilarante propagande qui accompagna l’écroulement.

On retrouve Louise qu’on avait abandonnée alors qu’elle regardait les masques de la gueule cassée d’Edouard. Devenue jeune femme, elle part dans en quête de ses racines.

La Débâcle, c’est celle d’un peuple à la dérive abandonné par des élites avides de fermer la douloureuse parenthèse du Front Populaire fut-ce au prix d’une défaite. Le retour à Paris sera le fin d’une sinistre aventure durant laquelle il fallut côtoyer la populace.

Ce sont deux chroniques de l’effondrement programmé d’une nation éternelle persuadée d’être protégée par sa grandeur passée. Tout cela pour finir par se jeter dans les bras d’un vieillard nostalgique des temps anciens, de la terre qui, elle, ne ment pas.

ERIK LAMBERT

*M. Bloch, L’Etrange Défaite, Paris, Folio, Gallimard, 1990.

un film, une expo

Une vie cachée
un film de Terrence Malick

Une vie cachée
Film de Terrence Malick

Franz et Franziska Jägerstätter vivent avec leurs trois adorables fillettes à l’écart du village de St. Radegund, dans leur ferme à flanc de l’idyllique montagne autrichienne. Ce sont des paysans. Leur existence innocente et paisible est dédiée à la terre, à leur amour aussi charnel que fraternel, et au ciel, tantôt limpide tantôt chargé de pluie nourricière avec, au-delà, le ciel invariant de leur foi chrétienne.

Le destin de cette famille se noue loin de son paradis verdoyant, avec l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. « Le Christ ou Satan ne peuvent pas être dans le même coeur. Soldat du Christ ou soldat d’Hitler ? On ne peut pas se leurrer. » (Extrait d’une de ses lettres à sa femme). Franz est le seul à voter contre l’Anschluss dans le village tout acquis à la démente et féroce absurdité, le seul à trouver le courage de déclarer le nazisme contraire à la foi chrétienne quand, malgré sa condamnation par Pie XI, les évêques autrichiens s’en tiennent à un silence complaisant.

Le film de Terrence Malick a le mérite de raconter le martyre de Franz auquel sa femme Franziska est associée de manière indissoluble, comme le fut leur amour. Il a également le mérite de poser des questions d’une grande importance et d’une urgence à laquelle notre époque pourrait brutalement nous ramener, que résume cette phrase dite par le personnage de Franz : « Mieux vaut subir l’injustice que la commettre ». Jusqu’où la subir ? Ne faut-il pas également la combattre ? Et comment ? Qu’est-ce que le juste, comment le discerner et s’y conformer ? Aussi respectable que soit l’objection de la foi, est-elle en soi un combat suffisant, efficace ? Justifie-t-elle d’entrainer le malheur des siens ? Et sous cet autre angle, vu des bourreaux et de la foule servile de leurs complices actifs ou soumis : d’où vient ce besoin qu’a l’individu de penser comme les autres avant de penser par lui-même et pourquoi rien ne le rend plus véhément et cruel que de voir son prochain affirmer ne serait-ce qu’un doute, une divergence, avant même une autre conviction ?

Le film ne fait qu’effleurer ces sujets car il y manque un élément essentiel, maltraité ou simplement omis, à rendre compte de son histoire réelle : la nature de la foi de Franz Jägerstätter. Une foi chrétienne, et franciscaine. Si l’on ignore qu’il devint frère du tiers-ordre à l’issue de sa période militaire, on ne peut comprendre ce qui l’anime : à l’image du Christ, l’impossibilité absolue pour lui de commettre l’injustice, l’engagement pour la paix et le bien et l’acceptation complète du destin qui en découle dans un monde dominé par le mal. On pouvait s’attendre à un tel oubli de la part de Malick dont le film The Tree of Life, palme d’or à Cannes en 2011, professe une spiritualité New Age aussi confuse que racoleuse. À la profondeur évangélique, il a préféré un esthétisme de surface — reconnaissons l’excellence de la photographie et du jeu des acteurs —, une théâtralité redondante et répétitive, un lyrisme grandiloquent, une inflation sentimentaliste qui finit par affadir l’émotion et oblitérer le sens et la force de l’engagement de Franz. L’industrie hollywoodienne était-elle à même de rendre justice à la lucidité et au courage exceptionnels de cet homme ordinaire ? Il semble que le conflit de valeurs fût trop radical…

Jusqu’au titre du film qui rappelle le tristement hautain Une Âme simple de Flaubert. Emprunté à Middlemarch de George Eliot, il insiste sur l’héroïsme surprenant des obscurs… Non, monsieur Malick, c’est l’injurier de penser que Franz ait jamais pensé être un héros ; et si vous aviez un peu de sa foi, vous sauriez que sa vie n’avait rien de caché, si ce n’est à votre conception de la gloire. Elle fut au contraire au grand jour, toute de lumière, et honorer cet homme est la seule bonne raison, suffisante, d’aller voir votre film.

Jean Chavot

Expo Ciel-Terre-Homme
Fabrice Brunet. Sculptures et peintures
Halle Roublot. 95 rue Roublot 94120 Fontenay-sous-Bois

Ciel-Terre-Homme
Fabrice Brunet. Sculptures et peintures
Halle Roublot. 95 rue Roublot 94120 Fontenay-sous-Bois

Enraciné dans Fontenay-sous-Bois, Fabrice Brunet est un colosse à visage d’enfant doté de la douceur de ceux qui connaissent leur puissance pour l’éprouver comme un don à cultiver plutôt que comme une possession. C’est peut-être à ce sentiment que l’artiste puise l’inspiration de ses géants de bois, non pas en manière de quelconques autoportraits, mais pour manifester en d’autres formes inventées cette force qu’il sait ne pas lui appartenir et qui le traverse de haut en bas et de bas en haut, comme les arbres qui lui offrent la matière de ses sculptures en échange d’une seconde vie.

L’arbre, c’est l’intercesseur entre terre et ciel vers lesquels racines et feuillage croissent également, les nourrissant à son tour des fruits de sa croissance en oxygène et en humus. Être un homme, c’est, semblent nous dire les géants de Fabrice Brunet, imiter l’arbre pour faire le lien entre ciel et terre et leur restituer ce qu’ils nous donnent. Lui-même se plie à la matière, aux formes que les fibres dessinent, aux accidents, aux cicatrices des troncs et des branches afin d’orienter et de prolonger le mouvement naturel qu’il a su distinguer en eux vers une expression reconnaissable par tous. Il le fait avec une cohérence esthétique qui ne se dément pas d’une oeuvre à l’autre. Sculptée ou peinte, quelle que soit sa dimension, on y retrouve la même recherche de mouvement, la même attention intériorisée au corps. Et cette cohérence est celle de l’artiste lui-même, maître de Taekwondo inspiré par les pensées extrême-orientale et chinoise, le Tao, le Yi-King, comme le rappelle le titre de l’exposition.

Des thèmes reviennent inlassablement, renouvelés par la matière vivante : des orants, mains jointes ou levées, des caryatides et atlantes, des maîtres et des disciples, des personnages assemblés, en attente, en recherche… La nature y est vénérée et transfigurée, les animaux, tigres, éléphants, y représentent l’énergie primitive de la vie plus qu’eux-mêmes tandis que les oiseaux en plein envol semblent là, comme des anges aux ailes nées d’une fourche cassée, pour nous inciter à lever la tête. Le bois, c’est aussi la promesse du feu comme l’évoque l’or dont Patrice Brunet recouvre certaines de ses sculptures. Les quatre éléments sont ainsi conjugués d’une oeuvre à l’autre, constituants de la vie, jusqu’à son renouvellement rappelé par des vanités rassemblées en une sorte d’autel et clairsemées dans l’exposition savamment organisée où l’on suit le fil conducteur secret d’une trace d’enfance.

L’exposition se tient à la Halle Roublot de Fontenay-sous-Bois jusqu’au 22 février 2020. Elle est gratuite, et l’on peut même avoir le bonheur de la visiter en présence de Fabrice Brunet lui-même qui se fera un plaisir de vous accompagner un moment entre ciel et terre.

Jean Chavot

un film, un livre

Le traître
(Un fim de Marco Bellochio)

Le traître
(Un fim de Marco Bellochio)

Au début des années quatre-vingt, Tommaso Bruscetta devint le premier repenti de l’histoire de la mafia — Cosa Nostra, « notre affaire », comme l’appellent les « hommes d’honneur » qui la composent. Comment et pourquoi ? C’est le sujet du film de Marco Bellochio.

Il s’ouvre sur une grande fête privée réunissant deux clans rivaux dans une villa en bord de mer. On ne peut s’empêcher de se rappeler l’introduction du célèbrissime Le Parrain, de Francis Ford Coppola. À cause du thème, bien sûr, mais surtout de la maestria de la réalisation et de la perfection scénaristique avec laquelle toute les dimensions de la situation sont posées dès les premières minutes, en une seule grande scène. L’analogie s’arrête là ; le souvenir du film de gangsters américain s’estompe bien vite devant l’intimité charnelle avec laquelle Marco Bellochio meut ses personnages. L’arrière-plan de l’histoire n’a rien d’exotique. C’est la Sicile, la profondeur de sa civilisation, la richesse de sa culture forgée dans la rencontre de peuples aussi différents que les Normands et les Arabes, son humanité complexe traversée par une violence archaïque dont Cosa Nostra est à la fois symptôme et cause. Ainsi, à la fois criminel et victime, Tommaso Bruscetta incarne cette complexité sicilienne fondamentale sans laquelle on ne peut comprendre le paradoxe insoutenable qui tente de réunir vertu et crime dans le même code d’honneur. Lui décide de parler pour sortir de ce cercle vicieux mortifère où l’honneur s’est perdu dans le culte de l’argent et du pouvoir. Il le fait devant le juge Giovanni Falcone à qui il permettra de mettre des centaines de mafieux en prison, dont des chefs suprêmes comme Salvatore Riina, et d’inquiéter jusqu’au Président du conseil, à Rome, le démocrate chrétien Giulio Andreotti.

Le film retrace cette brillante campagne policière et judiciaire, mais le coeur du sujet reste Tommaso Bruscetta, son attachement à des valeurs ancestrales, à sa famille, à une « sicilianité » dont Marco Bellochio peint la nature tragique, magistralement incarnée par Pierfrancesco Favino, le rôle-titre. Tragédie dans le sens grec (et donc sicilien) où le héros est écartelé entre sa vertu et ses passions, et tragédie dans le sens où le lyrisme tantôt réaliste, tantôt onirique du réalisateur nous montre que le drame est avant tout humain. Comme l’écrit Roberto Scarpinato, magistrat anti-mafia qui vit sous garde rapprochée depuis plus de vingt ans : « En Sicile, on apprend dès l’enfance à regarder la mort et la vie en face. On n’a pas le temps de s’attacher à ses propres illusions. »

Jean Chavot


Soif
d’Amélie Nothomb

A. Nothomb, Soif,
Paris, Albin Michel, 2019,
152 pages, 17,90 €

Un raccourci un peu osé certes mais qui vient du fond de ma jeunesse quand mes enseignants d’histoire se gaussaient lorsque l’on citait le nom de Dumas. Passionné que je fus par Les Compagnons de Jéhu j’étais déstabilisé face à l’ostracisme. Le temps a passé, mes études d’histoire avec. La foi est là et pourtant j’ai suivi en lisant le monologue intérieur d’un Christ qui échange avec moi par la plume d’Amélie, je suis les pas d’un Dieu incarné qui va mourir en humain. Et si Amélie était dans ce roman, une pêcheuse d’hommes ?

Parfois au fil de ses romans Amélie Nothomb suggérait une proximité ou un intérêt certain pour le personnage de Jésus. Certes, il apparut à Thomas mais aussi à Amélie dans La Métaphysique des tubes ou Stupeur et tremblements. Fichu défi que ce cheminement avec le Christ aux portes de la passion, confronté à la mort humaine. Certes, d’aucuns critiqueront les libertés par rapport à l’Evangile mais, comme le fut en son temps L’Évangile selon Pilate, il s’agit là d’un roman et non d’un écrit théologique. Las, les grincheux emplis de certitudes s’offusqueront, mais cette balade avec Jésus, c’est un peu comme Dumas qui intéresse à l’histoire. En effet, Nothomb incite à se poser certaines questions, instille ce doute consubstantiel à la foi. Peut-être conduira-t-elle un grain à lever, un grain qui se plongera dans la sainte histoire (1). Le Christ pense et souffre dans sa dimension humaine, il prend sur lui pour ne pas être gagné par la colère (2), il a peur (3) il aime (4) Le condamné souffre sous le poids de la croix, sous les blessures de la couronne d’épines, sous les coups de la flagellation et lorsque les clous pénètrent son corps déjà meurtri. Mais il porte aussi un regard bienveillant et lucide sur celui auquel il confie son Église et qui le renie, sur celui qu’il aimait et qui le vendit. Amélie s’attache à ces détails qui font vivre la scène : un Christ aux pieds boueux, traînant sa croix, les mariés ingrats de Cana qui témoignent contre Jésus, des miracles qui deviennent un devoir et plus une grâce (5). Et si Simon de Cyrène était là par hasard et n’avait souhaité qu’aider cet inconnu à porter son fardeau ? Il est donc homme, un homme qui, au seuil de la mort jette un regard lucide sur ce que fut son existence terrestre et sur la « drôle d’espèce créée par son père… mais est-ce tout ? Il y a du Dieu dans cet homme ! Lorsque l’on a soif, on apprend des vérités « Celui qui boit de cette eau n’aura pus jamais soif » Jn, 4, 14…l’amour de Dieu c’est l’eau qui n’étanche jamais. Plus on en boit, plus on a soif. Il faut ressentir la soif, non la méditer. Merci Amélie de nous bousculer et de nous conduire à plonger plus encore dans le mystère de l’Évangile sans jamais parvenir à étancher notre soif !

Erik Lambert

(1) Mc, 4, 1-20.
(2) Mt, 25, 41-43 et Jn, 2, 13-25, page 32,
(3) page 15,
(4) Dans l’Évangile de Jean (20,11-18), Marie-Madeleine est la première à voir le Ressuscité avant les disciples,
(5) Page 26.