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Vivre l’incertain dans l’espérance

L’année 2020 nous aura tous incités à multiplier des liens à distance, par téléphone ou visioconférence, vers des personnes avec qui nos attaches étaient parfois distendues. Comme si l’éloignement, paradoxalement, réussissait à nous rapprocher.

Pour ma part, depuis le mois de mars, j’ai pris l’habitude d’appeler toutes les semaines au téléphone une vieille amie confinée dans la chambre étroite et sombre d’un Ephad aux règles très strictes. À l’approche de ses 95 ans, loin de sa famille, elle voit les toutes dernières années de sa vie restreintes à la solitude et à l’attente. Les visites sont interdites la plupart du temps en raison du taux de contamination dans l’établissement, et les repas lui sont servis dans sa chambre.

Toutes les semaines, nos entretiens téléphoniques commencent de la même façon : « c’est dur ! » Elle me décrit l’épreuve que constituent ces journées entières sans parler à personne, sans lire (elle est devenue presque aveugle), sans autre distraction qu’une télévision qu’elle ne voit que trouble et qui lui apporte beaucoup plus de nouvelles anxiogènes que stimulantes. Mais invariablement, à mesure que notre conversation se poursuit, elle me dit continuer à prier et à cultiver l’espérance, seul moyen pour elle de tenir, en plus du lien que ses amis maintiennent à distance avec elle.

Une telle résistance dans l’épreuve m’impressionne et force mon admiration. Elle fait de nos coups de fil un rendez-vous hebdomadaire que j’attends désormais au moins autant qu’elle. Car comment ne pas s’émerveiller, dans l’ambiance d’incertitude totale dans laquelle nous sommes plongés, le courage et la foi de cette femme qui, comme Job jadis, se refuse à se révolter, et reste à l’écoute, dans sa nuit, de l’amour divin ?

Une telle période de profond abattement, nous savons que saint François l’a bien connue, notamment lorsqu’il a pris conscience des fortes turbulences qui se produisaient à l’intérieur de l’Ordre, comme nous le rappellent si bien les premières pages de Sagesse d’un pauvre. Mais ce qu’Éloi Leclerc, son auteur, fait observer, c’est que François, au cœur de ses souffrances physiques et psychologiques, retient bien moins des ténèbres leur obscurité que les clartés qu’elles révèlent (verrait-on les étoiles en plein jour ?), les germes d’espérance qu’elles contiennent.

François, jongleur de Dieu, poète de la louange, nous dit que les pires drames de ce monde ne sauraient anéantir notre espérance et faire oublier l’amour infini du Père. Par son courage, dans la solitude de sa terne chambre d’Ephad, c’est aussi, en pleine deuxième vague de la pandémie, le message que nous transmet inlassablement cette amie, et qui peut tellement nous aider tous à vivre l’incertain un peu plus sereinement.

Michel Sauquet

La fraternité, une réponse en temps de crise

L’actualité est riche d’évènements qui nous provoquent et suscitent en nous des réactions diverses, qui vont de l’inquiétude à la sidération, en passant par la peur, l’indignation, la révolte et la tentation de la violence. La Covid 19 et ses statistiques mortuaires, l’assassinat de Samuel Paty, les appels à la haine, l’explosion du chômage, les difficultés économiques de beaucoup, la montée des populismes, les multiples conflits avec leurs lots de massacres et de destructions, les évènements climatiques, les promesses non tenues, les migrations et les détresses qui les accompagnent et enfin, hier, le nouvel attentat de Nice. Autant de faits et de constats qui peuvent nous plonger dans la désespérance et le repli sur soi, ou, ce qui serait pire, le passage à une riposte violente envers d’hypothétiques coupables.
Face à cet inventaire, on trouve néanmoins de bonnes nouvelles qui nous font espérer un monde meilleur ; l’accord de paix au Soudan, les avancées de l’Union Européenne que la pandémie a sortie de sa léthargie, les gestes de solidarité, la générosité des donateurs, la primauté souvent donnée au bien commun, le dévouement des aidants et des soignants …

Et puis, nous avons les prises de parole du pape François et son encyclique « Fratelli Tutti » qui nous remet sur un chemin d’espérance en nous rappelant nos racines franciscaines et nous provoquant ainsi à les revisiter.

François qui a connu la pandémie de la lèpre et a pris soin des lépreux, (1 Celano 17)
François qui a connu la violence, dans la guerre entre Assise et Pérouse, et en est revenu,
François qui a demandé à ses frères de nourrir les brigands, (Le Miroir de Perfection 66 :  » car on ramène mieux les pécheurs avec la douceur de la piété qu’avec une cruelle réprimande »)
François qui ne s’est pas révolté fasse aux insultes du lépreux possédé, et l’a guéri, (Fioretti 25)
François, enfin, homme de paix, qui est allé à la rencontre du Sultan pour le convertir et qui a trouvé en lui un ami. (LM 9,8)

Le pape François invite toute l’humanité à fraterniser, non pas comme des frères qui se chamaillent en se jalousant, comme Caïn et Abel, mais en apprenant à vivre ensemble, en acceptant que l’autre soit différent, sans volonté de domination, ni sur l’homme, ni sur la création. Il tire des admonitions le titre de l’encyclique: « Considérons, tous les frères, le bon Pasteur …« (Adm 6.1). Il réaffirme avec force les grandes lignes directrices qui doivent guider notre vie sociale, dans « sa dimension universelle« (6) et collective « constituer un « nous » qui habite la maison commune« (17), respectueuse de toute création (18), sans oublier personne (28), qui favorise « la proximité, la culture de la rencontre« (30), qui nous fasse retrouver « une passion partagée pour une communauté d’appartenance et de solidarité« (32-36). Face aux migrations « il faut réaffirmer, le droit de ne pas émigrer, c’est-à-dire d’être en condition de demeurer sur sa propre terre« (38) et que, « l’Europe, … a … le double devoir moral de protéger ses citoyens, et celui de garantir l’assistance et l’accueil des migrants.« (40). Il conclut ce 1er chapitre par cette exhortation : « Marchons dans l’espérance!« (55).
Après une longue dissertation sur l’étranger, en référence à la parabole du Bon Samaritain, (chap.2), le pape aborde au 3ème chapitre la question du communautarisme qui peut toucher tous les groupes humains, y compris les religions : « Les groupes fermés et les couples autoréférentiels, qui constituent un « nous » contre tout le monde, sont souvent des formes idéalisées d’égoïsme et de pure auto-préservation.« (89) Plus loin,il fait référence à notre devise républicaine: « La fraternité a quelque chose de positif à offrir à la liberté et à l’égalité.« (103) et « l’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères.« (105) Il loue la solidarité: « Je voudrais mettre en exergue la solidarité qui, comme vertu morale et attitude sociale …« (114) et met l’accent sur la fonction sociale de la propriété, sur la destination universelle des biens.(118-120). Suivent un quatrième chapitre intitulé « un cœur ouvert au monde » et un cinquième sur « La meilleure politique« , « Une meilleure politique mise au service du vrai bien commun est nécessaire« (154) et appelle à une charité sociale et politique; il nous pose la question: « Peut-il y avoir un chemin approprié vers la fraternité universelle et la paix sociale sans une bonne politique?« (176) Au sixième chapitre qui a pour titre « Dialogue et amitié sociale » le pape appelle de ses vœux une nouvelle culture, « la culture de la rencontre« (216). Le septième chapitre est un long plaidoyer sur le sens et la valeur de la paix , le sens et la valeur du pardon, contre la guerre et la peine de mort (255). Le huitième et dernier chapitre, « Les religions au service de la Fraternité dans le monde« , avec un appel à l’unité des chrétiens (280) et « l’Appel à la paix, à la justice et à la fraternité« (285), qui reprend le document d’Abou Dhabi du 4 février 2019 :

« Au nom de Dieu qui a créé tous les êtres humains égaux en droits, en devoirs et en dignité, et les a appelés à coexister comme des frères entre eux, pour peupler la terre et y répandre les valeurs du bien, de la charité et de la paix.
Au nom de l’âme humaine innocente que Dieu a interdit de tuer, affirmant que quiconque tue une personne est comme s’il avait tué toute l’humanité et que quiconque en sauve une est comme s’il avait sauvé l’humanité entière.
Au nom des pauvres, des personnes dans la misère, dans le besoin et des exclus que Dieu a commandé de secourir comme un devoir demandé à tous les hommes et, d’une manière particulière, à tout homme fortuné et aisé.
Au nom des orphelins, des veuves, des réfugiés et des exilés de leurs foyers et de leurs pays ; de toutes les victimes des guerres, des persécutions et des injustices ; des faibles, de ceux qui vivent dans la peur, des prisonniers de guerre et des torturés en toute partie du monde, sans aucune distinction.
Au nom des peuples qui ont perdu la sécurité, la paix et la coexistence commune, devenant victimes des destructions, des ruines et des guerres.
Au nom de la « fraternité humaine » qui embrasse tous les hommes, les unit et les rend égaux. Au nom de cette fraternité déchirée par les politiques d’intégrisme et de division, et par les systèmes de profit effréné et par les tendances idéologiques haineuses, qui manipulent les actions et les destins des hommes.
Au nom de la liberté, que Dieu a donnée à tous les êtres humains, les créant libres et les distinguant par elle.
Au nom de la justice et de la miséricorde, fondements de la prospérité et pivots de la foi.
Au nom de toutes les personnes de bonne volonté, présentes dans toutes les régions de la terre.
Au nom de Dieu et de tout cela, Al-Azhar al-Sharif – avec les musulmans d’Orient et d’Occident –, conjointement avec l’Eglise catholique – avec les catholiques d’Orient et d’Occident –, déclarent adopter la culture du dialogue comme chemin ; la collaboration commune comme conduite ; la connaissance réciproque comme méthode et critère.
« (285)

Faisons connaître ce texte, reconnaissons nos erreurs, et proposons-nous, dans le monde, comme sœurs et frères de cette fraternité universelle que François appelait de ses vœux.

Jean-Pierre Rossi

Avec la crise, qu’est ce que nous découvrons ?

Le covid 19 marque encore notre quotidien et nous découvrons un horizon nouveau. Au fur et à mesure que nous avançons, nous constatons notre fragilité. Nous « tutoyons » la mort de plus près, les projets personnels ou collectifs disparaissent, comme un horizon qui recule de jour en jour. L’ignorance sème la confusion dans les cerveaux les mieux informés habituellement : «Je ne sais pas vous dire » ou « Nous n’avons pas de réponse satisfaisante ». De nouvelles manières de vivre donnent de nouveaux points de repère et laissent quand même deviner la face cachée d’ouvertures possibles… Du nouveau et de l‘ancien coexistent. Le réflexe du « Sauve qui peut » laisse place peu à peu au souci des « petits et des fragiles». 

Avec François d’Assise, que nous fêtons le 4 octobre, resurgit le mode de vie de cet homme qui, au milieu d’un monde en crise, plaça un lépreux au centre de ses relations. Le baiser qui sauva la vie de deux hommes que tout séparait  y fut pour beaucoup : la sécurité de vie de l’un et le mépris subi par l’autre introduisent une ouverture inattendue et inespérée ! L’Evangile retrouve sa vraie place. Ce baiser change tout et pourtant cela ne change rien collectivement. Dieu n’est pas tout-puissant mais donne sens et cela appelle à un combat nouveau pour l’humanité. C’est en vain que nombre d’entre nous se tournent vers Dieu, en lui reprochant son absence et son silence, mais  il existe une nouvelle « apparition » de Dieu dans  une proximité humaine et cette infinie patience qui le caractérise.  Que s’efface de notre esprit cette pensée du «  tout, tout de suite. » La vie est une succession de crises avec des morts et des naissances. Quand François nomme notre sœur la mort, il s’inscrit dans cette logique nouvelle d’une vie transformée. Dieu, invisible et présent, n’est pas le Dieu des morts mais le Dieu des vivants.

​ La crise que nous traversons mérite débat dans la dimension économique de l’existence et met en lumière la place de l’argent, non pas comme pouvoir de domination ou d’échange, mais comme solidarité et don. C’est aussi une vision de la pauvreté de François d’Assise qui n’est pas validée par la richesse accumulée mais par le pouvoir envahissant de  l’amour, pour sauver  la vie. Depuis l’arrivée du Covid 19, nous avons aussi pris conscience de la force de l’imagination qui est une forme imprévisible de l’Amour. Et nous découvrons aussi que l’avenir ne se limite pas au passé comme modèle, fut-il glorieux. La normalité trouve sa vraie place dans l’avenir et non dans le souvenir. Quand un enfant traverse sa crise d’adolescence, nous ne considérons pas que l’idéal est dans son enfance mais nous attendons que la crise, en se développant, produise un adulte responsable. La normalité attendue est dans l’avenir quand l’humain retrouve la création comme don, pour la re-construction de notre « maison commune ». Heureuse crise qui nous ouvre les yeux. En tout, nous pouvons  retrouver la « bonne distance» qui peut nous sauver.

Fr. Thierry Gournay


Salomon, ou « celui qui apporte la paix »

Le 25 août dernier nous avons célébré un double anniversaire : celui de la Libération de Paris, il y a 76 ans et celui de la mort de Louis IX — Saint Louis — il y a 750 ans, dont le règne commença en 1226, la même année que mourut François d’Assise. Les deux événements, la révolte victorieuse du peuple de Paris contre l’oppresseur nazi et l’entrée dans la Vie d’un saint homme à l’issue d’un règne des plus inspirés, ont en commun de ponctuer la recherche de la paix et du bien, si chers à François, à tout franciscain, à tout chrétien et à l’immense majorité de l’humanité. Mais cette paix et ce bien ne s’instaurent pas sans combats contre le mal, même pour Louis IX dont certaines des entreprises pourraient par ailleurs être discutables (l’Inquisition, Quéribus, la rouelle, les croisades) mais qui reste légitimement l’icône de la justice dans notre Histoire nationale.

Le rapprochement de ces deux événements au hasard d’une date évoque la dialectique complexe entre l’amour de la paix et son prix qui est de devoir combattre pour elle. Cette apparente contradiction est extrêmement difficile à résoudre, notamment pour un chrétien. Qu’est-ce qui peut déterminer celui-ci à s’engager ou non, et sous quelles formes, dans le combat pour la paix et le bien, sinon la vertu de justice, éclairée par la foi, l’espérance et la charité ? Car une paix instaurée par un ordre injuste ne peut trouver grâce à ses yeux, mais il ne peut souhaiter le désordre et la violence qui le renverseraient, pas plus qu’il ne peut se permettre de laisser libre cours à l’injustice : une telle passivité serait une terrible sorte de péché par omission.

En effet, notre monde d’aujourd’hui est dominé par une injustice sur laquelle fermer les yeux relève d’un aveuglement complice, si ce n’est coupable : injustice de l’homme envers lui-même, économique, sociale, géographique, « raciale », injustice de l’homme envers la création avec la surexploitation de ses ressources et l’utilisation de la technique dans une tentative inconsidérée de la dominer, et enfin injustice envers Dieu, avec l’ignorance, la contestation, le refus, et même le mépris des vertus sur lesquelles s’est fondée la civilisation au cours des âges, pourtant indispensables à l’établissement de tout contrat social pérenne. Sans ces vertus, la seule loi qui régisse la collectivité est celle du narcissisme morbide qui commande à la répartition de la misère et du consumérisme. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que la généralité des dirigeants économiques et politiques actuels, dont les ambitions et la pratique sont largement inspirées par ce narcissisme morbide, se montre extrêmement éloignée de la bienveillance éclairée d’un Louis IX. Ou, comme image même de la justice, de celle d’un roi Salomon qui ne demande qu’un cœur attentif pour qu’il sache gouverner le peuple de Dieu et discerner le bien et le mal, et à qui Dieu offre à cette fin le discernement, l’art d’être attentif et de gouverner, et ce cœur intelligent et sage dont il fait tout de suite usage dans son célèbre jugement (Livre des Rois).

Il est probable, pour ne pas dire inévitable, que le monde de demain matin soit secoué de mouvements, voire de convulsions, tant les injustices se creusent et les tensions s’avivent de jour en jour. Il deviendra essentiel pour chaque chrétien, même s’il n’est pas roi, de demander à Dieu les mêmes grâces que Salomon, afin de rechercher son juste engagement pour la paix et le bien. Et plus particulièrement pour un franciscain, de s’interroger en âme et conscience : peut-on aimer la pauvreté sans aimer les pauvres ?

Jean Chavot

Ne mettons pas nos responsabilités en vacances !

Habitués à un temps rythmé, dans nos existences, par un été synonyme de vacances — du moins pour ceux qui peuvent se permettre d’en prendre — beaucoup d’entre nous, cette année, sont un peu perdus dans leurs repères, il faut bien le reconnaître. Les commentaires habituels (un peu rebattus) des revues « catho » sur le temps des vacances, temps de ressourcement et de réflexion, temps d’arrêt dans nos vies frénétiques ont-ils encore un sens au seuil de l’été 2020 ? Avec le confinement que nous venons de vivre, ce temps-là ne nous a-t-il pas été précisément imposé par la crise sanitaire ?

Il me semble plutôt que le temps est à la reprise en main et à la réflexion en termes de citoyenneté, de solidarité et de responsabilité.

La spiritualité franciscaine est-elle une spiritualité de la responsabilité ? À plusieurs égards, les témoignages recueillis auprès des fraternités de la région Créteil Saint-Denis Meaux par son bureau régional (comment avez-vous vécu le confinement et qu’aimeriez-vous changer dans votre vie ?) me paraissent apporter bien des réponses à cette question.

Ils ont d’abord mis en évidence l’exercice d’une responsabilité fraternelle immédiate : au lieu de se recroqueviller dans leur propre confinement, beaucoup d’entre nous ont spontanément joué du téléphone ou des écrans, prenant ou reprenant contact avec des personnes particulièrement isolées et fragiles. Certains ont participé à des actions solidaires comme la collecte et la distribution de produits alimentaires pour les plus démunis, tellement plus durement frappés par la crise que les autres. Nous savons que le message de saint François suppose que chacun se sente, fraternellement, responsable des autres sans pour autant se penser supérieur.

Les témoignages ont montré ensuite que le confinement a été — comme peuvent l’être parfois des vacances — l’occasion d’un lâcher prise, d’un vide intérieur qui a permis un véritable renouveau de la prière. À n’en pas douter, ce renouveau laissera des traces : reprise en couple d’habitudes de prière que la routine avait fait négliger, partages spirituels inédits avec des voisins, temps nouveau consacré à la lecture et à la méditation de la Parole, découverte d’une nouvelle dimension de la vie de foi. Il n’est pas certain que la privation de célébrations en direct et la distance forcée avec la liturgie n’aient pas permis à beaucoup d’entre nous, trop habitués au train-train de la pratique religieuse « d’avant », de faire l’expérience d’une foi plus intérieure et plus profonde. De mieux être imprégné, à la faveur, si l’on peut dire, du jeûne eucharistique, du don de la communion, et d’en retrouver le désir profond. Notre mise à l’arrêt imposée aura permis à certains de retrouver cet esprit d’adoration auquel François n’a cessé de nous engager. Beaucoup d’entre nous ont ainsi témoigné de leur intention de ne pas laisser s’éteindre, après la crise, cette flamme spirituelle étonnamment ravivée par le confinement. Renouveau de l’intériorité.

Le lâcher prise imposé par le confinement a pu se révéler aussi comme une désappropriation matérielle. Combien se sont précipités, dès le début du confinement pour trier, classer, éliminer, jeter, faire le vide dans des lieux d’habitations (et dans des têtes) encombrés par des années d’accumulation de superflu ? Combien, contraints pour cause de magasins fermés, à oublier tout achat n’étant pas dit « de première nécessité », ont constaté qu’ils n’avaient pas forcément besoin de ces emplettes, redécouvrant ainsi le détachement et la sobriété franciscaine, redistribuant les économies réalisées de force, prenant davantage conscience des désastres de la surconsommation sur l’avenir de la planète ? Renouveau de l’éthique de la sobriété heureuse.

Notre responsabilité franciscaine est enfin celle de construire la paix. Peut-être la période estivale qui s’ouvre va-t-elle calmer l’ardeur de justiciers qui s’est emparée de certains d’entre nous au plus fort de la crise. Comme si tout était simple, comme si tout était manipulation, intentions perverses ou même complot, il était facile de chercher des responsables, de rejeter sur d’autres notre propre malaise. En faisant l’impasse sur nos propres responsabilités, en ne cessant de jeter l’opprobre sur les autres, nous nous révélons être parfois de fieffés moralisateurs. J’aime à ce sujet l’esprit d’humilité et de minorité de saint François, qui ne cessa jamais de supplier ses frères de faire preuve de retenue dans le jugement moral. Avant de blâmer le monde entier, disait-il, «que chacun se juge et se méprise soi-même(1)».

Michel Sauquet

(1) Deuxième Règle, chap. II, 17.

Confiné-déconfiné

Voilà deux mots récemment passés en force au premier rang de notre vocabulaire… et pourtant, bien avant la période inédite que nous vivons, la Pentecôte fut une réalité où l’on retrouvait ce même mouvement, comme un spasme : la même séquence de fermeture et d’ouverture. Quand la situation est unique, dangereuse, quand les repères de la vie disparaissent ou s’estompent, la peur provoque une réaction de confinement. Se mettre à l’abri, c’est chercher un secours dans le retrait, et c’est aussi, pour le groupe, se réfugier dans son identité. La sécurité et l’identité, nécessités de l’existence, sont positives. À condition de ne pas se soustraire au mouvement de la vie.

Le repli des disciples, après la disparition de Jésus, est une réaction du même ordre, de peur et de pertes de repères. Mais ils nous font bien prendre conscience que le confinement n’est pas fait pour durer. Il faut en sortir. C’est bien ce qui arrive à la communauté des « Actes des Apôtres ». Jésus, « en ce premier jour de la semaine », arrive à l’endroit où le groupe s’est réuni pour se retrouver. Il leur souhaite à chacun la « Paix » , il leur montre ses mains et son côté. Il leur révèle qu’il est dans la vraie vie, faite de Paix et de passion. Par la Paix vécue, il dit son amour et par son combat, il dit le mal dépassé. De ce moment partagé, il se dégage une plénitude de joie. Puis, les disciples reçoivent leur mission : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». C’est la Parole qui « déconfine » les disciples : ils sortent, il n’est plus question qu’ils restent entre eux. Nous avons bien vu la portée de la fermeture provisoire des églises, il n’est pas question pour nous non plus de rester confinés entre croyants, mais d’aller annoncer, par la Parole et par l’engagement, la Bonne Nouvelle du pardon, de la réconciliation avec tous, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur couleur.

Un autre sentiment surprend les disciples : l’émerveillement. Et c’est la force de l’Esprit de favoriser des initiatives inattendues ou inespérées, partout sur la Terre. C’est le même sentiment qui nous anime nous aussi en ces temps exceptionnels, partagés entre angoisse et espérance : l’émerveillement d’un mieux vivre possible pour ce monde et pour tous ses habitants. Prenons le temps de considérer et d’apprécier les initiatives audacieuses qui naissent partout, créatrices et « apprenantes », dans toutes les langues.

C’est aussi le moment de redire le sens de notre expérience humaine : « nous sommes appelés à former un seul corps dans un unique Esprit. » C’est un projet immense dans le temps et dans l’espace, qui nous rappelle que le monde ne s’est pas fait en un jour. Notre histoire humaine est rythmée de Pentecôtes, que nous pouvons oublier parfois, mais qui renouvellent notre Espérance en la force inaltérable de l’Esprit. Cette année, la Pentecôte diffuse comme un parfum de confinement et de déconfinement. A suivre !

« Paix et Bien »

Thierry Gournay

La Visitation

Cette rencontre de Marie avec sa cousine Elisabeth, que nous raconte l’évangile de Luc, est une illustration de la réception par une communauté humaine, d’évènements qui dépassent son entendement et qu’elle a relu comme une manifestation de la volonté divine, un signe : Dieu a visité son peuple.
Et nous, aujourd’hui, comment recevons-nous les évènements dont nous sommes témoins ?

Nous traversons une période difficile, avec un virus qui sème la terreur, provoque inquiétude et incompréhension et suscite la zizanie chez ceux qui savent, les savants. Et qui, dans le même temps, nous oblige à revisiter nos modes de vie et nos modèles économiques, avant peut-être de les détruire durablement. Quelle lecture en faisons-nous ? Y voyons-nous un phénomène passager ou un signe ? Dans l’immédiat nos vies sont bouleversées, on ne peut plus se rassembler, ni au stade pour un match de foot, ni à l’église sauf pour des obsèques en petit comité, mais, dans le même temps, on voit surgir des manifestations de solidarité, des parents qui se réinvestissent dans l’éducation de leurs enfants, des familles qui redécouvrent un rythme de vie moins trépidant. Des initiatives surgissent ici et là, sans attendre les instructions d’autorités souvent dépassées ; et puis, bonne nouvelle, nous constatons que la pollution diminue à toute vitesse et rend nos villes plus respirables.

Et après ? On entend dire ici ou là qu’il n’est pas possible de changer de modèle, que l’on sera obligé de repartir comme avant, et très vigoureusement. D’autres, au contraire, préconisent un changement qui parait souhaitable mais qui semble difficile à mettre en œuvre sans conséquences douloureuses (chômage, ressources) pour les peuples.

Et l’Europe dans tout çà ? Sera-t-elle capable de sortir par le haut de cette crise où se joue son avenir, d’envoyer un signe fort d’unité, de proposer à ses peuples une vision commune qui leur donne envie de s’y investir, une bataille à gagner contre la tentation du repli sur soi et la fuite en avant ?

Et nous, dans tout çà ? Quel message souhaitons-nous envoyer pour répondre à l’appel de l’Esprit toujours à l’œuvre et qui nous interpelle ?
Cette pandémie aura une fin, nous l’espérons ; à la suite de Saint François qui s’est fait le chantre de la création et le frère universel, la famille franciscaine ne peut-être absente de la phase de reconstruction qui suivra, pour y défendre, humblement mais fermement, les valeurs qui sont les siennes : respect de la création, de tout le vivant, solidarité et partage avec toutes les nations, promotion de la fraternité universelle.

Déjà en mai 2015 le pape François interpellait le monde dans son encyclique « Laudato Si » :
« 13. Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer. Le Créateur ne nous abandonne pas, jamais il ne fait marche arrière dans son projet d’amour, il ne se repent pas de nous avoir créés. L’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune. Je souhaite saluer, encourager et remercier tous ceux qui, dans les secteurs les plus variés de l’activité humaine, travaillent pour assurer la sauvegarde de la maison que nous partageons. Ceux qui luttent avec vigueur pour affronter les conséquences dramatiques de la dégradation de l’environnement sur la vie des plus pauvres dans le monde, méritent une gratitude spéciale. Les jeunes nous réclament un changement. Ils se demandent comment il est possible de prétendre construire un avenir meilleur sans penser à la crise de l’environnement et aux souffrances des exclus.
14.J’adresse une invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète. Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous…
« 

Cinq années sont passées et ces paroles sont toujours d’actualité.

Bonne fête à tous les travailleurs,

Jean-Pierre Rossi

Franciscains au temps du coronavirus ?

Franciscains au temps du coronavirus ? Plus que jamais ! Nous voilà tous en pleine traversée du désert, mais de même que la Bible nous enseigne qu’il n’est pas temps de récriminer et que Dieu ne nous abandonne pas, notre devoir de franciscain(e)s, aujourd’hui, n’est-il pas, précisément, … de vivre en franciscain(e)s ?

D’espérer, d’abord, et de s’émerveiller. Difficile, certes, de le faire quand la situation sanitaire atteint la gravité à laquelle on assiste. Mais s’émerveiller n’est pas affaire de petits oiseaux et de contemplation béate. Souvenons-nous du long confinement de François dans les geôles de Pérouse, de la force et de la gaité intérieure qu’il y manifesta d’abord, de la prise de conscience de la vanité des honneurs que cette incarcération provoqua en lui, et de la conversion qui s’en suivit lorsque, malade, il fut libéré et entama sa convalescence. L’évocation de cette vanité fait singulièrement écho, je trouve, aux paroles du prophète Daniel — texte du jour où j’écris — observant, en pleine détresse de son peuple humilié, qu’« il n’est plus, en ce temps, ni prince, ni chef ni prophète » (nous voilà tous au même niveau dans l’épreuve !) et qui demande au Seigneur : « Que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi, car il n’y a pas de honte pour qui espère en toi »

Souvenons-nous aussi de François, tellement malade, dictant à la fin de sa vie un Cantique des Créatures dans lequel il louait un frère Soleil qu’aveugle, il ne pouvait même pas voir. Souvenons-nous de ce moment sidérant de la déportation du frère Éloi Leclerc, où s’élève ce même Cantique de la bouche de quelques frères franciscains entourant l’un des leurs en train de mourir dans l’horreur d’un wagon à bestiaux menant d’un camp nazi à l’autre. Loué sois tu Seigneur, oui, même dans ces circonstances extrêmes parce que tu ne nous abandonnes pas, parce que tu accueilles tout être humain, mort ou vivant, dans ton immense amour.

Franciscain(e)s, nous pouvons aussi nous émerveiller de toutes les initiatives prises ici ou là pour venir en aide aux plus démunis dans cette période qui les frappe de plein fouet. Nous émerveiller pour nos concitoyens qui ont compris le message et respectent les consignes officielles (ils sont très majoritaires). Nous émerveiller surtout de l’incroyable dévouement des membres du personnel soignant, allant jusqu’au bout de leurs forces pour endiguer l’épidémie et guérir ceux qui peuvent l’être.

Ensuite, nous voilà tous au défi de mettre en œuvre le quadrilatère des vertus franciscaines : humilité, pauvreté, minorité, fraternité.

Humilité, parce que beaucoup de nos certitudes sont mises à mal aujourd’hui. Parce que nous voyons les limites de ce que nous croyions savoir, parce qu’il nous faut plus que jamais être « humbles et soumis à tous », ne pas fanfaronner en bravant les consignes et en nous disant que nous en avons vu d’autres, que nous n’allons pas nous empêcher de faire notre jogging si ça nous chante, que la liberté, quand même…

Pauvreté, parce que ce moment nous apprend comment vivre avec moins, comment être plus économes de tout, comment nous contenter de ce que nous avons. Je n’ignore pas, évidemment, que les hommes et les femmes vivant déjà dans la grande pauvreté peuvent lire ces lignes avec ironie ! Un ami suisse, impliqué dans ATD Quart Monde, me disait récemment que, appelant au téléphone un militant du Mouvement pour prendre des nouvelles de sa santé en cette période d’épidémie, il s’est fait répondre : « De quelle santé parles-tu ? De celle que les galères de ma vie ont déjà détruite, ou du fameux virus ? » Puissent au moins les privations temporaires que nous pouvons subir nous ouvrir les yeux sur ceux qui ne vivent que privations.

Minorité, parce que la compétition n’est plus de mise, parce que, comme nous le demandait François, nul ne doit dominer ses frères. Bertrand Badie, fin analyste de la vie publique nationale et internationale, faisait observer il y a peu de temps que l’enjeu sanitaire renverse radicalement les règles de l’enjeu économique classique. Alors que la compétition économique suppose souvent que je ne gagne que si l’autre perd, en matière de santé, à l’inverse, je ne gagne que si l’autre gagne. Au fond, ce que beaucoup d’entre nous attendent depuis si longtemps — un ralentissement de la course au profit, une prise de conscience des enjeux écologiques, une sobriété heureuse — se produit, ou est sur le point de se produire sous nos yeux. La crise sanitaire : une invitation à sortir d’un monde où dominent les puissances financières, à vivre autrement.

Fraternité enfin. Plus que jamais s’applique, me semble-t-il, le dicton brésilien « Plus nous sommes, plus je suis ». L’interdiction de circuler limite, certes, nos possibilité de gestes solidaires en direct, mais le téléphone, les dispositifs de communication collective comme WhatsApp, FaceTime, Internet, tous ces progrès tellement contestés, critiqués comme accentuant l’individualisme, peuvent se révéler bien au contraire des moyens précieux pour rompre l’isolement et renforcer le sentiment de fraternité.

Si nous n’étions franciscain(e)s que lorsque tout va bien, le serions-nous vraiment ? Prions ensemble le Seigneur pour que cette crise s’éloigne le plus vite possible, épargne autant que possible les plus fragiles, mais prions aussi pour que nous sachions en tirer les leçons et avancer vers une société plus humaine, plus juste et plus solidaire, cette société à laquelle nous appelle tous les ans le carême. Avançons vers Pâques avec cette boussole.

Michel Sauquet

ETRE JUSTE !

« C’est pas juste ! » L’expression revient souvent dans la bouche des enfants, et lorsqu’un conflit entre eux nous oblige à les départager, il n’est pas toujours facile de justifier notre jugement. Il n’en reste pas moins qu’entre adultes aussi le terme « juste » n’est pas toujours le mieux adapté pour nommer une situation personnelle ou collective.
En début d’année, nous avons eu l’occasion de qualifier Joseph
d’« homme juste » à propos de son attitude et de sa manière d’être présent à une situation inattendue : la naissance de Jésus…
En effet « être juste » ce n’est pas d’abord la conclusion équilibrée d’un jugement moral ni la bonne appréciation d’une situation donnée. C’est avant tout une catégorie spirituelle de l’ordre de la foi, que je veux évoquer ici.

La juste place de la créature se conçoit en référence à l’Absolu de Dieu. Sa recherche est inséparable d’une recherche de conformité dans le sens où être juste, c’est être dans l’union à Dieu par désir, par action et par volonté. Que ce soit clair ou non au moment de la prise de décision ou du choix de vie, la Parole de Dieu produit son effet : la personne ou la communauté justes entrent peu à peu en phase, en communion avec la pensée de Dieu et son projet créateur.

Tout notre travail consiste à évaluer la conformité de nos désirs, de nos pensées et de nos actes au mystère de l’Amour de Dieu. C’est une recherche personnelle et collective d’ajustement de l’homme à Dieu. Tout se tient ; il est nécessaire de tenir compte du temps, espace de conversion ou de résistance à la Vie. Une autre attitude se révèle donc indispensable : la veille, afin de persévérer dans l’avancée et de vaincre les résistances et les oppositions diverses. Ce qui conduit l’homme, c’est l’étoile qui permet l’ajustement et conduit à la Paix et à la Joie.

François d’Assise fit ses preuves, il rayonna dans sa conformité à Jésus. En lui la créature et le créateur s’accordent et cela sonne juste. Ainsi, l’homme vit une histoire qui se développe dans le temps, avec confiance et énergie. C’est dans cette justice-là que peut s’établir une référence éternelle à celui qui « est tout Bien et sans qui n’est aucun Bien ».

Fr. Thierry Gournay

Retraite

Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ?

Le conflit suscité par la réforme des retraites atteint une dimension historique. Son âpreté se nourrit à la sensibilité tant collective que personnelle des questions soulevées par la fin de l’activité laborieuse. Elles se posent autour de deux axes : l’âge de départ et la hauteur de la pension, autrement dit le temps et l’argent. Ces deux paramètres déterminent nos existences de manières concrète et décisive, mais il ne peut être que profitable à chacun de tenter une approche plus fondamentale, inspirée par la cinquième admoni-tion de François d’Assise : « Considère, ô homme, dans quelle excellence t’a placé le Seigneur Dieu : il t’a créé et formé à l’image de son Fils bien-aimé quant au corps et à sa ressemblance quant à l’esprit. »

Justifier un recul de l’âge de départ par l’allongement de la vie induit que la fin de la carrière profes-sionnelle ouvre sur la vieillesse et, à son terme, la mort. Mais celle-ci n’est jamais nommée directement dans les débats, tout au plus par l’euphémisme statistique de l’« espérance de vie ». Ce déni de la mort et de l’espérance d’une autre réalité par notre société technologique piège la question de la retraite dans une pro-blématique matérielle — ce qu’elle coûte, le niveau et la durée de la pension — oblitérant le sens intime du mot retraite : se retirer de l’agitation du monde et ainsi se préparer à le quitter le moment venu. Envisager la retraite sous ce jour pose les questions sur un tout autre niveau, car la conscience du terme inéluctable de toute existence privilégie la conception solidaire selon laquelle, les unes après les autres, les jeunes généra-tions soutiennent les anciennes, et cela comme une priorité incontournable, au même titre que l’éducation et l’entretien des enfants qu’elles ont assumés. On le ressent plus ou moins clairement : une société qui réduirait le soin de ses vieux et de ses enfants à un paramètre comptable se vouerait à un individualisme morbide décadent, bien loin de l’excellence dans laquelle Dieu nous a placés.

Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ? « Bat-on en retraite » comme de vieux soldats vaincus par la fatigue ? S’éclipse-t-on comme des éléphants fourbus sur le chemin du cime-tière ? Au contraire, combien de retraités s’étonnent de ne plus avoir une minute à eux ?! Seule cesse l’activité professionnelle, rien d’autre ; dans l’espace et le temps libérés, une autre vie active s’épanouit, con-trainte jusque-là par les impératifs du travail qui régentaient l’existence, ses rythmes, ses moyens, ses con-ditions, ses espoirs. Au lieu de « prendre sa retraite », c’est « reprendre sa liberté » qu’il conviendrait de dire ! Cette autre vision des choses, là encore, pose les questions autrement : est-il acceptable, inéluctable, que le travail soit communément subi dans la (plus ou moins grande) « pénibilité » ? Quelle place laisse-t-il à la contemplation, à la méditation, à l’élévation ? Pourquoi serait-on considéré à charge dès lors qu’on est dispensé de « gagner sa vie » ? La liberté n’est-elle envisageable qu’en marge d’un monde entièrement dédié au travail comme condition de la survie matérielle ? Paul nous donne une réponse : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage.» (Gal 5,1)

Les animaux meurent quand ils ne sont plus capables de procréer, selon la loi de perpétuation des espèces. Contrairement aux idées reçues, dès ses origines préhistoriques, la seule à échapper à cette règle fut la nôtre. Notre cerveau grossit encore six ans après la naissance, s’affine et crée une multitude de con-nexions, d’aptitudes motrices, sensorielles, cognitives, affectives, sociales… Si notre espèce permet à ses anciens de subsister, c’est parce qu’ils assurent sa perpétuation en tant qu’espèce intelligente, par l’éducation et la transmission. Certes, les grands-parents n’apprennent plus aux jeunes à tailler le silex, mais chacun peut mesurer autour de lui leur implication dans la vie familiale et leur engagement dans le tissu associatif et culturel, précieux pour le maintien du lien social, crucial pour la continuité de la civilisation. L’Académie de médecine évoquait récemment une « rupture anthropologique majeure » au sujet de la PMA. Une société qui n’assurerait plus à ses anciens de quoi accomplir leur rôle naturel opérerait une autre rupture anthropologique aux conséquences désastreuses.

Laisserons-nous la société technologique fixer une date de début et une date de péremption à l’existence de l’être humain ? Est-ce là le destin acceptable de celui dont David, il y a trois mille ans, s’émerveillait devant son Créateur ? « Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d’éclat ; tu le fais régner sur les oeuvres de tes mains (…) » (Psaume 8).

Jean Chavot