Nous avons souhaité, dans le cadre de notre réflexion, « François…ou quand l’autorité se fait service », recevoir le témoignage d’un frère en responsabilité. Le Frère Michel Laloux a accepté de nous rencontrer et de partager son expérience de ministre provincial des Franciscains de France-Belgique.
Sans rentrer dans des situations personnelles… vous pouvez, dans l’exercice de votre charge, avoir été blessé ou découragé par l’attitude de vos frères. Comment vivez-vous ce que dit François dans la Lettre à un ministre à propos du pardon ?
Oui, être blessé, être incompris, être perçu comme un tyran ou comme une vache à lait financière… Il y a plusieurs niveaux dans tout cela. Par rapport au fait d’être blessé, l’important est de parler, dans le cadre de l’accompagnement spirituel, mais aussi avec mes frères, pour recadrer les choses, ne pas me laisser envahir, et repérer qu’il y a des projections par rapport à l’autorité. C’est-à-dire que selon ce que le frère a vécu dans son enfance, s’il a été écrasé, par l’autorité du père par exemple, il me verra comme un danger, il fera des projections sur moi que je serai appelé à comprendre plus profondément pour ne pas prendre les choses à titre personnel. A propos du pardon, il y a la relation au Christ qui compte : lui demander, et demander au Père, que je puisse pardonner profondément, surtout dans les cas difficiles. Je crois que le pardon ne se décrète pas, il se mendie : c’est Lui qui permet que je pardonne en profondeur. Ça prend parfois du temps. Je pense souvent à Maïti Girtanner…Combien de temps elle a demandé à Dieu de pardonner vraiment à Léo, son bourreau, officier médecin nazi… Et quand elle l’a rencontré, après des dizaines d’années, elle a su qu’elle avait pardonné. Je n’ai pas vécu des choses de cet ordre …mais ça montre que le pardon est un cheminement. Au début, je peux seulement l’espérer, le demander, être un mendiant devant Dieu. Puis, après, avoir le cœur tout à fait libre. Autre chose d’important aussi, pour moi, c’est de prier pour mes frères. Prier pour la relation, parfois dans des cas personnels avec des frères qui sont plus violents ou plus problématiques, mais aussi prier pour l’ensemble des frères de la province. C’est de poser une triangulation : les frères, Dieu et moi.
Dans le cadre de ce service auprès de vos frères, pouvez-vous nous faire part de l’une de vos plus grandes joies, d’une difficulté et d’un regret ?
Une de mes plus grandes joies, c’est quand il peut y avoir avec les frères, ou avec l’un ou l’autre frère, des conversations à un certain niveau de profondeur, au niveau de Dieu, où je sens le cœur d’un frère touché par Dieu, où il y a une vie spirituelle. Autre joie, c’est quand je perçois un frère bien à sa place, heureux dans ce qu’il fait, épanoui. Je pense, par exemple, à un frère qui a 92 ans, qui est heureux… Il a une jeunesse, un dynamisme, il est passionné… C’est cette jeunesse, même chez des frères âgés.
Une grande joie, aussi, mais ça ne concerne pas les frères, parce que j’ai beaucoup d’autres rencontres, c’est au contact de personnes victimes de frères prédateurs, de pédocriminels. En mai-juin dernier, ce fut de voir comment des personnes, après tout un chemin, ont vécu une libération profonde. Une femme me disait : « Je suis ressuscitée !» Un homme expliquait : « Mon épouse me dit que mon sommeil est plus paisible », cinquante-cinq ans après avoir été violé… Un autre monsieur me disait : « Eh bien, ça me donnerait envie de « re-croire » ». Là aussi, il y a mort et résurrection, et c’est une grande joie lorsque pour une personne qui a été écrasée, détruite, il y a de la vie qui resurgit.
Je trouve cela très intéressant : vous vous situez sur le plan relationnel, alors que d’autres pourraient répondre : « Ma plus grande joie c’est d’avoir réussi telle ou telle chose …»
Oui, je me méfie des réussites extérieures, si elles n’ont pas d’épaisseur. Avant d’être Provincial, j’ai fondé une maison de quartier avec une dame pour des personnes du quart-monde. Cette fondation a grossi, a embelli ; il y a 30 animateurs. Mais je suis plus sensible au fait qu’il y ait de la joie qu’au fait que cette maison ait grossi. « Vous serez jugés sur l’amour »… C’est ça l’important.
Mais il n’y a pas que des joies, une difficulté peut-être…
C’est le volume de travail, l’énorme volume de travail. Par exemple, des centaines de mails qui m’attendent en permanence ! Ça, c’est la difficulté : la gestion du temps… avec cette question : est-ce que je donne son importance à chaque chose et à chaque personne ? Ce n’est pas seulement régler des dossiers. La difficulté, aussi, c’est d’être impuissant, et c’est une difficulté plus terrible. Quand je perçois qu’un frère n’est pas heureux et qu’il va d’échec en échec, d’être impuissant face à cela, même après lui avoir fait différentes propositions, avoir réfléchi avec d’autres… Le frère peut ne pas en être conscient. Il y a un scénario qui se reproduit de communauté en communauté, mais il ne le voit pas. Pour moi, c’est une souffrance, parce qu’on n’a qu’une vie, et c’est tellement dommage. Ça me renvoie à moi-même et je me dis : « Michel, profite de la vie ! Tu n’as qu’une vie, profites-en pour ta qualité de relation avec Dieu, avec les autres.
Et avez-vous un regret ?
De ne pas connaître suffisamment l’anglais ! Toutes les rencontres des provinciaux européens se déroulent en anglais. Je peux me débrouiller, mais lorsqu’on aborde des choses un peu profondes et que mon anglais est insuffisant, ça pose problème. Ne pas avoir non plus d’éléments d’économie.
Est-ce que j’ai d’autres regrets ? Oui, beaucoup. Par exemple, il y a souvent des jubilés de frères ; je n’arrive pas nécessairement à les suivre tous, à y participer sur place. Alors j’envoie un sms, un petit mot. Pour les funérailles également…
Une dernière question : François dresse le portrait du ministre et de ses qualités. Après ces 10 ans d’expérience, pour vous, quelle est la qualité indispensable pour pouvoir être le ministre, le serviteur de ses frères ?
Le flash qui me vient, c’est Jésus avec Pierre. Dans son entretien avec lui, qu’est-ce qu’il dit du fait d’être berger de ses brebis ? Jésus explique que c’est l’amour qui est important. Pour moi, fondamentalement, ce qui est essentiel c’est d’aimer mes frères, même si je peux être en colère. Etre berger, ce n’est pas d’abord une compétence organisationnelle, intellectuelle, etc., c’est aimer. C’est cela qui fait tout traverser. Aimer Dieu, recevoir son amour et pouvoir le redonner.
D’où l’importance de ce temps personnel de vie spirituelle …
Absolument, c’est capital. Temps de vie spirituelle, d’oraison, de lecture de la Parole de Dieu, de relecture le soir. En 2015, j’ai suivi les Exercices spirituels dans la vie courante de St Ignace, pendant un an et demi. Il y a eu une évolution dans ma relation à la Parole, dans la relecture, etc. La vie spirituelle est capitale parce qu’être Provincial, c’est dangereux, comme toute responsabilité.
C’est dangereux — c’est sans doute la même chose pour une vie de couple ou pour une vie à hautes responsabilités — parce qu’on est, et je le suis, poussé au bout de soi-même. C’est dangereux, parce qu’en étant confronté à des choses très difficiles, je peux aller soit vers des compensations, soit vers un approfondissement. Donc, il y a danger, et il y a chance. Une chance de transformer le danger en approfondissement de la relation amoureuse avec Dieu. Ou alors, il peut y avoir compensation, dans le pouvoir, dans l’alcool, dans la dépression. C’est le même enjeu que dans toute vie : elle est dangereuse mais elle peut être géniale ! Je comprends beaucoup mieux certains psaumes aujourd’hui qu’hier. Je suis en train de méditer le psaume 21, le 68 aussi. Vu les situations que nous vivons et que je vis, il y a un autre éclairage… « Que la bataille s’engage contre moi, je garde confiance », « Seigneur, ma lumière et mon salut ». Des paroles des psaumes ou de l’Évangile ont une autre couleur à présent. Jésus prit avec courage le chemin vers Jérusalem. Avec courage, et je sais beaucoup mieux maintenant ce que ce courage peut signifier. C’est le passage pour moi de l’agacement face aux difficultés : « Merde, je suis Provincial ! Je voudrais être ailleurs ! » à la joie : « Michel, c’est une chance ! » Je crois que l’enjeu, c’est de passer du ressentiment, de la colère, à la louange. La vie me propose des évènements que je dois accepter profondément pour y voir le chemin qui m’est offert afin d’aller plus loin dans ma relation à Dieu, aux autres, et à moi-même. Ce qui est très beau, c’est que nous avons un Dieu trinitaire. La Trinité, c’est la relation entre le Père, le Fils, dans l’Esprit. Tout est relationnel. Si je suis devenu Franciscain, c’est parce que je suis tombé amoureux… Le Christ est au centre ; s’il n’y a pas la relation au Christ, je ne sais pas ce qu’est la relation à Dieu. Pour moi, la relation au Christ, c’est le tout. Mon combat, c’est de faire tout en Lui. Parce que le danger est d’être « un athée pratique », c’est-à-dire de faire des choses sans Lui. J’avoue que je suis assez régulièrement athée ! Je ne crois pas qu’il m’en veuille trop… mais c’est indispensable de repérer ce danger, d’en être conscient.
Propos recueillis par Pascale Clamens-Zalay, le 5 octobre 2023
La première partie de cet entretien a été mise en ligne sur notre site au mois de novembre.