Bien avant de vouloir suivre les pas de Jésus Christ, François d’Assise a connu une Église traversée par des courants contestataires très influents, parmi lesquels les Cathares et les Vaudois. En réaction aux comportements d’une institution qui oubliait trop souvent les enseignements du Christ et donnait plus à voir ses richesses et son pouvoir, ces mouvements prônaient le retour à une forme de vie plus évangélique, ce qui n’a pas manqué de séduire le jeune François. Mais certains se sont écartés de l’Église, en particulier pour tout ce qui touche à l’Eucharistie. Les uns allaient jusqu’à refuser ce sacrement parce qu’ils jugeaient les prêtres qui l’administraient indignes de leur fonction ; les autres niaient que le pain et le vin puissent « réellement, vraiment et substantiellement » être convertis en corps et sang du Christ tout en gardant leurs caractéristiques physiques (transsubstantiation), et par-là même ils niaient la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées.
C’est dans ce contexte de crise eucharistique qu’en 1215 le Concile de Latran, auquel selon toute vraisemblance François assiste, définit comme dogme la transsubstantiation et décide d’imposer la communion au moins une fois par an, à Pâques, car les fidèles avaient pris l’habitude d’assister à la messe sans communier.
En vrai fils de l’Église, François porte ces préoccupations et ses écrits foisonnent de recommandations relatives à l’Eucharistie. Ainsi, il exhorte les clercs à ne pas oublier le respect avec lequel ils doivent traiter les très saints Corps et Sang du Christ, parfois laissés « à l’abandon en des endroits malpropres », et le soin qu’ils doivent apporter aux objets du culte destinés à les accueillir : « les calices, les corporaux, les ornements de l’autel et tout ce qui concerne le sacrifice, ils doivent les tenir pour précieux. » (Lettre à tous les custodes 3, Lettre à tous les clercs). Il témoigne également de sa foi dans les prêtres dont il refuse de considérer le péché car c’est le Fils de Dieu qu’il discerne en eux, ce sont les ministres de son Corps et de son Sang très saints qu’il reconnait en eux. (Test 9-10)
Comment expliquer une telle ferveur eucharistique chez François ?
Parce que l’Eucharistie est pour lui le prolongement de l’Incarnation : « Voyez : chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge ; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles ; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. » (Adm1, 16-18) François énonce admirablement le parallèle entre Eucharistie et Incarnation : même mouvement d’abaissement de Dieu pour nous rejoindre dans notre chair, même simplicité, même humilité, dans l’hostie consacrée, comme dans la venue du Christ dans notre histoire. « Et de même qu’il se présentait aux saints apôtres dans une chair bien réelle, de même se montre-t-il à nos yeux maintenant dans du pain sacré… Lorsque, de nos yeux de chair, nous voyons du pain et du vin, sachons voir et croire fermement que c’est là, réels et vivants, le Corps et le Sang très saints du Seigneur. » (Adm1, 19-21) A l’image des Apôtres qui ont cheminé avec le Christ, vécu à ses côtés et partagé son humanité, ce que François souhaite le plus ardemment, c’est de pouvoir suivre les traces de son Bien-Aimé.
Or, l’Eucharistie est pour lui le sacrement privilégié de la présence du Christ, qui lui donne à voir et à contempler son Seigneur : « du très haut Fils de Dieu, je ne vois rien de sensible en ce monde, si ce n’est son Corps et son Sang très saints » (Test 10) Par ce sacrement, le Seigneur dévoile sa présence, il demeure avec nous chaque jour et pour toujours : « Tel est en effet le moyen qu’il a choisi de rester toujours avec ceux qui croient en lui, comme il l’a dit lui-même : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. » (Adm1, 22)
Cette rencontre intime avec le Seigneur passe par le « voir » et le « croire »…Il est intéressant de remarquer que l’homme a souvent besoin d’un signe pour croire, il lui faut d’abord voir pour croire ; c’est le cas de nombreux auditeurs de Jésus, c’est même le cas de Thomas, qui est pourtant l’un des douze. Dans l’Eucharistie, la perspective est renversée : c’est croire qui rend capable de voir, et les deux sont indissociables. C’est l’Esprit-Saint, Esprit de Vérité, qui nous donne de croire, et donc de voir, dans le pain et le vin, le Corps et le Sang très saints du Seigneur « réels et vivants ». C’est l’Esprit qui ouvre notre cœur et notre intelligence pour que nous puissions donner foi aux paroles de Jésus : « Ceci est mon corps…ceci est mon sang… » et François nous invite à « voir et croire, selon l’Esprit et selon Dieu ».
François associe également Incarnation, Eucharistie et Croix dans un même « Mystère rédempteur ». Ainsi dans la seconde rédaction de la Lettre à tous les fidèles, son commentaire sur l’Eucharistie s’inscrit entre ceux sur l’Incarnation et sur la Croix, et ce n’est pas un hasard. Voici ce qu’il écrit : « A l’approche de sa Passion, il célébra la Pâque avec ses disciples : prenant le pain, il rendit grâces, le bénit et le rompit, et déclara : Prenez et mangez : ceci est mon corps. Et prenant le calice il dit : Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle Alliance, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés…Or, la volonté du Père fut que son Fils béni et glorieux, qu’il nous a donné et qui est né pour nous, s’offrit lui-même par son propre sang, en sacrifice et en victime sur l’autel de la croix ; non pas pour lui-même, par qui tout a été fait, mais pour nos péchés, nous laissant un exemple afin que nous suivions ses traces. Il veut que tous nous soyons sauvés par lui » (v. 6-7 ; 11-14). Il poursuit dans le passage sur la vie sacramentelle : « Nous avons aussi l’obligation de confesser au prêtre tous nos péchés et de recevoir le Corps et le Sang de notre Seigneur Jésus-Christ. Celui qui ne mange pas sa chair et ne boit pas son sang ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (22-23
Si François a une telle vénération pour l’Eucharistie c’est parce qu’il y voit la présence réelle de Celui qui nous a tant aimés qu’il a donné sa vie pour nous sur la Croix, et parce qu’il croit fermement que ce sacrement participe au salut de l’homme. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle…Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jn 6,54 ; 56)
Pour François, adorer le Christ dans sa présence eucharistique c’est enfin vivre en communion totale avec le Fils et donc avec le Père, ce à quoi il aspire de tout son cœur, de toute son âme.
Que sa ferveur eucharistique puisse nous éclairer pour que nous puissions nous aussi « voir » et « croire » et redonner tout son sens à ce sacrement lorsque nous nous approchons de la table eucharistique. « Que tout homme craigne, que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! O admirable grandeur et stupéfiante bonté ! O humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour pouvoir être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier. » (Lettre à tout l’Ordre, 26-29)
P. Clamens-Zalay