Lorsque François d’Assise aborde la question du travail, c’est toujours en référence à ses frères et, pour lui, il s’agit essentiellement de travail manuel. C’est ainsi qu’il fait clairement la distinction entre « labor », le travail accompli de ses mains, tel celui du paysan ou de l’artisan de l’époque, et « opus » ou « operatio » qui correspond davantage à une occupation, un ouvrage, c’est-à-dire une activité licite, ou encore la prière, la prédication, l’étude.
« Les frères qui savent travailler, travailleront, et exerceront le métier qu’ils connaissent, si ce n’est pas contraire au salut de leur âme et s’ils peuvent s’y adonner honnêtement… Et que chacun reste dans la profession et le métier où il se trouvait quand il a été appelé. » (1 Reg 7, 3.6), « Je veux que tous mes frères travaillent et se donnent de la peine ; ceux qui ne connaissent pas de métier, qu’ils en apprennent un. » (2 Cel 161)
Pourquoi François insiste-t-il autant sur la nécessité pour les frères de travailler ?
Tout d’abord, parce que ce doit être le moyen principal de subsistance des frères : non pas pour gagner un salaire, mais pour n’être à la charge de personne. S’ils n’ont pas de métier, les frères se font engager pour toutes sortes de travaux : vannerie, poterie, maçonnerie, récolte des olives et des noix, distribution d’eau…et le plus souvent, ce sont les travaux des champs, puisqu’ils peuvent se faire embaucher comme journaliers, même lorsqu’ils sont sur les routes. En échange, ils reçoivent un paiement en nature, mais en aucune façon de l’argent. François est très strict sur ce point : « En compensation de leur travail, ils pourront recevoir ce qui est nécessaire à la vie du corps, pour eux et pour leurs frères, à l’exclusion de la monnaie et de l’argent. » (2 Reg 5,3) Et si, d’aventure, leur tâche accomplie, ils ne reçoivent rien, alors ils iront quêter comme le font les plus pauvres : « Lorsqu’on ne nous aura pas donné le prix de notre travail, recourons à la table du Seigneur en quêtant notre nourriture de porte en porte. » (Test 22)
Ensuite, pour François, le travail est un excellent remède contre l’oisiveté qu’il exècre : « Les tièdes, ceux qui ne s’adonnent à aucun travail habituel, il disait que le Seigneur les vomirait de sa bouche. Personne ne pouvait demeurer devant lui à ne rien faire sans recevoir de mordantes leçons. » (2 Cel 161) Il n’a de cesse d’exhorter ses frères à ce sujet et de les mettre en garde, car il considère que l’oisiveté est la porte ouverte à toutes sortes de tentations, qu’elle ne peut qu’entraîner au mal, en pensées ou en paroles, qu’elle est donc l’ennemie de l’âme. Et Thomas de Celano de se lamenter sur les libertés prises par certains frères, au fil du temps, avec les directives de François, et de fustiger les paresseux : « ils veulent se reposer avant même d’avoir travaillé…ils sont inaptes à la contemplation. Ils scandalisent tout le monde par leur comportement, travaillent plus des mâchoires que des mains…sans se fatiguer, ils vivent de la sueur des pauvres gens…ils ne sont même pas dignes de porter l’habit. » (2 Cel 162)
Le travail est également une aide, un service auprès des plus petits, de ceux que la société méprise (les paysans, les lépreux…) ; il est aussi un exemple s’il est vécu pleinement dans un esprit de minorité : « Ils étaient des « mineurs », soumis à tous, ils cherchaient la dernière place et l’emploi méprisé qui pourrait leur valoir quelque avanie…ils trouvaient à s’employer honnêtement, et là ils se faisaient, avec humilité et dévotion, les serviteurs de tous…ils ne s’adonnaient qu’à des travaux saints, justes, honnêtes et utiles, exemple d’humilité et de patience pour tout leur entourage. » (1 Cel 38-39) C’est pourquoi François rappelle aux Ministres et aux prédicateurs qu’ils doivent « mendier et travailler manuellement comme les autres frères pour le bon exemple et pour le profit de leurs âmes et de celles d’autrui. » (LP 71) Évangéliser le peuple de Dieu, c’est lui porter la parole du Christ, mais c’est aussi témoigner par sa vie, en partageant les conditions d’existence des plus pauvres, en peinant à la tâche comme eux, et avec eux.
Enfin, François donne des recommandations à ses frères sur la manière d’exercer leur travail : ils doivent le faire « avec fidélité et dévotion, de telle sorte que, une fois écartée l’oisiveté ennemie de l’âme, ils n’éteignent point en eux l’esprit de prière et de dévotion dont toutes les valeurs temporelles ne doivent être que les servantes. » (2 Reg 5, 1-2) Se donner à son travail de tout son cœur, certes, mais sans en faire une fin en soi, pour qu’il ne devienne pas un obstacle à la rencontre et à l’union avec Dieu.
De plus, il insiste pour que ce travail n’aille pas à l’encontre de leur condition de « frères mineurs » : il ne doit pas les placer en situation de pouvoir ou de domination sur autrui, il ne doit pas non plus les conduire à posséder ou à manipuler de l’argent : « Que nul des frères, placé ici ou là pour un service ou un travail chez autrui, ne soit jamais trésorier, chancelier ni intendant…mais il se fera petit et soumis à tous ceux qui habitent la même maison. » (1 Reg 7,1-2) « Tous les frères s’appliqueront à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ…Si nous avons de quoi manger et nous vêtir, nous devons nous en contenter. Ils doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi des gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des malades et des lépreux, et des mendiants des rues. » (1 Reg 9,1-2)
Un dernier point : le travail manuel est devenu très vite une source de tensions au sein de l’Ordre, déjà du vivant de François, beaucoup de frères lui préférant le travail intellectuel, la prédication, ou toute autre tâche. Dans la lettre qu’il adresse à Antoine de Padoue pour l’autoriser à enseigner la théologie, François semble revoir sa position et reconnaitre dans cette activité un réel travail ; il lui fait, d’ailleurs, la même recommandation qu’aux travailleurs manuels : « Il me plaît que tu enseignes aux frères la sainte théologie, à condition qu’en te livrant à cette étude, tu n’éteignes pas en toi l’esprit de prière et de dévotion, ainsi qu’il est marqué dans la Règle. » (8 Let 2)
Pour conclure, Franciscains aujourd’hui, nous avons nous aussi à « annoncer le Christ par la vie et par la parole » (Projet de Vie 6). Alors quel regard portons-nous sur notre travail ? N’est-il qu’un moyen de gagner notre vie et de consommer toujours plus ? Si nous avons des talents dans notre secteur d’activités, les mettons-nous au service de la communauté ? Si nous avons des responsabilités, les exerçons-nous dans un esprit de minorité ? Sommes-nous prêts à agir, dans notre milieu professionnel, pour améliorer les conditions de travail de chacun et pour que règne une plus grande solidarité ? Veillons-nous suffisamment à ce que le travail ne vienne pas étouffer en nous l’Esprit du Seigneur ?
On pourrait multiplier les questions à l’infini et ce, d’autant plus aujourd’hui, alors que c’est le sens même du travail qui interroge…
A l’exemple de François, notre Projet de Vie nous invite à estimer « le travail comme un don, et comme un moyen de participer à la création, à la rédemption et au service de la communauté humaine. » (PDV 16)
P. Clamens-Zalay
Pour aller plus loin 👉 « François et le travail des frères » de Pierre Béguin, paru dans Evangile Aujourd’hui, n° 179