« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

A la lecture du Nouveau Testament, il est clair que Jésus est venu pour accomplir la volonté de son Père, comme il ne cesse de l’affirmer : « je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (Jn 5,30) Et c’est son bon plaisir d’obéir au Père : « Je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29) Pourquoi ? Parce que, dit-il, « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » (Jn 4,34) Il n’y a là aucune résignation ou simple acceptation de sa part, bien au contraire, c’est pour lui une nécessité vitale et une joie que d’obéir à la volonté de Dieu, que d’accorder totalement sa volonté à celle du Père.

Cependant, lui, qui ne fait qu’un avec le Père (Jn 10,30) va vivre à Gethsémani un temps de solitude et de déchirement…l’agonie… le silence et l’apparente absence du Père.
Celui qui s’est abaissé humblement pour s’incarner parmi les hommes nous rejoint une nouvelle fois au plus profond de notre humanité à l’heure de sa mort.
Les mots qu’utilisent les évangélistes pour en parler traduisent bien ce qu’un homme peut éprouver face à l’épreuve qui se profile : Jésus commence à ressentir « tristesse et angoisse » (Mt 26,37), « effroi et angoisse » (Mc 14, 33). A Pierre, Jacques et Jean qu’il a pris avec lui, il déclare : « Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez avec moi.» (Mt 26, 38). Luc, dans son récit, décrit un état de tension extrême chez Jésus, au point qu’un ange vient le consoler et que la sueur qui perle de son front se transforme en gouttes de sang : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » (Lc 22, 43-44)
A deux reprises, d’après l’évangile de saint Marc, il demande à son Père de lui épargner cette mort : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ». (Mc14, 36.39)
Lui qui avait l’habitude de se retirer seul pour prier, voilà qu’à trois reprises il retourne vers ses disciples, comme pour chercher leur soutien ; mais ils n’ont pu veiller avec lui, ils se sont endormis…

Ce qui se vit entre le Père et le Fils au soir de Gethsémani nous restera à jamais mystérieux. Certains passent un peu vite sur ce que fut le profond désarroi de Jésus et considèrent que, Fils de Dieu, il connait de tout temps les desseins de son Père… donc la mort qui l’attend et qu’il accepte, au terme de sa prière. D’autres insistent, pourtant, sur la détresse de celui qui s’est fait pleinement homme, détresse qui le fera crier sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Ainsi, Eloi Leclerc écrit-il : « L’agonie de Jésus, à Gethsémani, ce n’est pas uniquement la perspective d’une mort atroce. C’est, avant tout, la solitude dans laquelle Jésus se trouve au moment d’assumer sa mort. La conscience filiale semble s’être obscurcie. Bien sûr, Jésus se sait toujours le Fils bien-aimé du Père, mais en cet instant la conscience filiale n’est plus qu’un grand acte de foi. « Abba (Père) !  » : ce cri de l’enfant qui exprimait la joie et la lumière de sa vie s’est brusquement changé, dans la nuit de Gethsémani, en un appel de détresse. L’agonie du fils, c’est essentiellement le silence du Père. » (Eloi Leclerc, Dieu plus grand) C’est parce qu’il a endossé notre condition humaine que Jésus connait en cet instant le trouble propre à la nuit de la foi : « Jésus prie dans l’incertitude de la volonté du Père » dira Pascal dans Le Mystère de Jésus. Eloi Leclerc en parle comme de « la dernière tentation » de Jésus : « Le dernier combat de Jésus doit se comprendre dans le prolongement de ce qui s’est passé au début de sa vie publique, dans la solitude du désert. Là Jésus avait fait une option fondamentale ; il avait refusé d’utiliser sa qualité de Fils de Dieu pour se mettre en quelque sorte au-dessus de la condition humaine commune…Il avait repoussé cette tentation et il avait choisi de vivre sa relation privilégiée au Père dans la condition du serviteur, en se solidarisant avec les plus humbles et les plus pauvres…Ah ! elle était bien forte, à Gethsémani, la tentation de renoncer d’aller jusqu’au bout ».
Mais la puissance de Dieu ne peut se révéler que dans l’amour : pour que l’homme soit sauvé, pour qu’il puisse participer pleinement à cette relation d’amour qui unit la Trinité, et qui est ce pour quoi il a été créé, il faut que le Fils bien-aimé s’anéantisse lui-même, jusqu’à prendre sur lui le péché de l’homme, jusqu’à mourir sur la Croix. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix. » (Ph 2,6-8) Le péché de l’homme, Jésus le porte tout au long de sa Passion : la trahison, le reniement, la lâcheté, l’abandon, les moqueries, les fausses accusations, les humiliations, le sang injustement versé…Tout ce qu’un innocent peut souffrir en ce monde…
Mais, à Gethsémani, alors que Jésus demande au Père, dans un premier temps, d’éloigner cette coupe, dans le même mouvement, qui peut nous paraître contradictoire, il entre dans la volonté du Père et la fait sienne : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! »
Le oui de Jésus, c’est le Fiat du Fils qui, certes, s’avance vers la mort, seul, humble et désarmé, mais qui choisit de se déposséder totalement de lui-même, dans un abandon et une confiance absolue au Père. Il consent à souffrir et à donner sa vie pour que soit révélé au monde l’amour du Père et sa miséricorde, pour que soit offert à tout homme la résurrection et la vie éternelle (Jn 6,38-40). Ce qui fera dire à saint Irénée de Lyon: « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».
Dans La Pâque de Jésus, François Varillon écrit : « Désormais, le Fils est tout entier oui au Père, tout entier. Le temps de la tentation est passé. Il l’a surmontée à Gethsémani comme il l’avait surmontée au désert. Il n’est plus que oui, un oui total, absolu, le oui du Verbe, ce qu’il est éternellement. »

Dès lors, la volonté du Fils ne fait plus qu’une avec celle du Père, et c’est dans cette communion qu’il dispose librement de sa vie et la donne, par amour, pour ses brebis : « Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis…c’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie… Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. » (Jn 10, 10-18)

P. Clamens-Zalay