Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ Olivier Rey
Olivier Rey propose une passionnante étude de la représentation religieuse, de Jésus à nos jours, dans un livre de grande qualité, abondamment illustré, d’un prix extraordinairement modique (25 €) pour un travail aussi soigné. La réflexion de l’auteur nous fait visiter ou revisiter l’Histoire de l’art, et nous éveille également à une réflexion profonde et plus que jamais opportune sur ses rôles, ses dérives, son avenir.
Dès sa naissance, le christianisme est confronté à l’interdit judaïque sur les représentations de Dieu dont la communication est conçue comme verbale, à l’exclusion de toute autre. Mais devenu témoin de l’incarnation en Jésus, l’homme peut dès lors se voir à l’image de Dieu, en tant que copie. « Voici donc l’immense « défi » auquel le christianisme confronte l’image : par la figuration, introduire à la transfiguration de l’ici-bas en ici-haut. » La contemplation de l’image de Jésus porte à se rapprocher du Père par la voie de la ressemblance commune et à le contempler dans le visage du frère humain, du prochain. L’image comporte le danger du fétichisme, c’est-à-dire d’adorer l’œuvre elle-même au lieu de ce qu’elle invite à contempler. C’est oublier que la fonction de l’art religieux n’est pas d’évoquer le sensible, mais l’intelligible. Ainsi, l’image artistique de Jésus représente non pas son humanité sensible, mais ce qui est intelligible, divin, dans son humanité. Ce défi fut relevé différemment en Orient avec l’icône et en Occident avec la relique ; plus d’ici-haut, en somme, en Orient, et plus d’ici-bas en occident, mais aussi plus de liberté. Chacune des traditions assume à sa manière un rôle de dévotion conjugué à une fonction ornementale. En Occident, la peinture assume également une fonction de pédagogie populaire en remplacement de la lecture inabordable des textes, et celle de favoriser la méditation privée des lettrés, à travers les enluminures par exemple.
L’image religieuse fait entrer l’invisible dans le visible, à l’imitation de l’incarnation, selon l’assertion de Denys l’aéropagite : « Dieu n’est rien de ce qui n’est pas, rien de ce qui est ». Elle associe donc longtemps figuratif et non-figuratif de manière à inviter à regarder au-delà de la représentation explicite, matérielle, car « (…) en même temps que chaque créature fait signe vers le Créateur, elle manifeste aussi la distance qui l’en sépare ». Mais peu à peu, avec la Renaissance, un certain naturalisme — une attention grandissante portée aux éléments naturels et à leur interprétation — fait reculer le symbolisme, induisant une perte de la dimension religieuse au profit de la dimension esthétique, et la peinture qui nourrissait la méditation vise dès lors à provoquer la sensation. C’est l’époque de la Réforme ou l’iconoclasme protestant, paradoxalement, contribue à sa manière à l’avènement de l’ère artistique en générant le collectionnisme des œuvres qu’il a révoquées. L’Église réagit en accroissant encore le caractère artistique des représentations, s’éloignant ainsi radicalement et définitivement de l’icône. Et les représentations de Dieu, humanisées ou au contraire éthérées, disparaissent à mesure que le monde se désenchante et que la relation entre art et dévotion se dissout pour ne plus devenir qu’une abstraction tout humaine.
Dans son achèvement contemporain, l’évolution aboutit à ce constat dont chacun fera la part de la perte ou du progrès : « Le sacré n’est plus dans les figures à peindre mais dans la figure de l’artiste ».
Et si le vivant était anarchique Jean-Jacques Kupiec
La biologie a connu des avancées spectaculaires au cours des deux derniers siècles. Elle donne aujourd’hui lieu à des applications technologiques, d’ordre médical en particulier, qui exigent une très grande attention philosophique et éthique car elles touchent, avec la génétique et la biologie moléculaire, au cœur même du vivant. Le livre de Jean-Jacques Kupiec, chercheur émérite, est une étude épistémologique extrêmement bienvenue pour soutenir cette réflexion collective urgente, bien que son titre et son sous-titre à sensation (politique éditoriale ?) ne lui rendent pas bien justice.
L’auteur éclaire l’histoire de la génétique depuis la vision essentialiste d’Aristote (la forme préside à l’existence) ou de Descartes (le corps-machine) en passant par les précurseurs naturalistes de Darwin (Linné, Buffon, Lamarck) jusqu’à sa naissance et son développement initial (Mendel, de Vries, Morgan). Mais le terme même de génétique pose question dès l’origine, car comme Kupiec le rappelle, le gène ne représente qu’une unité de travail hypothétique dont on n’a toujours pas la définition précise ni même la description matérielle, comme pour la notion de « caractère » qui lui est associée. Il s’appuie entre autres sur l’étude du développement embryonnaire pour renouer avec l’observation de la « tendance inhérente à varier des êtres vivants » mise en évidence par Darwin dont ses successeurs ont amputé l’œuvre pour n’en retenir que la sélection naturelle, orientant ainsi la biologie sur la voie d’un déterminisme réducteur autant qu’erroné où n’interviendrait que l’environnement, « défaut originel de la génétique : la projection d’un ordre sur le vivant ». Pourtant, la variabilité stochastique (aléatoire) est présente à toutes les échelles : variabilité du développement embryonnaire, de la différentiation cellulaire, de l’expression des gènes et de leur constitution, jusqu’à la variabilité moléculaire avec la « non-spécificité des protéines (qui) sape la théorie de l’information génétique » et restitue dans son intégralité la théorie de l’évolution en détruisant la vision fixiste des espèces, d’inspiration aristotélicienne à la vie dure, alors qu’elles ne sont que des projections arbitraires, qu’on les attribue à un plan de la nature ou à Dieu. La variabilité est première à la classification qui n’en est que la généalogie. Elle dément également le finalisme selon lequel l’évolution aurait pour but l’être humain qui serait son achèvement. La variabilité est au contraire la constante et le principe même de l’évolution autant ontogénétique que phylogénétique : « Un être vivant n’est pas un « organisme » qui réalise un ordre (plan) préétabli mais une communauté qui se construit par les relations des cellules qui la composent ». Ainsi, « (…) l’espèce et l’individu ne sont pas des entités premières, mais des entités secondaires abstraites du flux du vivant ».
Pour l’auteur, le rôle éminent de la variabilité remettrait en question la conception chrétienne de la création selon lui à l’origine des conceptions déterministes qui faussent l’observation scientifique du vivant. Mais ce n’est à mon avis qu’un préjugé dû à une réduction plus qu’erronée de la théologie à un créationnisme auquel elle s’oppose profondément. Au contraire, la variabilité stochastique corrobore pour moi magnifiquement la vision — franciscaine mais pas seulement — d’une création constante, en perpétuel renouvellement, dans un « ordre » divin qui se réinvente lui-même avec une liberté qui est la forme d’un amour dont toute hiérarchie entre les êtres est absente. La pensée franciscaine pourrait donc accueillir avec une curiosité bienveillante la conclusion de ce livre passionnant : « Le darwinisme et l‘anarchisme s’opposent à l’idée d’un ordre préétabli qui s’imposerait à la nature et aux sociétés humaines. Tous deux mettent en avant la vision d’une autoconstruction à partir de relations directes entre les êtres vivants ou les humains, dans laquelle la dépendance mutuelle et la coopération sont des éléments clés. »
Anarchie et christianisme : voilà un titre qui sonne comme une provocation. On imagine mal en effet réunir deux termes aussi éloignés, voire opposés. En apparence du moins : ils ont pourtant en commun la force des préjugés qui entourent chacun, et à travers lesquels chacun voit l’autre.
Pour l’anarchiste, le chrétien est un suppôt de l’ordre établi dealer d’opium (« du peuple » — même si la formule est de Marx qui n’était pas anarchiste) et pour le chrétien, l’anarchiste est un suppôt de Satan poseur de bombes. Même si, incontestablement, certains anarchistes comme certains chrétiens ont incarné ces caricatures, elles sont loin de les représenter tous dans leurs réalités comme dans leurs intentions. C’est l’objet du livre : passer outre les préjugés afin qu’anarchistes et chrétiens se découvrent, dans leurs vérités et leur diversité, des convergences surprenantes pour les deux. Car l’auteur, Jacques Ellul, philosophe, politologue et théologien converti au protestantisme à dix-huit ans, en avertit dès les premières lignes : « (…) les certitudes à ce sujet sont établies depuis longtemps des deux côtés, et jamais soumises à la moindre interrogation ». Il puise pourtant dans l’Ancien, le Nouveau Testament et les enseignements pratiques de Jésus (qui, jusque devant Ponce Pilate, traite le pouvoir par le mépris) matière à démontrer le refus chrétien de toute domination hors celle de Dieu. Conjointement, il voit dans l’aspiration anarchiste le refus de toute violence et de toute oppression nées de la domination de l’homme par l’homme. Car seul Dieu est tout-puissant, et sa puissance est le contraire de la domination qu’il n’a exprimée qu’en trois occasions : Babel, le déluge, Sodome et Gomorrhe. Car « (…) le vrai visage du Dieu biblique c’est l’Amour ! Et je ne crois pas que les anarchistes seraient d’accord avec une formule qui serait « Ni amour, ni Maître ! ».
Alors qu’ill devient urgent aux yeux de la plupart d’entre nous de réinventer nos institutions politiques usées, dépassées par les réalités nouvelles de nos sociétés et incapables de relever les défis de l’avenir, peut-être est-il temps de revoir nos préjugés afin de tenter des rapprochements autrefois inconcevables et, pourquoi pas, à travers ce petit livre plaisamment écrit, de s’intéresser à la longue tradition, aussi riche que méconnue, d’anarchistes chrétiens et de chrétiens anarchistes.
Jean Chavot
Hold-up Pierre Barnérias et Christophe Cossé
Produit et réalisé grâce à un financement participatif par un journaliste et un producteur expérimentés, le film-documentaire Hold-up a défrayé la chronique après que trois millions de personnes l’ont vu, en version officielle ou piratée, dès le jour de sa sortie (11 novembre). Un record absolu ! C’est dire, quoi qu’on en pense, combien il répondait à une attente dans une période où il est difficile d’y voir clair, et où la confiance de la population dans ses institutions politiques, scientifiques, sanitaires et journalistiques est pour le moins émoussée. Mais répond-il vraiment à cette attente ?
Son objectif premier et proclamé — alerter l’opinion sur les manipulations, les tenants et aboutissants qui marquent la « crise sanitaire » — s’est rapidement retourné contre lui puisque ses auteurs se sont vus taxés eux-mêmes de « manipulateurs complotistes », et cela aussi bien par ceux qui approuvent sans réserves la gestion gouvernementale de l’épidémie que par ceux qui à l’opposé la remettent sévèrement en cause. Le film qui dure environ trois heures est constitué de deux grandes parties. La première expose — à charge contre l’État — les controverses sur les données de l’épidémie et leurs interprétations officielles. La seconde tire argument de la première pour dévoiler et dénoncer un projet (pour ne pas dire un complot) international — le « Reset » — qui mettrait l’épidémie à profit pour opérer une refonte complète des institutions sociales, politiques et économiques de la planète au seul profit d’une mince oligarchie représentée par un gouvernement mondial. C’est dans cette deuxième partie et dans son articulation avec la première, qui semble la justifier, que le film pèche principalement. Il n’en reste pas moins que la première partie pose des questions légitimes et fournit des données solides pour étayer la critique de l’approche gouvernementale de l’épidémie en France, marquée dès l’origine par des approximations, des incohérences et même des mensonges éhontés, de la question des masques à la falsification ou à la manipulation de conclusions « scientifiques » hâtives motivées par des conflits d’intérêt patents, le tout se combinant avec une posture autocratique inquiétante au sommet de l’État, qui disqualifie les institutions démocratiques et locales au profit d’un « conseil de défense » opaque, dont on peut se demander qui il défend exactement, et contre quoi. Mais au lieu de traiter sereinement et honnêtement cette problématique ô combien sensible, le film tombe dans les pires pièges de l’actualité à sensation, en utilisant tous les effets classiques du genre : musique de catastrophe, enchaînements spectaculaires, effets de clair-obscur, démagogie de l’émotion, témoignages suspects mêlés à des témoignages authentiques, experts autoproclamés validés par le côtoiement de personnalités respectables dans un montage si peu honnête que certaines se sont récusées après avoir visionné le film.
On ne peut pourtant pas se contenter de ranger dans la catégorie « complotiste » un documentaire qui connaît un tel retentissement, comme l’ont fait la plupart des grands médias (eux-mêmes propriété d’une dizaine de milliardaires). Parce que tout n’est pas inexact dans la première partie, loin s’en faut, mais surtout parce que la vraie question est : pourquoi les Français se précipitent-ils par millions pour le voir ? La réponse ne peut pas être simple, bien sûr. Mais il semble qu’une des raisons en soit une perte grandissante de confiance, un fossé qui s’élargit entre, d’une part, la population dont trop de catégories sont dans une grande souffrance économique et morale, qui peinent à comprendre des décisions qui leur apparaissent confuses et irrationnelles, et d’autre part un monde politique et médiatique perçu comme enfermé dans ses certitudes et coupé du réel. Comment ne pas comprendre le désarroi de la population devant l’approfondissement de ce fossé ? Rien d’étonnant à ce qu’elle aille chercher ailleurs que dans les canaux officiels la description acceptable du réel indispensable au dialogue. Qu’elle s’en voie privée comporte le risque de compromettre à terme la pérennité des institutions et la stabilité de la société. Vu comme une tentative de sauter ce fossé, le « complotisme » peut aussi exprimer le désir fécond de quelque chose…
Des dizaines de lycéens à genoux, les mains sur la tête pendant des heures. Un des policiers qui les surveille les filme longuement avant de lâcher ce commentaire satisfait : « Voilà une classe qui se tient bien sage ! ». Loin au-delà de Mantes-la-Jolie où elles avaient été prises en décembre 2018 à l’issue d’une manifestation tumultueuse, ces images avaient glacé par leur cruauté gratuite et par les mauvais souvenirs qu’elles évoquaient. David Dufresne a choisi de paraphraser ce policier mal inspiré pour le titre de son premier film documentaire. Bâti avec les vidéos prises sur le vif par des journalistes ou des manifestants des divers mouvements sociaux entre octobre 2018 et février 2020 — des Gilets-Jaunes à l’opposition à la réforme de retraites — il est consacré aux violences policières.
Le thème est certes controversé, mais avec un bilan de 2 500 blessés, 25 éborgnés, 5 mains arrachées et 2 morts, la condamnation par l’ONU, la Cour européenne des droits de l’homme et Amnesty International de l’usage disproportionné de la force, les faits ne peuvent pas être éludés, et encore moins niés, comme le prouvent les images : les pratiques de maintien de l’ordre se sont incontestablement durcies en France ces dernières années. De plus, le climat social, très mouvementé à la veille du confinement de l’hiver dernier, risque de se tendre avant longtemps, alors que la sagesse du préfet Grimaud en 1968 ne semble pas partagée par les autorités actuelles, et encore moins par des individus comme le préfet Lallement nommé à Paris au plus fort du mouvement des Gilets Jaunes.
Le maintien de l’ordre n’est pas un simple sujet technique ; c’est d’abord un sujet citoyen. Le considérer comme tel en va du bon fonctionnement de la démocratie qui, comme le rappelle une intervenante, n’est pas fondée sur le consensus, mais sur le dissensus, c’est à-dire sur la confrontation libre des points de vue, par, et par-delà, les élections. Le film place le débat sous l’augure d’une phrase de Max Weber : « L’État détient le monopole de la violence légitime ». Il est alimenté par des victimes, des syndicalistes policiers, des juristes, des historiens, des sociologues et des anthropologues qui commentent les images et les éclairent selon leurs disciplines et leurs points de vue. Le sujet clé est la légitimité de l’État à employer la violence, une légitimité qui ne se résume pas à la simple légalité. En effet, si la légalité est la prérogative du gouvernement, sa légitimité n’est acquise que dans la mesure où le contrat social est respecté, car si l’État gouverne, le peuple, lui, reste souverain. En démocratie du moins. La réflexion se prolonge (de manière un peu trop théorique, peut-être) en explorant le concept de violence qu’à son tour il ne faut pas confondre avec la brutalité puisque la violence est inscrite dans la nature tandis que la brutalité, elle, est un choix. Son usage, quelles que soient les circonstances, est donc avant tout une décision politique.
Le documentaire a deux manques importants : d’abord les images ne rendent pas suffisamment compte des stratégies de maintien de l’ordre sur le terrain, souvent remises en cause par des policiers eux-mêmes qui en souffrent dramatiquement, ensuite les hautes instances juridiques et policières ont refusé de témoigner. Ce dernier regret montre à quel point il est important que ce film existe, et combien il est urgent d’aller le voir, car les violences policières commises, avérées, continuent d’être renvoyées à leurs victimes, ou minimisées, ou simplement niées par le gouvernement. C’est inadmissible pour le passé, et très inquiétant pour l’avenir, alors que l’État central qui décrète unilatéralement des couvre-feux préfère embaucher 12 000 agents de police plutôt que 12 000 infirmières…
Jean Chavot
Fratelli tutti
Nul doute que la lettre encyclique Fratelli tutti du Pape François sera l’objet de débats et de controverses. Mais n’est-elle pas guidée par le souffle de l’Évangile qui bouscule ? J’imagine déjà les partisans d’un ordre établi crier à la naïveté voire au communisme cosmopolite ; bref…tout fout le camp ! Pourtant ceux-là même qui arguent, lorsque cela les arrange, de l’infaillibilité pontificale n’hésitent pas à cultiver l’incohérence dans leurs commentaires acerbes et vengeurs. Souvenez-vous du motu proprio favorable au rite tridentin que vous défendiez au nom de cette infaillibilité ! Structurée en huit chapitres aux titres évocateurs, Fratelli tutti est une encyclique sociale, digne de Rerum Novarum (Léon XIII), et puisée à la même inspiration que de Laudato si’ : nous sommes tous dans la même barque ! À la faveur de ces huit thèmes, le Saint-Père nous enjoint à la fraternité universelle et à un monde ouvert. Le souci de développer une éthique sociale qui se nourrit de solidarité, d’accueil doit animer l’action des chrétiens en chemin, présents et engagés dans le monde, afin de délivrer un message évangélique de charité sociale.
Souvent, il est reproché à l’Église de ne pas s’engager dans les grandes questions du temps excepté lorsqu’il s’agit de gérer les alcôves des fidèles. Désormais, l’Institution exprime sa perception de la vie de la cité, comme le souhaitait le père dominicain Chenu : « Le chrétien, c’est celui qui a un œil sur l’Évangile et un œil sur le journal. ». L’Église doit constituer un poil à gratter qui rappellerait aux politiques ce qu’est le bien commun qu’ils devraient cultiver avec résolution : « Si l’Église respecte l’autonomie du politique, elle ne limite pas sa mission au domaine privé » (276) Le néo-libéralisme, doxa contemporaine, pour laquelle seules comptent les lois du marché (209) favorise les comportements individualistes, fruits pervers des espoirs des années 60. Dans ce document, François constate par ailleurs que notre monde se claquemure, abandonnant sur le chemin tant de petits. Il y a ces étrangers devant lesquels sont dressées des barrières, et pourtant François estime qu’ « Il y a de la place pour tout le monde » (99). Il affirme que le sens de l’existence est « le droit de se réaliser intégralement comme personne » (128). Il va même jusqu’à envisager la « pleine citoyenneté pour tous les migrants » (129-130). La critique des dérives d’un néo-libéralisme dérégulé qui abandonne tant de frères sur le bord de la route ne saurait ouvrir la voie aux populismes. Ériger des frontières ne saurait convenir (80-83), rejeter l’autre par un populisme simplificateur contraire à la foi ne constitue pas une solution : « La foi, de par l’humanisme qu’elle renferme, doit garder un vif sens critique face à ces tendances et aider à réagir rapidement quand elles commencent à s’infiltrer… » (86) Rencontre, dialogue, bienveillance ; ce ne peut être audible que si l’on accepte d’affronter les ombres de l’histoire. Oui, il y a des mémoires historiques cachées ; oui, il convient de les dévoiler (Shoah 247, esclavage 86) ; le rétablissement de la paix est à ce prix. « La vérité est une compagne indissociable de la justice et de la miséricorde. » (227) À l’encontre de ce que prônait l’Église, François remet en cause le concept cher à Saint-Augustin et Saint-Thomas d’Aquin de « guerre juste » Il doit être possible de trouver la paix sans passer par le conflit.
Il n’y a pas de doute, ce texte est une critique du système « néolibéral », des « populismes » et des dérives « individualistes » de la mondialisation ; ces pandémies économico-sociales qui se propagent dans le monde actuel. François d’Assise ouvre la réflexion et Charles de Foucault, l’artisan du dialogue avec les musulmans la clôt. Ces deux inspirateurs illustrent la volonté pontificale de promouvoir une Église accueillant tout être humain. Une Église du dialogue, ouverte à l’autre même s’il n’est pas catholique. C’est aussi ce souci qui conduit François à solliciter d’autres « frères » : Martin Luther King, Desmond Tutu, Mahatma Mohandas Gandhi. (286). Testament spirituel, utopie ou vision prophétique ? Le Pape bouscule les lignes, secoue le monde englué dans une globalisation sans frein et engage un ambitieux défi évangélique :« changer le cours de l’histoire en faveur des pauvres » (165),
Paris en novembre 1791 ; tel est le cadre du roman historico-policier de Jean-Christophe Portes. Plongé dans les convulsions d’une Révolution qui s’emballe depuis l’arrestation de Louis XVI à Varennes, d’un pouvoir qui vacille et qui est à ramasser, des menaces qui grondent aux frontières ; le jeune Victor Dauterive se lance dans une nouvelle enquête. L’officier de gendarmerie essaie de découvrir pourquoi Anne-Louise Ferrières, fille d’une famille noble désargentée, a disparu. Tout serait simple s’il n’était aussi sollicité par le marquis Gilbert du Mortier de La Fayette, de retour de ses terres auvergnates de Chavaniac, afin de discréditer Jérôme Pétion lancé à la conquête de la mairie de Paris.
Deux histoires distinctes sans lien entre elles si ce n’est Dauterive. Le lecteur attend qu’elles se rencontrent mais J.C.Portes profite de l’une pour dénoncer les turpitudes d’une société hiérarchisée d’Ancien Régime peu soucieuse de la condition féminine, et de l’autre pour évoquer les menaces qui pesaient sur la nouvelle France. Le gendarme affronte de multiples dangers, aidé par une intrépide Olympe de Gouges. L’ambiguïté d’Orléans et de François Sergent, le clin d’œil aux Genevois Mallet, les intrigues d’une monarchie acculée, les affrontements au sein des factions révolutionnaires constituent le décor !
L’auteur a le souci de décrire ses personnages et la générosité d’en proposer une mince biographie en début d’ouvrage. C’est d’une Révolution dont il s’agit ; un changement des élites qui nourrit rancoeurs et appétits.
Ce roman a l’ambition d’être historico-social. Alexandre Dumas a offert à Portes une espionne : Lady Arrabella Winter et Eugène Sue lui a suggéré les enfants miséreux, abandonnés des Mystères de Paris*. L’auteur s’attache à présenter la capitale française et Londres à la fin du XVIIIème siècle. On comprend que les distances entre « la ville lumière », ainsi qualifiée depuis que Nicolas de la Reynie eût installé des lanternes et des flambeaux dans beaucoup de rues et demandé aux habitants d’éclairer leurs fenêtres à l’aide de bougies et lampes à huile, et ce que nous appelons désormais la banlieue**, étaient longues à parcourir…point de RER. Le héros avale les kilomètres, affronte les périls, subit cachot et tortures ; est menacé, se fait tirer dessus et tout cela en 560 pages ! On découvre aussi les doutes qui animent le héros sur cette Révolution qu’il appelle de ses vœux tout en craignant les excès qu’elle semble porter. Avec Dauterive, on perçoit ce que les sentiments humains peuvent amener à faire : jalousie, ambition, envie,…
Sur la forme, on peut regretter des fautes de frappe voire les erreurs orthographiques. On peut déplorer l’utilisation de termes adaptés à l’époque côtoyant d’autres qui paraissent très anachroniques. On décèle des entorses à la chronologie des événements, des opinions personnelles que l’on pourrait discuter sur la manière dont sont évoqués les événements de cette année 1791. Que ce soit le décret contre les prêtres réfractaires, la pression des émigrés, le décret d’Allarde abolissant les corporations au nom de la liberté d’entreprendre ou la loi Le Chapelier interdisant la reconstitution de toute association professionnelle de patrons et de salariés. Quant au fond, l’apparition fugitive d’une femme aperçue dans l’atelier de David n’apporte pas grand chose à l’intrigue, à moins que dans de prochaines péripéties, … Mais soyons indulgents, le roman historique n’a d’autre ambition que de nous permettre d’entrer dans l’intimité d’une époque, d’imaginer ce que vécurent les gens d’alors, petits et puissants. Ce n’est pas Dumas, mais c’est épique. Les deux intrigues sont un peu convenues et le dénouement alambiqué mais on se laisse entraîner dans cette aventure échevelée qui ne fut qu’une parenthèse. En effet, Farcy court toujours et on se demande si Victor parviendra à le rattraper en 1792, année qui marque la fin d’un monde.
Un livre agréable à lire, d’autant plus que vous serez peut-être tentés de lire les trois autres aventures du ci-devant Victor Brunel de Saulon, chevalier d’Hauteville.
* « Ce 16 novembre 1717, a été ramassé un garçon nouvellement né, trouvé exposé et abandonné dans une boîte de sapin blanc exposé dans le parvis de Notre-Dame, sur les marches de l’église Saint-Jean le Rond, que nous avons fait à l’instant porter à la Couche des Enfants Trouvés pour y être nourri et allaité en la manière accoutumée ». Ce bébé baptisé le lendemain sous le nom de Jean le Rond, ce fut …d’Alembert. ** Banlieue, Au Moyen Âge, banlieue désigne la distance d’une lieue où les habitants vivent sous la même autorité, où s’exerce le droit de ban.
Erik Lamert
La Femme des steppes, le Flic et l’œuf Wang Quanan
Sur l’océan d’herbes roussies par le vent et le gel navigue une bergère tout emmitouflée, bien calée entre les deux bosses de son chameau asiatique, ou juchée haut sur son petit cheval, comme un centaure, son fusil d’un autre âge à portée de main, si quelquefois elle croisait un loup (dans ce pays, il ne pourrait être que solitaire, comme elle). La femme des steppes suit des pistes invisibles, ou visibles à elle seule et aux êtres qui vivent dans l’intimité de la plaine immense : des animaux, moutons, chevaux, et de rares hommes, selon des parcours rectilignes, comme l’inexorable horizon. Des histoires de vie et de mort naissent et finissent aux croisées de ces droites patientes ; elles se révèlent tantôt fertiles et joyeuses, tantôt tordues par les hasards, effacées par les pièges du temps. La naissance, la vie, le travail, la langue, la musique, l’amour, la mort, tout est rudimentaire, comme une ascèse, un équilibre fondé sur l’essentiel, sur une émotion qui ne fait pas de sentiment, sur l’obstination à parcourir son propre destin. Les acteurs n’en sont plus, tellement ils portent en eux leur humanité universelle et la vérité de leur terre mongole ; ce n’est pas une moto, une voiture, une radio qui chante Elvis Presley ni la lointaine Oulan Bator qui les compromettra. Pour l’instant, car qui sait ce que l’avenir réserve. Il est encore contenu dans un œuf de dinosaure, dans le désir d’enfant d’une bergère, dans le corps d’un jeune flic ingénu, dans les attentions d’un proche, dans un couple formé malgré lui et celui qui tarde à s’accomplir dans son évidence. La caméra discrète cadre le plus souvent des plans larges qui laissent deviner l’immensité tout entière ; et quand l’objectif se resserre sur l’intimité de la yourte, du poêle ou d’un feu de camp, on n’oublie pas l’infini dans laquelle toute vie, si minuscule soit-elle, se déroule. Le film ne repose pas sur une intrique policière ou sociétale, ni sur le charme apprêté d’acteurs connus et reconnus, encore moins sur les effets spéciaux ; il n’est pas soutenu par le mode d’emploi émotionnel d’une musique envahissante ou par d’autres artifices spectaculaires. Il est tout en recherche de vérité et de simplicité, et il élève tout ce qu’il montre à la dimension symbolique. En un mot, c’est une œuvre d’art, et c’est devenu suffisamment rare pour se précipiter au cinéma prendre ce bain de nature et d’humanité.
Il est toujours intellectuellement intéressant d’appréhender certaines périodes de l’histoire sous le regard d’une culture autre que la nôtre. Ainsi, avec nos yeux d’Européens ; comment comprendre le sacrifice de tant de jeunes Japonais ; certains d’offrir leur vie pour sauver le Japon d’une inéluctable défaite ? Le bushido (La voie du guerrier), ce code d’honneur remontant au XIIème siècle et la conviction d’être le vent divin (Kamikaze)(1) qui souffla le 13 août 1281 pour balayer l’armada forte de 4 200 navires et 140 000 hommes du grand khan Kubilaï. Des volontaires étaient préparés à une unique mission aux commandes d’appareils vétustes ou de Yokosuka MXY-7 Ohka « fleur de cerisier ». Le commandement militaire avait même mis au point le Nakajima Ki-115 Tsurugi, surnommé Tōka, « Fleur de Wistéria » qui n’eut pas le temps d’être utilisé. L’enfance de Ikao Kaneda est celle d’un jeune Japonais accompagné par une grand-mère issue d’une famille de samouraïs, avec le glorieux souvenir d’un arrière grand-père héroïque, emporté dans la guerre russo-japonaise du début du siècle. Pourtant, un précepteur lui fait découvrir la culture occidentale. Cultivé, baigné de lettres antiques, curieux, Ikao accepte de mourir; c’est là son destin. Pourtant, le doute s’empare de son esprit. Le culte de l’héroïsme cultivé depuis son plus âge, l’obéissance aveugle et la fidélité à l’Empereur doivent le conduire au sacrifice ultime. N’est-ce pas Kosugi, le marginal qui trouve enfin un but à son existence qui a raison ? Mais comment imaginer sa propre mort ? « Il ne me reste que deux jours à vivre. Les douleurs intestinales commencent. A l’époque de ma grand-mère, on appelait cela les herbes de lâcheté » Faut-il privilégier devoir et honneur ?(2) Le « jibaku »(3) est-il l’aboutissement ? Le fils aîné des Kaneda va disparaître ; est-ce légitime ? L’histoire de sa courte vie se glisse au fil des chapitres, semant les racines du doute qui l’étreint. On perçoit un garçon fragile, qui pleure et n’a de relation « intime » qu’avec son doux lapin. Il peut enfin plonger dans cet univers auquel il aspire à appartenir.
Las ! Le carburant manque et Kaneda s’écrase sur une île qui paraît coupée du monde, au mode de vie simple qui semble inspirée par La Balade de Narayama(4) . Et si son destin n’était pas celui du sacrifice ultime ? L’île paradisiaque, la rencontre avec Izumi, l’espoir d’un monde meilleur s’évanouissent face à la réalité de la nature humaine, à la défaite, à l’ère atomique. Ikao demeure sur l’île et disparaît ainsi. Il y a du Yukio Mishima(5) dans Ikao mais la fin n’est pas la même et il atteint son satori, son être véritable.
Beaucoup de ces jeunes n’étaient pas volontaires mais contraints par leur éducation et le poids des traditions d’un monde insulaire replié sur lui-même depuis le XIII°siècle. Les kamikazes participaient à une courte cérémonie durant laquelle leur était offert un verre de saké, nouaient leur hachimaki(6) puis s’envolaient pour leur première et ultime mission.
C’est un roman « japonais » au style ciselé, avec cet univers qui nous échappe : la rigueur de l’héritage médiéval, le respect de la nature, le Nô, les haïkus et le Kendo. Très documentée, sans doute imprégnée de mentalité japonaise, Stéphanie Hochet offre un ouvrage remarquable, une expérience déstabilisante pour le lecteur qui plonge dans ce qui est pour lui un monde inconnu presque onirique.
ÉRIK LAMBERT
(1) Mot japonais (composé de kami « seigneur, dieu » (v. kami) et de kaze « vent ») désignant à l’origine deux tempêtes qui, en 1274 et 1281, détruisirent la flotte d’invasion des Mongols. (2) Page 31. (3) Suicide en se jetant sur un bateau, (4) Ouvrage de Schichiro Fukazawa et film de 1983 de Shohei Imamura. (5) Il serait intéressant de lire : Y. Mishima, La Mer de la fertilité. (6) Bandeau que les Japonais mettent autour de leur tête pour éponger la sueur, comme symbole de détermination, de courage ou de travail pénible qui fait transpirer.
Effacer l‘historique Gustave Kervern et Benoît Delépine
Neuvième film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, Effacer l’historique met en scène trois amis, trois voisins d’un lotissement perdu au fond d’une plaine agricole des Hauts-de-France. Ils se sont rencontrés sur le rond-point occupé naguère avec les gilets jaunes dont ils gardent la nostalgie. Leur contact avec le monde se résume peu ou prou à une addiction partagée aux « réseaux sociaux » et à leurs corollaires consuméristes regroupés dans les GAFAM (acronyme des géants d’Internet) dont le film se présente comme la critique.
Son point fort est le talent et la complicité des acteurs. Denis Podalydès apporte sa sensibilité lunaire, Blanche Gardin son naturel séduisant et Corinne Masiero son abattage unique. Mais le choix de les faire vivre hors de tout contexte crédible provoque vite un manque de « profondeur de champ » dommageable à ce qui semblait une bonne intention. Les personnages apparaissent comme des Pieds Nickelés 2.0 lâchés dans un monde irréel, caricatures de « losers magnifiques » (dixit Kervern lui-même) sans véritable identité à laquelle on s’attacherait ; la mince trame scénaristique peine à justifier ce qui tourne à l’enchaînement de situations comiques sans vraie tension dramatique ; et finalement, la critique des GAFAM, annoncée et attendue, ne reste que très superficiellement effleurée. Il est révélateur à ce propos que ces géants américains ne soient jamais nommés, sans doute pour éviter aux producteurs du film de se trouver attaqués par des armées d’avocats. Ça n’arrivera pas avec les petites gens représentés — moqués ? — par le film. Mais la cible populaire pourrait ne pas s’y reconnaître ; en tout cas Effacer l’historique ne lui proposera ni alternative ni valeur d’alerte contre le mercantilisme destructeur des GAFAM.
La qualité des acteurs sauve tout juste l’opus de l’ennui car ils réussissent l’exploit de donner chair et relief à leurs personnages. Même si l’on rit parfois de bon cœur, grâce à eux, on ressort du cinéma avec une impression confuse de tristesse improductive. Et plus tard, on repense aux Temps modernes, à Miracle à Milan, à Invisibles ou à tant d’autres œuvres par lesquelles des cinéastes ont su dépeindre la misère de leur temps. Leur humour était profond, tendre et subversif, parce qu’il était empreint de conscience du monde, de poésie, de solidarité et de vérité humaines. Mais c’étaient des artistes.
Henri Tincq a quitté ce monde le 29 mars terrassé par le COVID-19. Avant de s’éteindre, il publia Vatican, La Fin d’un monde. Fin connaisseur de l’Église catholique, il dresse en trois parties, d’une rare clarté, les contours de la crise que traverse l’Institution depuis quelques années. Hasard ou signe, chaque chapitre adopte un titre où apparaît le nombre trois, une Église au service d’un Dieu en trois personnes…En 242 pages d’un style alerte, Henri Tincq explore une trentaine d’années de l’inexorable déclin d’une Église si loin des réalités vécues par les fidèles, engoncée dans ses certitudes et minée par les scandales et les atermoiements. L’Institution souffre d’une profonde cécité, effrayée par la marche du temps.
Se succèdent sur le trône de Saint-Pierre un pape polonais charismatique mais aveuglé par son anticommunisme, un brillant théologien allemand lucide, volontaire mais soumis à une Curie sclérosée dans ses privilèges et son obscurantisme. La fresque de l’ancien journaliste du Monde s’achève avec l’élection d’un souverain pontife sud-américain engageant la « Glasnost » d’une Église au passé révolu. Comme ce monde cher à Stefan Zweig(1) qui meurt avec la Grande Guerre, l’Église conforterait l’idée que « Tout Empire périra »(2). Née le 50ème jour, forte de vingt siècles d’existence elle est ébranlée par des secousses internes de moralité, une crise de gouvernance et de cohérence doctrinale. Perspective eschatologique ou prophétique Apocalypse(3) qui permettrait la renaissance d’une Église nouvelle ? Là réside une part du débat.
Elle affronte les défis du populisme, des pressions migratoires, du péril islamiste, des nouveaux modèles humanistes et du défi écologique. Pour braver ces convulsions, Jean-Paul II a restauré une centralisation de l’Église et soutenu les courants les plus conservateurs, couvrant ainsi les turpitudes diaboliques de Marcial Maciel. Il a rejeté fermement la théologie de la libération, gourmandant le père Ernest Cardenal suspense a divinis en 1984 et transférant Jacques Gaillot au siège titulaire épiscopal de Partenia. Benoît XVI fut confronté au flot des affaires de pédophilie, aux scandales financiers et au climat délétère qui règne au Vatican. François prend ses distances avec la Curie en s’entourant d’un C9(4), il identifie non pas 10 mais 15 plaies qui frappent l’Église. Il estime que la religion catholique ne doit pas être une religion d’interdits ou d’initiés mais celle de la miséricorde de Dieu.
Les racines des certitudes, des silences et de l’isolement mortifère résideraient dans l’histoire de l’Institution. Puisant sa légitimité en tant que seul vestige survivant à l’effondrement de la domination romaine(5), l’Église est devenue la colonne essentielle d’un ordre figé durant des siècles. Elle a raidi ses positions à la faveur des affrontements religieux du XVI°siècle ; le concile de Trente(6) affirmant l’absolutisme romain, tridentin et patriarcal. On peut déplorer que le Vatican nourrisse un narcissisme nuisible en canonisant certains papes mais en ignorant les plus audacieux : Léon XIII, Benoît XV et Pie XI.
Tincq cultive toutefois l’espérance et discerne quelques pistes de reconstruction. Il suggère de balayer l’hypocrisie sur le sexe, le célibat obligatoire; de lutter contre le cléricalisme dont François considère qu’il est la source de tous les abus et de songer à ordonner des femmes ministres du culte.
Pour lui, ce n’est pas la fin du monde voire de l’Église, mais la fin d’un monde. Il s’interroge lorsque l’Église a peur car la foi, la confiance et le courage sont des principes fondateurs de l’Église.
Un brillant essai qui suscite un vif intérêt dans lequel Tincq assume avec humilité son propre aveuglement. Son message est aussi celui de l’espérance mais il montre malheureusement combien la route est longue en érigeant en mai 2019 comme parangon de droiture Jean Vanier.
Érik LAMBERT
(1) À lire ou à relire, cet admirable ouvrage d’un brillant intellectuel bourgeois empreint de nostalgie : S.Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, paru en 1943, Livre de Poche. (2) J.B.Duroselle, Tout Empire périra, publications de la Sorbonne, 1981. (3) L’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament. Il date d’une époque de persécutions pour les chrétiens. Il est perçu dans le langage courant comme une fin en soi. Or, il signifie « révélation » et annonce la victoire du royaume du Messie sur Terre, après une vague d’épreuves portées par les quatre Cavaliers de l’Apocalypse et les trompettes des Anges. (4) c9 : Organe créé par le pape François après son élection en 2013, composé de neuf cardinaux qui le conseillent afin de réformer la Curie romaine. (5) Cf. L’excellent ouvrage de P.Brown, À travers un trou d’aiguille, Les Belles Lettres. (6) Le pape Paul III convoqua en 1542 un grand concile oecuménique à Trente (en Italie actuelle) pour affronter la Réforme protestante. Il débuta le 13 décembre 1545. Le pape lui fournit pour objectif de dynamiser l’Église catholique. Ce mouvement prit le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, pour se distinguer de la Réforme protestante.
Elephant Man David Lynch
Le film de David Lynch, qui connut un grand succès dans les années 80, vient de ressortir quarante ans après avec la réouverture des salles de cinéma, dans une version longue restaurée et retravaillée par le cinéaste lui-même. Il met en image une histoire réelle, précédemment l’objet d’une pièce de théâtre : celle de Joseph Merrick atteint dès sa tendre enfance d’une maladie terrible qui déforma progressivement son visage et son corps, jusqu’à en faire le « monstre » dont personne ne voulut plus après la mort de sa mère, survenue lorsqu’il avait onze ans, si bien qu’il n’eut d’autre ressource que de se soumettre à son exploitation comme phénomène de foire sous le nom d’Homme Éléphant.
S’il semble abusif et réducteur d’y voir une fable sur l’antisémitisme comme on a pu le faire lors de sa sortie, le film traite bien du rejet de la différence, autant que de la fascination morbide qu’elle exerce, et cela de manière plus ambivalente que paradoxale. C’est le principal reproche qu’on peut faire à David Lynch : jouer sur les deux tableaux. Reproche qu’il se formule lui-même par l’intermédiaire du médecin bienfaiteur de Joseph Merrick, qui s’interroge sur ses propres motivations où la charité n’est pas exempte d’arrière-pensées carriéristes. À l’instar de l’artiste qui comptait sur le mélange de compassion et de voyeurisme du public pour garantir le succès de son travail cinématographique ? Le spectateur ne peut manquer de se poser la question pour lui-même… L’autre reproche serait d’avoir à la fois caricaturé l’aspect extérieur et la réalité intérieure du personnage de Joseph Merrick, en exagérant le monstre d’un côté et l’ange de l’autre. Il en résulte un certain simplisme moralisateur et explicatif qui est souvent la marque du cinéma grand-public américain. Il n’en reste pas moins que l’œuvre est digne qu’on aille la revoir ou la découvrir. En noir et blanc, la réalisation est somptueuse, le travail de lumière, de décor et aussi de maquillage (qui décida à créer un Oscar spécifique après le film) est magnifiquement maîtrisée, et la reconstitution de l’Angleterre victorienne est parfaitement réussie, conjuguant un réalisme très touchant sur les réalités sociales de cette époque de Révolution industrielle, avec une beauté poétique des images saisissante. Le tout est magistralement interprété par de grands acteurs dont Anthony Hopkins, jeune à l’époque, qui incarne Frederick Treves, le médecin philanthrope qui fait disparaître l’éléphant pour qu’on ne voie plus que l’homme, avec le soutien de la reine Victoria.
Tout le XIXe siècle, au moins, fut traversé par l’exhibition spectaculaire de « phénomènes » plus où moins « monstrueux », pratique courante dont par exemple Sarah Baatman — la Vénus Hottentote — fit la cruelle expérience, retracée elle aussi par un film. Les êtres humains « différents » attiraient les foules, mais aussi tout ce qui pouvait arriver d’un monde encore à découvrir, comme la girafe qui fit courir tout Paris au Jardin de Plantes, peu avant les Trois Glorieuses (1830). Nous trouvons cela naturellement naïf, vulgaire, condamnable, la folie cruelle d’une époque révolue. Mais l’est-elle vraiment ? Ou bien les promoteurs médiatiques n’ont-ils pas simplement remplacé les crieurs de foire pour fasciner un public qui, lui non plus, n’aurait pas fondamentalement changé ?
INGRÉDIENTS POUR UNE VIE DE PASSIONS FORMIDABLES LUIS SEPÚLVEDA
Grand écrivain chilien, Luis Sepulveda s’est éteint dans sa soixante-et-onzième année le 16 avril dernier en Espagne où il vivait. C’est une des victimes du covid 19, et cette nouvelle a pris plus de place dans les chroniques, par ailleurs parcimonieuses, que le rappel de son oeuvre pourtant considérable. Est-ce l’effet d’une certaine arrogance typiquement française, disposée à traiter en mineures les littératures étrangères, surtout lorsqu’elle proviennent de régions défavorisées comme l’Amérique du Sud (les auteurs états-uniens bénéficient, eux, et on se demande souvent pourquoi, d’une certaine faveur automatique). Et cependant, la littérature sud-américaine est d’une grande richesse, trop méconnue, et Luis Sepulveda en est un très bel héraut, avec la vitalité, la vigueur, la sensualité et la simplicité directe et généreuse de son écriture, simplicité à laquelle seuls les grands auteurs parviennent.
La vie de Luis Sepulveda est en elle-même un roman. Né dans une très modeste famille de la banlieue de Santiago, l’enfant qui rêvait de devenir footballeur professionnel découvre la littéra-ture dans sa jeune adolescence, pour se consoler de ses déboires avec une fille qui n’aimait pas le foot, mais qui aimait la poésie. C’est aussi un militant très actif dans le soutien à la révolution paci-fique emmenée par Salvator Allende, et ensuite contre la dictature de Pinochet dont on ne rappelle-ra jamais assez combien elle fut sanguinaire. Échappant de peu à la mort, sa peine capitale fut commuée en 28 ans de prison dont il ne purgera « que » deux ans et demi, pour ensuite, grâce à l’intervention internationale, se voir exilé. Commence une pérégrination en Amérique Latine, puis à travers le monde et en Europe où il s’installe et se marie, en Allemagne, puis pour finir en Espagne. Partout il a multiplié les expériences, toujours au contact des gens, et toujours animé de la même foi révolutionnaire et écologiste.
Ingrédients pour une vie de passions formidables retrace des épisodes, souvent jubilatoires, de l’existence semi nomade d’un exilé qui n’a jamais oublié son pays (« Seul un oiseau fou a pu avoir l’idée de me faire naître à cet endroit »), auquel il consacre le dernier et magnifique chapitre, et d’un homme passionné d’humanité qui n’a jamais rien renié de l’amour pour son peuple, ni pour les autres peuples, ni de ses combats pour un monde juste et fraternel, ni de l’humilité de son am-bition d’écrivain qui se résume à une double tentative : « nommer les choses, comprendre le monde ». Mais il est dans la logique de ses attachements — même s’il pensait des pays où il a vécu certainement la même chose qu’il disait de ses enfants : « Tous mes enfants sont mes préfé-rés » — de finir avec sa propre déclaration d’identité, à sa façon : « Je suis un Chilien sans un do-cument qui l’atteste mais peu m’importe car, où que je sois, il me suffit de regarder vers le sud pour sentir sur mon visage l’air austral qui, dans ma mémoire têtue, a toujours l’odeur de la solidarité, de la fraternité et de la volonté de construire un pays meilleur. »
“Simone Weil est le plus grand esprit de notre temps et je souhaite que ceux qui le reconnaissent en reçoivent assez de modestie pour ne pas essayer d’annexer ce témoignage bouleversant.” C’est ainsi, en 1951, qu’Albert Camus parlait de l’auteure de l’Enracinement qu’il publia lui-même en 1949. Toutes proportions gardées, notre actualité présente des analogies avec la période dans laquelle elle l’écrivit : la nécessité d’un changement fondamental s’impose à nous. Ce texte magnifique en lui-même s’avère plus que jamais précieux pour nourrir la réflexion sur les directions à donner au renouvellement indispensable et attendu de notre société. Car il va nous falloir reconstruire notre monde.
La pensée de Simone Weil, une des plus grandes de notre époque et peut-être la plus lumineuse, est sans cesse en mouvement du début à la fin de sa trop courte vie. Elle bouscule les lieux communs de la philosophie, de la politique, de la religiosité, de l’Histoire, de tout ce qui s’oppose à sa quête de justice et de vérité et à son amour de la beauté, une quête héroïque, presque sacrificielle, au point de mourir d’épuisement à Londres en 1943, à l’âge de trente-quatre ans, après avoir rédigé L’Enracinement en réponse à une commande de la France Libre qu’elle a rejointe : une nouvelle déclaration des droits de l’homme afin de définir les conditions du redressement de la France, une fois libérée de l’occupation nazie. Comme Laure Adler le présente dans Simone Weil, l’insoumise : « Écrit au coeur de l’année la plus noire de la guerre d’une seule coulée, brassant des éléments historiques, mythologiques avec des fragments d’expériences qu’elle a vécues comme ouvrière d’usine, militante d’extrême gauche déçue par le marxisme, L’Enracinement se lit comme un traité politique, poétique et métaphysique des futurs temps modernes. »
Le livre commence par poser Les Besoins de l’âme. Le titre de cette première partie dit combien la réflexion politique de son auteure se fonde sur l’approche spirituelle. Pour elle, « il n’y a pas de véritable dignité qui n’ait une racine spirituelle et par suite d’ordre surnaturel ». Habitée d’une foi profonde, celle qui n’a rien renié de ses aspirations révolutionnaires s’est convertie au catholicisme, notamment lors d’un voyage en Italie après une visite à Assise dans la chapelle de Santa Maria degli Angeli qu’elle évoque ailleurs en ces termes : « Incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent ; et où quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. » Puis la deuxième partie, Le Déracinement, conséquence de la « domination économique » et de l’instruction « telle qu’elle est conçue », décrit la condition ouvrière et paysanne, et reconsidère complètement le travail en tant que chemin d’une authentique libération par ce qu’elle appelle la « plénitude de l’attention » qui « n’est pas autre chose que la prière » (Conditions premières d’un travail non servile). La troisième partie éponyme du livre, L’Enracinement, définit les bases de l’immense progrès historique dont elle entrevoit la possibilité après la victoire, en refondant la société selon les vertus de justice et de vérité, éclairées par celles d’amour et de beauté, « preuve rigoureuse et certaine du bien ».
Il est impossible de résumer une pensée aussi puissante, audacieuse et riche que celle de Simone Weil ; je préfère lui laisser le soin de vous inciter à la lire : « Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notre souffrance. »
RELIRE LAUDATO SI’ Episode N°1 avec Fr Frédéric-Marie ofm
TRAVAILLER À LA MAISON
Pour beaucoup qui n’y sont pas habitués, le travail à domicile peut être déstabilisant, voire angoissant. Il faut relativiser, l’inquiétude est beaucoup plus légitime et forte chez ceux qui sont contraints à rester au contact de la population : non seulement les soignants, mais aussi tous ceux dont l’apport est indispensable à la survie de la collectivité : commerçants, caissières, livreurs, artisans, agriculteurs, ouvriers, personnels de maintenance, d’entretien… Mes pensées vont d’abord vers eux ; néanmoins, dans le souci de me rendre utile, c’est avec les premiers, les « télé-travailleurs forcés » , que je veux tenter de partager mon expérience. Je travaille en effet chez moi depuis toujours. Depuis le début, mes amis qui travaillent en entreprise me posent tous la même question (avec un soupçon d’envie) : « Comment tu fais ? Moi, je n’arriverais jamais à m’y coller. » S’y coller… Il faut dire ce qui est, peu d’entre nous — et c’est très compréhensible autant que malheureux — sont portés par l’enthousiasme quand il s’agit de se mettre à la tâche. Mais nécessité fait loi. Avec les années, j’ai appris à répondre à ces curieux qui veulent savoir si je bosse réellement ou si je coince la bulle.
Le premier réflexe lorsqu’on est livré à soi-même, c’est d’installer une pointeuse entre la cuisine et la salle de bain et de remplacer le chef par un surmoi intraitable. Ces jours-ci, j’entends des coachs improvisés proclamer : ne changez rien à vos habitudes, lavez-vous, rasez-vous pour les uns, maquillez-vous pour les autres et abordez votre journée de travail comme un jour normal. Très mauvais conseil à mon avis : ça n’a rien d’un jour normal, vous êtes chez vous et l’épidémie est à votre porte. Impossible de faire comme si de rien n’était. Essayez, l’inquiétude vous paralysera sournoisement. Non, mieux vaut de très loin accepter et intégrer l’exceptionnel car vous ne serez pas efficaces si vous êtes tendus, tout occupés à maintenir une routine impossible. C’est aux conditions nouvelles que vous devez vous conformer et non à une discipline intenable. Oui, mais on a forcément besoin d’un cadre, protesterez-vous. Bien sûr, mais c’est le travail que vous avez à faire qui vous le fournira. Comment ? En vous bâtissant un programme, sur la semaine par exemple, en commençant par placer les grosses choses, puis les choses moins importantes et en ménageant des espaces entre ces gros blocs afin d’y glisser toutes les petites choses qui ne manqueront pas d’apparaître. Ensuite, vous vous donnerez un objectif pour chaque journée ou demi-journée en faisant bien attention à ne pas excéder vos forces car c’est là le plus grand danger : en faire trop, perdre la lucidité, accumuler des erreurs qui vous feront perdre du temps, gâcher l’ouvrage accompli et aborder votre journée du lendemain mécontents et frustrés parce que vous n’aurez pas rempli l’objectif de la veille.
Mon conseil : organisez-vous des journées légères aux horaires adaptés à vos conditions réelles et complétez avec des petites tâches s’il vous reste du temps. Vous verrez que ce sera rarement le cas… Autant que possible, essayez de varier les activités pour que votre ardeur ne s’étiole pas en lassitude. Ne vous surveillez pas constamment pour voir si vous êtes bien en train de travailler. Au contraire, prenez autant de pauses que vous voudrez. Vous vous apercevez très vite de deux choses : vous ne les prolongerez pas car vous aurez repris du coeur à l’ouvrage avant de vous en rendre compte, et surtout, tout bien pesé, vous passerez beaucoup moins de temps seul dans votre canapé qu’avec vos collègues devant la machine à café. De plus, vous serez détendu (sans caféine), bien plus concentré grâce à un regain de fraîcheur (et vous cesserez de penser à la pause quand vous trimerez). Ah, la machine à café. C’est ce qui manque quand on travaille à domicile : les papotages, les ragots, la pluie et le beau temps… les collègues, quoi !
Vous verrez qu’en vous faisant confiance et en vous fichant la paix, tout ce que vous risquez est de prendre du plaisir à bosser. Mais n’allez surtout pas raconter ça à votre patron ! C’est ce que je réponds toujours à mes amis : le vrai problème quand on travaille à la maison ce n’est pas de s’y coller, c’est de s’arrêter !