Il est minuit, Paris s’éveille
un film d’ Yves Jeuland
L’après guerre a vu éclore de nombreux cabarets sur la rive gauche de la Seine, dans des boutiques abandonnées, des arrière-salles de bistrot ou des caves dont la précarité provoquerait aujourd’hui des convulsions à nos frileux inspecteurs de la sécurité, si l’embourgeoisement de Paris n’avait pas réglé autrement la question. À l’opposé des cabarets de la rive droite où le spectacle ne devait pas gêner le dîner ni les conversations d’un public aussi cossu que béotien, les deux centaines de cabarets disséminés du quartier Saint-Germain au quartier Saint-Michel (le quartier latin) offraient dans leurs écrins de quatre sous bien après le dîner et jusque tard dans la nuit des spectacles variés, inventifs, sans apparat ni afféterie à une population avide des rencontres et des nourritures poétiques, musicales et intellectuelles dont la guerre l’avait frustrée.
La musique américaine s’était déjà implantée ; son jazz avait influencé certains artistes comme Charles Trenet ou Ray Ventura et continuait d’inspirer des musiciens tels que Boris Vian qui fut un honorable trompettiste avant de devenir trop brièvement un grand auteur-compositeur. Mais cette musique, tout appréciée qu’elle était, restait américaine, et chanteurs et public de la rive gauche se coulaient sans le savoir, c’est-à-dire naturellement, dans la tradition d’une chanson qui n’éprouvait alors aucun besoin de préciser qu’elle était française : c’était simplement la chanson, qui se renouvelait tout en renouant avec les précédents lointains des « goguettes » et des « caveaux » sans nécessairement les connaître. Le contact direct, la promiscuité entre artistes et public et du public avec lui-même, l’accompagnement instrumental élémentaire, l’absence de sonorisation, d’effets d’éclairage, de mise en scène (par défaut fréquent de scène), tous ces caractères du cabaret rive gauche ne laissaient à ses artistes qu’une seule ressource : la force des chansons et de leur interprétation, lesquelles ne pouvaient alors faire l’économie de la narrativité qui exclut tout bavardage, qu’elle fût réaliste, poétique ou d’une fantaisie débridée. C’était une école extrêmement exigeante et rigoureuse tant pour l’écriture que pour la prestation scénique dont on apprenait les métiers par de longues années de pratique et d’échange entre artistes si mal payés que beaucoup grappillaient de quoi vivre en courant d’un cabaret à l’autre dans la même nuit, y compris sur la rive droite où l’on ne se rendait qu’avec un peu de honte, pour la rondeur relative de ses cachets. Tous les grands et petits noms qui firent la richesse extraordinaire de la chanson dans le troisième quart du siècle dernier se formèrent à cette école. Le public se retrouvait en eux de plain-pied dans son besoin de renouveau, d’invention de nouvelles normes pour le monde en reconstruction, jusqu’à des aspirations libertaires en réaction au vieux monde qui s’était auto-détruit, avec une urgence de vivre qu’attisaient la guerre froide et les guerres coloniales menées par la France au mépris des peuples et de sa jeunesse. Puis les cabarets s’éloignèrent quelque peu des bords de Seine, où leur rébellion s’épuisait dans un existentialisme germanopratin devenu snobisme, pour gravir les flancs de la Montagne Sainte-Geneviève jusqu’à la Contrescarpe. La plupart des artistes lorgnaient alors vers le music-hall dont ils espéraient plus d’argent, plus de gloire, et commençaient à considérer le cabaret qui les avait formés comme un pis-aller, une solution d’attente de plus en plus mal vécue où les remplaçaient des aspirants vedette moins aguerris et peu conscients de devoir apprendre. C’est alors que déferla la vague yéyé, véritable ras de marée de l’industrie musicale américaine où frayaient de très jeunes chanteurs aux dents longues et aux idées courtes — pour paraphraser Johnny Halliday (pur produit de la vague) un peu plus tard. Quelques auteurs et compositeurs qui s’étaient plus ou moins affirmés sur la rive gauche retournèrent leur veste et tirèrent les marrons du feu avec un cynisme dont Gainsbourg fait impudemment état au cours du film devant une Denise Glaser courtoisement atterrée. Dès lors, avec la généralisation de la télévision, des moyens de diffusion et de reproduction mécanique, de la promotion publicitaire au volume inédit, et aussi du fait de l’embourgeoisement de son public qui s’en détournait pour des raisons qui restent à étudier, les jours du cabaret rive gauche étaient comptés. Entre-temps, Gréco, au visage pourtant si charmant, s’était fait refaire un nez passe-partout. Plus significativement que lorsque Aznavour en fit de même, la face du monde en fut changée, en moins séduisante, si bien que l’on a plaisir à retrouver son visage authentique sur les images d’archive de cet excellent documentaire (Arte, 2012) dont le refus de s’appesantir dans la nostalgie n’est pas le moindre des mérites. On pourrait toutefois regretter que n’y soit pas creusée davantage l’analyse des raisons — plus convaincante que celle d’un épuisement naturel — pour lesquelles cette merveilleuse effervescence collective se conclut si tristement au tournant de mai 68. L’étiquette « rive gauche » accolée avec dédain devint alors la plus infamante des injures dans la bouche des entrepreneurs du show-business. Leurs tâcherons s’empressèrent donc d’oublier qu’ils en venaient, qu’ils y avaient tout appris, qu’ils y avaient jalousé et imité des collègues sur lesquels ils déversaient maintenant leur mépris de parvenu.
Alors que toutes les interventions dans le film ne sont pas dénuées de cabotinage, celles du regretté poète Henri Gougaud disparu il y a peu, toujours d’une tranquille et fine lucidité, méritent d’être écoutées avec la plus grande attention. On pourrait se prendre à penser que si la chanson dite française est aujourd’hui écrasée par la grosse machine industrielle anglo-saxonne, c’est peut-être, entre autres causes à ne pas négliger, parce qu’une trop grande partie de nos artistes lui ouvrirent grand la porte en abdiquant leur rôle social et leur originalité culturelle pour devenir de maladroits imitateurs. Mais la chanson exprime un besoin humain immémorial d’enracinement collectif que les marchandises de l’industrie ne satisfont que très superficiellement, c’est-à-dire autant que le hamburger nourrit. Un jour, inévitablement, renaîtra un mouvement qui ressemblera sans le savoir à celui du cabaret rive gauche. Ce sera forcément autre chose, et sans doute pas à Paris, qui n’a plus de peuple sur aucune de ses rives.
Jean Chavot
Les Tourmentés
un livre de Lucas Belvaux
Les Tourmentés est le premier roman de l’acteur-réalisateur belge Lucas Belvaux. De multiples récompenses ont couronné ce livre qui déploie une intrigue pour le moins originale voire sordide. Trois personnages, deux légionnaires et une veuve fortunée passent un contrat scabreux. Le soldat Skender revenu traumatisé des guerres qu’il a menées. Habitué à voir la mort, à la donner, il ne peut reprendre une vie paisible, convenue, avec sa femme et ses fils. Condamné à errer, à vagabonder jusqu’à rencontrer Max, son ancien compagnon de combat. Ce compère képi blanc a refusé de sombrer dans la déchéance sociale et affective et s’est mis au service d’une riche veuve. Il est avec elle toute la journée et lui sert de majordome. Dix ans après que le licenciement des mercenaires est survenu, Max recherche Skender pour lui proposer, contre une belle somme d’argent de contribuer à satisfaire la passion de « madame » : la chasse. Mais cette chasse sera une chasse à l’homme lors de laquelle il sera traqué par la veuve armée et accompagnée de ses chiens. Perspective alléchante pour un homme sans avenir, sans un sou, incapable de s’occuper de ses deux fils. Quelle que soit l’issue de cette poursuite cynégétique, il gagnera trois millions. Trois millions : le prix d’une vie ; mais la vie aurait-elle une valeur si l’humain était immortel ? Pour « madame » qui a tout tué sauf un homme, tuer est un jeu pour tromper l’ennui, elle a un peu du Langlois de Giono[1]. Pour lui, ce fut un métier, une façon de gagner de l’argent. Le gibier ne sera pas un leurre banal mais un gibier apte à survivre en milieu hostile, à se défendre, à se cacher. Désormais, il peut mourir pour que ses enfants aient une vie heureuse. La traque est programmée six mois après la conclusion du contrat et se déroulera sur un immense domaine que la châtelaine possède en Roumanie. Max sera l’« arbitre de leur folie », soucieux du respect des règles établies pour le bon déroulement de cette partie de chasse qui doit durer un mois, mois durant lequel le gibier a le droit de se défendre, mais pas de s’armer.
Le roman est celui de ces six mois ; quelles relations se noueront durant ces mois d’attente ? Les sentiments, les atermoiements, les angoisses, les peurs, les états d’âme, les questions des trois protagonistes s’enchevêtrent au fil de phrases courtes voire lapidaires.
Quel plaisir ressentir à traquer un homme ? Quels ressorts trouve la proie pour survivre ? Quels fantômes hantent les tourmentés ? Fugitivement, interviennent la femme de Skender et un de ses fils, ignorant tout du contrat ; et si, la vie offrait une issue ? Le récit est constitué d’une enchaînement de soliloques qui révèlent les pensées de chacun, alternant au fil des chapitres. Les motivations des personnages se dévoilent, leur passé trouble et leur avenir incertain se révèlent.
Progressivement, les phrases s’allongent, lorsque les sentiments éclipsent furtivement l’action ; peut-être le prélude à un apaisement ? L’issue paraît inéluctable ; mais l’est-elle vraiment ?
Un coup de maître inspiré des Chasses de comte Zaroff[2] ; un roman haletant dans lequel le suspense est envoûtant. Skender y raconte-t-il sa vie ou sa mort ?
Érik Lambert.
[1] J. Giono, Un Roi sans divertissement, 1947. La dernière phrase du roman est empruntée à Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères, indiquant ainsi l’interrogation moraliste de l’auteur qui veut montrer que l’homme pour sortir de son ennui existentiel par le divertissement peut aller jusqu’à la fascination du Mal.
[2] Film d’Ernest B. Schoedsack, 1932. Adaptation d’une nouvelle de Richard Connell, The Most Dangerous Game (1924).