Archives de catégorie : Culture

un film / un livre

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L’après guerre a vu éclore de nombreux cabarets sur la rive gauche de la Seine, dans des boutiques abandonnées, des arrière-salles de bistrot ou des caves dont la précarité provoquerait aujourd’hui des convulsions à nos frileux inspecteurs de la sécurité, si l’embourgeoisement de Paris n’avait pas réglé autrement la question. À l’opposé des cabarets de la rive droite où le spectacle ne devait pas gêner le dîner ni les conversations d’un public aussi cossu que béotien, les deux centaines de cabarets disséminés du quartier Saint-Germain au quartier Saint-Michel (le quartier latin) offraient dans leurs écrins de quatre sous bien après le dîner et jusque tard dans la nuit des spectacles variés, inventifs, sans apparat ni afféterie à une population avide des rencontres et des nourritures poétiques, musicales et intellectuelles dont la guerre l’avait frustrée.

La musique américaine s’était déjà implantée ; son jazz avait influencé certains artistes comme Charles Trenet ou Ray Ventura et continuait d’inspirer des musiciens tels que Boris Vian qui fut un honorable trompettiste avant de devenir trop brièvement un grand auteur-compositeur. Mais cette musique, tout appréciée qu’elle était, restait américaine, et chanteurs et public de la rive gauche se coulaient sans le savoir, c’est-à-dire naturellement, dans la tradition d’une chanson qui n’éprouvait alors aucun besoin de préciser qu’elle était française : c’était simplement la chanson, qui se renouvelait tout en renouant avec les précédents lointains des « goguettes » et des « caveaux » sans nécessairement les connaître. Le contact direct, la promiscuité entre artistes et public et du public avec lui-même, l’accompagnement instrumental élémentaire, l’absence de sonorisation, d’effets d’éclairage, de mise en scène (par défaut fréquent de scène), tous ces caractères du cabaret rive gauche ne laissaient à ses artistes qu’une seule ressource : la force des chansons et de leur interprétation, lesquelles ne pouvaient alors faire l’économie de la narrativité qui exclut tout bavardage, qu’elle fût réaliste, poétique ou d’une fantaisie débridée. C’était une école extrêmement exigeante et rigoureuse tant pour l’écriture que pour la prestation scénique dont on apprenait les métiers par de longues années de pratique et d’échange entre artistes si mal payés que beaucoup grappillaient de quoi vivre en courant d’un cabaret à l’autre dans la même nuit, y compris sur la rive droite où l’on ne se rendait qu’avec un peu de honte, pour la rondeur relative de ses cachets. Tous les grands et petits noms qui firent la richesse extraordinaire de la chanson dans le troisième quart du siècle dernier se formèrent à cette école. Le public se retrouvait en eux de plain-pied dans son besoin de renouveau, d’invention de nouvelles normes pour le monde en reconstruction, jusqu’à des aspirations libertaires en réaction au vieux monde qui s’était auto-détruit, avec une urgence de vivre qu’attisaient la guerre froide et les guerres coloniales menées par la France au mépris des peuples et de sa jeunesse. Puis les cabarets s’éloignèrent quelque peu des bords de Seine, où leur rébellion s’épuisait dans un existentialisme germanopratin devenu snobisme, pour gravir les flancs de la Montagne Sainte-Geneviève jusqu’à la Contrescarpe. La plupart des artistes lorgnaient alors vers le music-hall dont ils espéraient plus d’argent, plus de gloire, et commençaient à considérer le cabaret qui les avait formés comme un pis-aller, une solution d’attente de plus en plus mal vécue où les remplaçaient des aspirants vedette moins aguerris et peu conscients de devoir apprendre. C’est alors que déferla la vague yéyé, véritable ras de marée de l’industrie musicale américaine où frayaient de très jeunes chanteurs aux dents longues et aux idées courtes — pour paraphraser Johnny Halliday (pur produit de la vague) un peu plus tard. Quelques auteurs et compositeurs qui s’étaient plus ou moins affirmés sur la rive gauche retournèrent leur veste et tirèrent les marrons du feu avec un cynisme dont Gainsbourg fait impudemment état au cours du film devant une Denise Glaser courtoisement atterrée. Dès lors, avec la généralisation de la télévision, des moyens de diffusion et de reproduction mécanique, de la promotion publicitaire au volume inédit, et aussi du fait de l’embourgeoisement de son public qui s’en détournait pour des raisons qui restent à étudier, les jours du cabaret rive gauche étaient comptés. Entre-temps, Gréco, au visage pourtant si charmant, s’était fait refaire un nez passe-partout. Plus significativement que lorsque Aznavour en fit de même, la face du monde en fut changée, en moins séduisante, si bien que l’on a plaisir à retrouver son visage authentique sur les images d’archive de cet excellent documentaire (Arte, 2012) dont le refus de s’appesantir dans la nostalgie n’est pas le moindre des mérites. On pourrait toutefois regretter que n’y soit pas creusée davantage l’analyse des raisons — plus convaincante que celle d’un épuisement naturel — pour lesquelles cette merveilleuse effervescence collective se conclut si tristement au tournant de mai 68. L’étiquette « rive gauche » accolée avec dédain devint alors la plus infamante des injures dans la bouche des entrepreneurs du show-business. Leurs tâcherons s’empressèrent donc d’oublier qu’ils en venaient, qu’ils y avaient tout appris, qu’ils y avaient jalousé et imité des collègues sur lesquels ils déversaient maintenant leur mépris de parvenu.

Alors que toutes les interventions dans le film ne sont pas dénuées de cabotinage, celles du regretté poète Henri Gougaud disparu il y a peu, toujours d’une tranquille et fine lucidité, méritent d’être écoutées avec la plus grande attention. On pourrait se prendre à penser que si la chanson dite française est aujourd’hui écrasée par la grosse machine industrielle anglo-saxonne, c’est peut-être, entre autres causes à ne pas négliger, parce qu’une trop grande partie de nos artistes lui ouvrirent grand la porte en abdiquant leur rôle social et leur originalité culturelle pour devenir de maladroits imitateurs. Mais la chanson exprime un besoin humain immémorial d’enracinement collectif que les marchandises de l’industrie ne satisfont que très superficiellement, c’est-à-dire autant que le hamburger nourrit. Un jour, inévitablement, renaîtra un mouvement qui ressemblera sans le savoir à celui du cabaret rive gauche. Ce sera forcément autre chose, et sans doute pas à Paris, qui n’a plus de peuple sur aucune de ses rives.

Jean Chavot


L.Belvaux, Les Tourmentés, Folio, Paris, 2024, 346 pages.
8,90 €.

Les Tourmentés est le premier roman de l’acteur-réalisateur belge Lucas Belvaux. De multiples récompenses ont couronné ce livre qui déploie une intrigue pour le moins originale voire sordide. Trois personnages, deux légionnaires et une veuve fortunée passent un contrat scabreux. Le soldat Skender revenu traumatisé des guerres qu’il a menées. Habitué à voir la mort, à la donner, il ne peut reprendre une vie paisible, convenue, avec sa femme et ses fils. Condamné à errer, à vagabonder jusqu’à rencontrer Max, son ancien compagnon de combat. Ce compère képi blanc a refusé de sombrer dans la déchéance sociale et affective et s’est mis au service d’une riche veuve. Il est avec elle toute la journée et lui sert de majordome. Dix ans après que le licenciement des mercenaires est survenu, Max recherche Skender pour lui proposer, contre une belle somme d’argent de contribuer à satisfaire la passion de « madame » : la chasse. Mais cette chasse sera une chasse à l’homme lors de laquelle il sera traqué par la veuve armée et accompagnée de ses chiens. Perspective alléchante pour un homme sans avenir, sans un sou, incapable de s’occuper de ses deux fils. Quelle que soit l’issue de cette poursuite cynégétique, il gagnera trois millions. Trois millions : le prix d’une vie ; mais la vie aurait-elle une valeur si l’humain était immortel ? Pour « madame » qui a tout tué sauf un homme, tuer est un jeu pour tromper l’ennui, elle a un peu du Langlois de Giono[1]. Pour lui, ce fut un métier, une façon de gagner de l’argent. Le gibier ne sera pas un leurre banal mais un gibier apte à survivre en milieu hostile, à se défendre, à se cacher. Désormais, il peut mourir pour que ses enfants aient une vie heureuse. La traque est programmée six mois après la conclusion du contrat et se déroulera sur un immense domaine que la châtelaine possède en Roumanie. Max sera l’« arbitre de leur folie », soucieux du respect des règles établies pour le bon déroulement de cette partie de chasse qui doit durer un mois, mois durant lequel le gibier a le droit de se défendre, mais pas de s’armer.

Le roman est celui de ces six mois ; quelles relations se noueront durant ces mois d’attente ? Les sentiments, les atermoiements, les angoisses, les peurs, les états d’âme, les questions des trois protagonistes s’enchevêtrent au fil de phrases courtes voire lapidaires. 

Quel plaisir ressentir à traquer un homme ? Quels ressorts trouve la proie pour survivre ? Quels fantômes hantent les tourmentés ?  Fugitivement, interviennent la femme de Skender et un de ses fils, ignorant tout du contrat ; et si, la vie offrait une issue ? Le récit est constitué d’une enchaînement de soliloques qui révèlent les pensées de chacun, alternant au fil des chapitres. Les motivations des personnages se dévoilent, leur passé trouble et leur avenir incertain se révèlent.

Progressivement, les phrases s’allongent, lorsque les sentiments éclipsent furtivement l’action ; peut-être le prélude à un apaisement ? L’issue paraît inéluctable ; mais l’est-elle vraiment ?  

Un coup de maître inspiré des Chasses de comte Zaroff[2] ; un roman haletant dans lequel le suspense est envoûtant. Skender y raconte-t-il sa vie ou sa mort ?

Érik Lambert.


[1] J. Giono, Un Roi sans divertissement, 1947. La dernière phrase du roman est empruntée à Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères, indiquant ainsi l’interrogation moraliste de l’auteur qui veut montrer que l’homme pour sortir de son ennui existentiel par le divertissement peut aller jusqu’à la fascination du Mal. 
[2] Film d’Ernest B. Schoedsack, 1932. Adaptation d’une nouvelle de Richard Connell, The Most Dangerous Game (1924).

Un livre

S.Hanihina, Le Tube de Coolidge, Paris, Lattès, 2024, 288 pages, 20 €.

Le Tube de Coolidge, un titre singulier. Il ne s’agit pas d’un ouvrage permettant à un ancien Président des États-Unis de sortir de l’ombre dans laquelle l’a plongé la marche du temps mais du roman d’une enfance douloureuse qu’un tube constitué d’une ampoule de verre et d’un filament de tungstène a exhumée. Des clichés radiographiques et des diagnostics médicaux vieux de plusieurs années font surgir un passé enfoui dans les nimbes de l’esprit. Le souvenir d’une histoire d’amour qui plonge dans l’horreur des violences. La rencontre en 1966 d’une jolie Européenne avec un adonis tunisien. Un mariage qui augure une vie heureuse. Mais là s’arrête le rêve, le jeune Tunisien, ambitieux, devenu médecin, souffrant du racisme d’une France des années 1960 en pleine décolonisation fuit sa famille, plonge dans les addictions de tous ordres, ne réapparaissant que pour susciter l’angoisse, pour violenter et abandonner à nouveau les siens. Entre France et Tunisie, c’est la descente aux enfers. Ce livre ne relate pas des souvenirs d’enfance mais plutôt des souffrances et de rares éclairs de joie. Triste récit intime qui pourrait contribuer, à l’aube de la maturité, à exorciser une jeunesse blessée. La résilience passe peut-être par ce roman. Au fil des pages, le malaise ne cesse de gagner ; l’air noir, celui des ténèbres, de la nuit, de l’enfer, du diable court tout au long du récit. Une mère qui espère toujours, malgré les coups, en un amour illusoire chimérique ; un frère victime qui plonge dans le mutisme. Mona seule échappe au bourreau, mais nourrit un sentiment de profonde solitude que le morne silence des grands-parents ne peut endiguer.
Lorsque l’enfance fut un long fleuve tranquille, il est difficile d’imaginer ce que certains ont vécu. Lorsqu’on les côtoie, il est souvent ardu de comprendre certaines de leurs réactions, de leurs silences, de leurs regards, de leurs attitudes… Sonia-Mona bouleverse le lecteur qui, désormais, met un visage sur l’enfer que certains, voire beaucoup, ont enduré durant nombre d’années. On ne sort pas indemne après avoir lu Le Tube de Coolidge mais on sait que l’on a grandi en humanité. On espère que, pour Mona/Sonia, ce roman contribuera à une certaine résilience, à un apaisement sur le chemin d’une vie qui est encore longue et qui lui permettra peut-être de retrouver, sinon Elyas/Mehdi, du moins son souvenir. Ce livre est une pépite ciselée par des phrases courtes mais tranchantes, dans lesquelles se glissent des expressions arabes et berbères, servie par un vocabulaire précis et des paroles jaillissant d’un cœur meurtri à jamais. La colère jaillit à chaque ligne.
Un roman bouleversant à lire !

Érik Lambert.

Un film

Lors de la sortie du film de Martin Scorsese en octobre 2023, peut-être avez-vous été dissuadés par sa durée (3 heures 26) ou vous attendiez-vous, découragés, à un thriller de plus, à un western de plus. Mais « Killers of the flower moon » (tueurs de la fleur de lune), même s’il fait allusion à ces genres ressassés par l’industrie cinématographique états-unienne (parfois pour notre plaisir), est bien autre chose que cela, et sa durée ne signifie pas longueur : si elle excède les formats commerciaux habituels, c’est pour res-pecter la dimension historique de ce récit et pour restituer le rythme de la profonde mélancolie indienne. Martin Scorsese s’y attèle avec la maestria qu’on lui connaît, épaulé par des acteurs aptes à donner à leur personnage le relief et la complexité qui font généralement défaut aux productions d’un tel volume.

Adapté d’un roman-enquête du journaliste David Grann, « La Note américaine » paru peu avant (2017), le film retrace une longue litanie de meurtres perpétrés dans les an-nées 1920 — hier, donc — dont on ne connaît probablement qu’une infime partie. Ils frappèrent des membres de la tribu Osage après que l’on eut découvert un très important gisement de pétrole sous la portion de prairie qui lui avait été attribuée au titre de ré-serve, dans l’Oklahoma où furent déportées plus de trente tribus amérindiennes (okla humma signifie peuple rouge) avant que cet État fût ouvert aux colons blancs. Le film parle de lui-même : la fortune des Osages fit leur malheur puisque leur grande et sou-daine richesse attira immédiatement les convoitises des colons dont la cupidité et la bru-talité à l’égard des amérindiens ne connurent jamais aucune limite, encouragées par la complaisance des gouvernements quand ils n’en étaient pas les instigateurs. Aussi est-il utile de savoir que les Osages, dont le véritable nom est « Wazházhe » (peuple des eaux du milieu), vivaient initialement dans le Missouri, entre ce fleuve et la rivière Osage à la-quelle ils doivent leur nom anglais. Ils n’arrivèrent dans l’Oklahoma qu’à la suite de dé-portations successives à mesure que la « Conquête » avançait, et que chaque fois le gouvernement les repoussait plus loin vers l’ouest, au mépris total des traités, après avoir découvert les richesses des territoires alloués. La relative normalisation du droit, la prévoyance de leurs chefs et surtout l’achèvement de ladite conquête rendirent juridiquement et géographiquement impossible de chasser les Osages de leur ultime terre pétrolifère, c’est pourquoi les colonisateurs œuvrèrent cette fois de la manière plus sour-noise décrite dans le film, par l’usurpation, le détournement d’héritage, la mise arbitraire sous tutelle, toutes sortes de malversations et de prévarications opérées sous les yeux d’autorités à la myopie bienveillante, jusqu’au meurtre pur et simple. Le seul reproche que l’on puisse faire au film est d’adopter le point de vue états-unien pour raconter cette terrible histoire essentiellement à travers les personnages incarnés par Leonardo di Caprio et Robert de Niro, et de donner le rôle du sauveur au FBI qui venait d’être constitué. Le procédé est habituel dans le cinéma de ce pays qui, quand il avoue ses crimes, s’en donne aussitôt lui-même l’absolution, mais on eût aimé, pour une fois, que les Osages fussent en mesure de raconter leur propre martyre par la bouche, pourquoi pas, du per-sonnage de Mollie remarquablement interprété par Lily Gladstone.

Ironie de l’Histoire, le racisme plus que tenace que subissent encore aujourd’hui les « Native Américans » n’arrête pas nombre de descendants des « Visages pâles » dans leur recherche effrénée d’un ancêtre Osage afin de toucher une part des revenus de la tribu, bien que ceux-ci dussent encore être arrachés en 2000 au gouvernement à coups de procès, avec un règlement d’arriérés seulement en 2011. Tout cela donne à réfléchir sur l’immense pouvoir de brouillage de l’Histoire que confère aux États-Unis la puissance de suggestion de leur industrie cinématographique, brouillage de l’Histoire mondiale (Seconde Guerre, Vietnam, Irak…) et brouillage de leur propre histoire dont des décennies de fiction habile, souvent talentueuse, sont parvenues à occulter le fonds génocidaire, esclavagiste, structurellement raciste, violent et cupide, pour se présenter comme le modèle de démocratie à l’usage du monde entier, quitte à piétiner inlassablement la fleur de lune.

Jean Chavot

Une expo

Le Musée d’Art Moderne de Paris propose jusqu’au 25 août une exposition dont la visite s’impose ne serait-ce que pour le caractère peu ordinaire de son thème qui permet, avec plus de deux cents œuvres, de découvrir cent trente artistes dont la notoriété traverse rarement et peu bruyamment la Méditerranée. Comme son sous-titre l’indique, le cadre historique est celui de la décolonisation. Il est bon, en parcourant les pièces du musée, de se rappeler qu’elle n’est pas si ancienne et qu’elle ne s’est pas produite sans grandes difficultés dont certaines sont encore loin d’être résolues (on pourra par exemple réviser utilement quelques dates sur la naissance de l’État d’Israël, ce qu’elle doit au colonialisme anglais et au terrorisme sioniste). C’est aussi le temps de l’essor de l’art arabe dit contemporain, de 1908 pour l’arrivée à Paris de Khalil Gibran (pourquoi ? ce n’est pas bien clair) conjointement à l’ouverture au Caire d’une école des Beaux-Arts, à 1988 pour la première exposition de cette peinture à l’Institut du Monde Arabe dont c’était l’année de l’inauguration, deux dates somme toute plutôt arbitraires et très nettement franco-centrées. Pour-quoi Paris ? Parce que la capitale française fut longtemps l’un des centres — sans doute le plus important — de la vie artistique et culturelle mondiale. S’y précipitaient les artistes « d’avant-garde » dans un mouvement d’attraction qui rayonnait en mouvement inverse dans le monde entier, emprun-tant aller et retour les mêmes routes que la colonisation, ce qui n’est pas le moindre des para-doxes révélés par l’exposition. Car Paris était aussi, et de plus longue date qu’on l’imagine, le centre de la protestation anti-coloniale, qu’elle soit animée par la gauche française (en partie seu-lement) ou par l’afflux de travailleurs, d’artistes et d’intellectuels cosmopolites qui participèrent à en faire la ville bouillonnante de vie culturelle qu’elle fut dans la première moitié du siècle dernier, c’est-à-dire avant que la vulgarité américaine commençât d’assombrir le monde sous son voile uni-forme (cela dit sans nostalgie chauvine).

L’exposition est donc organisée par salles, avec parmi les œuvres d’intéressantes archives audio-visuelles d’actualités, selon l’ordre chronologique des différentes époques ponctuant parallèlement le processus de décolonisation et l’émergence des avant-gardes arabes et moyen-orientales. Mais si l’indépendance nationale se conquiert partout plus ou moins tôt et plus ou moins âprement, il saute aux yeux qu’il n’en va pas de même de l’indépendance artistique tant les œuvres, pour la plupart, restent sous l’influence, voire la domination, de la culture et des mouvements artistiques français et occidentaux, à tel point que l’on ne peut manquer d’y remarquer des citations naïvement littérales de certains de leurs peintres les plus reconnaissables. On est alors pris d’une sorte d’accablement à considérer les ravages du colonialisme, l’appauvrissement irrémédiable du monde qu’il a entraîné, et l’on souffre pour les artistes de ces pays décolonisés qui peinent tant à se dé-barrasser du carcan de cette domination culturelle, parfois en la perpétuant sans le savoir, dirait-on. C’est là l’impossible paradoxe : comment une avant-garde peut-elle se déclarer ou se revendi-quer arabe (le fait-elle d’ailleurs, ou n’est-ce que l’invention des commissaires de l’exposition) lors-que, d’une part, adopter les mode de l’art contemporain purement occidental est déjà en soi une soumission, et, d’autre part, lorsque ce que l’on pourrait nommer « l’arrière-garde », c’est-à-dire la tradition artistique antérieure, fut battue en brèche, éradiquée par la violence ou par la séduction des colonisateurs. Il y a là de grandes leçons à comprendre et à retenir, car on ne peut pas ne pas ressentir ce même accablement à notre propre égard puisque les colonisateurs que nous fûmes sont à leur tour presque entièrement subjugués par l’industrie culturelle américaine, ses produits préfabriqués en série, son marketing écrasant, ses séductions faciles qui sont à nos artistes ce que les frelons asiatiques sont à nos abeilles : des coupeurs de tête, à la différence que beaucoup s’adonnent joyeusement à la décérébration volontaire. Peut-être trop des peintres présentés dans cette exposition ont-ils pratiqué une auto-mutilation analogue car on traverse les salles avec le même étonnement navré qu’un mélomane américain curieux (s’il en est) un soir de fête de la mu-sique qui se demanderait pourquoi les Français chantent en anglais, et moins bien que ses compa-triotes ; mais heureusement, d’autres qui ont trouvé la ressource de s’affranchir des modes de l’art contemporain et de l’influence occidentale pour puiser à la richesse de leur propre tradition nous offrent quelques tableaux de grandes force et qualité pour lesquels il ne faut pas hésiter à se dé-placer. D’autant que le ticket d’entrée au plein tarif de 12 € donne droit à la visite de toute la collec-tion du Musée d’Art Moderne… où la présence arabe se fait beaucoup plus discrète, mon colon.

Jean Chavot

Un livre vert…

L’intelligence des plantes, Stefano Mancuso et Alessandra Viola, édition livre de poche, 256 pages, 8,40€
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Biologiste de formation et botaniste de vocation plus tardive, Stefano Mancuso est le fondateur de la « neurobiologie végétale » et sa figure de proue depuis la publication en 2013 de « L’Intelligence des plantes » écrit avec l’aide de la vulgarisatrice Alessandra Viola. Son best-seller traduit en vingt-et-une langues reçut de nombreux prix, comme son auteur pour ses travaux audacieux qui en font le héraut de la révolte des plantes, réputées dépourvues de conscience et de sensibilité, contre la cruelle vanité esclavagiste de l’homme. Son combat est donc jumeau du combat animaliste en ce qu’il prône une idéologie où tous les ordres du vivant sont équivalents. Il est utile de lire ce livre pour mieux comprendre ce phénomène de vogue typique de notre époque où la mort de Dieu étant acquise, chacun s’évertue à l’enterrer plus profondément en l’effaçant de sa Création, ce qui suppose de rabaisser celui qui, étant fait à son image, en porte obstinément le témoignage : l’homme. Le plus tristement amusant dans cette tentative, c’est que la négation de Dieu paraisse un critère scientifique suffisant pour dispenser un Mancuso, par exemple, de s’assurer de sa méthodologie, et plus grave encore de la maîtrise des concepts philosophiques de base, si ce n’est de la pure logique trop souvent prise en défaut dans son livre. Par exemple : les plantes font des choix, c’est donc qu’elles sont intelligentes ; la preuve, elles font des choix ! Comme Mancuso prête de l’intelligence même aux amibes, on en vient parfois à souhaiter qu’elles le remboursent.

Le monde végétal, bien qu’il représente 99,7 % de la biomasse, est bien peu considéré par l’homme qui n’entre pourtant que pour une toute petite partie des maigres 0,3 % restant au monde animal. L’ingrat ne connaît que 5 à 10 % des végétaux dont il retire pourtant son pain, son vin, ses parfums, ses médicaments, ses matériaux de construction… et même ses énergies dites « fossiles » (de végétaux, rappelons-le). Stefano Mancuso y voit une injustice dont il se fait le pourfendeur, armé d’observations scientifiques qu’on espère mieux fondées que sa philosophie. Pour résumer grossièrement l’argument de départ, cette écrasante supériorité quantitative et la plus grande ancienneté du moindre brin d’herbe justifierait plus d’humilité (s’il est permis) de la part d’un homo sapiens ultra-minoritaire né de la dernière averse. Les critères du nombre et l’ancienneté appartiennent à un registre suffisamment puéril pour qu’on ne prenne pas la peine d’en relever l’insuffisance démonstrative ni l’idéologie douteuse. Quant à la dénonciation de l’exploitation dont les plantes sont victimes, c’est simplement oublier que le blé n’est pas boulanger, la vigne vigneronne, l’arbre charpentier, etc. et que Mancuso peut écrire un livre sur la pomme de terre mais jamais, et bien que ce soit infiniment regrettable, pomme de terre n’en écrira un sur Mancuso. À part ce qui semble être sa grande découverte — l’apex, ou extrémité sensible et « intelligente » de la racine — on n’apprend malheureusement pas grand-chose de plus que ce que l’on aura découvert en cours de sciences naturelles. Quoi ? Que le règne végétal est immobile, modulaire, c’est-à-dire qu’il est tout entier dans chacune de ses parties, tandis que la stratégie du règne animal est la mobilité afin de préserver une intégrité des organes qui est condition de survie. Et Mancuso de démontrer que le végétal accomplit exactement les mêmes fonctions que l’animal, dont l’homme, mais en mieux que lui (sauf que ce dernier ne s’en aperçoit guère parce que la temporalité végétale est beaucoup plus lente et décomposée). La plante est en outre dotée par le savant des mêmes sens, vue, ouïe, toucher, odorat, goût, malgré l’absence d’organe correspondant et de système nerveux central, plus une quinzaine d’autres d’une finesse interdite à nos grossières natures. Tout cela concourt à une puissante faculté de relation et de communication entre plantes et avec les animaux qu’elles savent utiliser pour leurs besoins, et prouve donc l’existence d’une intelligence végétale que Mancuso n’hésite pas à associer à l’intelligence artificielle, à un immense réseau Internet, à un futur dialogue avec les extraterrestres…

On espère que la science progresse dans la connaissance du monde végétal mis en danger par l’homme et pourtant vital à plus d’un titre pour lui comme c’est le mérite de ce livre de rappeler une telle évidence. Qu’il faille prendre plus de soin de la nature et s’en inspirer davantage en est une autre qu’il n’est nul besoin de fonder sur l’équivalence de l’homme avec ce qui permet sa subsistance. Une telle idéologie, sous couvert de réduire les particularités humaines à des caractéristiques partagées par tout le vivant, pratique en réalité un anthropocentrisme outrancier qui, s’ignorant lui-même, nuit considérablement à la recherche scientifique et n’encourage que le charlatanisme dont ce livre n’est pas loin de faire la publicité.

Jean Chavot

Un film un livre

Le vieux chêne (The Old Oak), un film de Ken Loach

The Old Oak est le dernier film de Ken Loach (2023), cinéaste à l’engagement humaniste jamais démenti aux côtés de ceux qui ont rarement le premier rôle au cinéma. Il crée des personnages représentatifs des couches populaires dont il décrit l’existence difficile et le joyeux appétit de vivre avec une grande finesse d’observation, un naturalisme toujours juste et très délicatement sensible, jamais moralisateur. Dernier film de Ken Loach parce que le dernier sorti en salle, mais aussi parce que ce grand témoin de notre époque l’a annoncé comme sa dernière fiction, désirant se consacrer désormais au documentaire.

L’histoire que raconte ce dernier film est centrée sur un pub éponyme délabré, The Old Oak, où semble se réfugier le reste d’animation d’une petite bourgade ouvrière anglaise en déshérence depuis que ferma la mine dont vivait ses habitants. Ceux-ci restent marqués par le souvenir des âpres batailles sociales perdues et des années de thatcherisme débridé qui s’ensuivirent, les laissant dans une pauvreté endémique à laquelle ils peinent encore à se résigner sans toutefois imaginer comment en sortir. Tenancier du pub, le bienveillant TJ, y sert placidement des pintes de bière à un quarteron d’habitués qui y entretiennent la nostalgie amère d’un passé de relative aisance ainsi que les liens d’appartenance qui les soudent depuis l’enfance. L’arrivée dans cette cité ouvrière fantôme de quelques familles de réfugiés syriens met en présence deux misères : celle de l’exil endeuillé et celle de la désespérance sociale autochtone. Les locaux voient l’aide apportée à ces étrangers comme une injustice de trop alors qu’eux se débattent depuis des décennies dans le dénuement, oubliés de tous. Ken Loach décrit l’absurde réalité dans laquelle le pauvre a tôt fait d’accuser plus pauvre que lui de sa pauvreté, découragé qu’il est de s’en prendre à ses véritables responsables, tellement hors de sa portée qu’ils ont disparu du champ de sa conscience. Mais le cinéaste ne s’arrête pas à la condamnation facile et sans issue d’une xénophobie ordinaire, car s’ll rend compte de l’opposition irréductible de certains à l’autre étranger, il s’attache bien davantage à décrire de quelle manière l’humain reconnaît peu à peu, irréversiblement, l’humain en l’autre différent, comment la misère de l’un rencontre la misère de l’autre et ainsi comment, par la communauté d’intérêt et de perception qui en résulte, se révèle une richesse de possibilités, de relation et de sentiments aussi naturelle qu’elle fut insoupçonnée de prime abord. L’autre n’est différent que dans la mesure où l’on ignore sa propre différence par rapport à lui, et celle-ci, une fois révélée par la rencontre, s’efface comme obstacle et se transforme en hospitalité curieuse, en accueil solidaire réciproque, en considération confiante et affectueuse, toutes qualités qui constituent un peuple uni dans sa diversité, à même de faire reculer la misère et de faire renaître l’espoir.

L’histoire du vieux chêne se déroule en Angleterre, mais l’on pense bien sûr à la France où les « élites » se complaisent dans une vision moralisante et culpabilisante, largement erronée, de l’accueil réservé aux migrants et aux réfugiés par les catégories populaires, il est vrai poussées à la xénophobie par des partis aux ambitions politiques suspectes relayées par des médias douteux. On ne peut nier, comme Ken Loach le montre, que cette tendance irraisonnée, très dangereuse, ait quelque succès, mais l’un des grands mérites du film est de décrire comment la vie se charge de déjouer ce piège d’inhumanité : en réalité, dans les peines et les joies de l’existence quotidienne, les êtres se rencontrent, se ressemblent et se rassemblent, n’en déplaise à ceux qui préfèrent les voir ennemis, enfermés dans des « communautés » réputées antagonistes, que cela flatte leur bien-pensance ou que cela serve leurs intérêts. Car si la richesse est de moins en moins partagée, la misère l’est, elle, toujours davantage, et lorsque l’on met sa foi dans la force du partage plus que dans la poursuite du profit égoïste, alors tous les espoirs redeviennent permis.

Jean Chavot


Les Âmes tièdes
Un livre de Nina Valbousquet, édition La Découverte,

Nombreux furent et demeurent les avis, les propos, les dénonciations, les louanges, les opinions plus ou moins péremptoires suscités par l’action ou l’apathie du Pape Pie XII face à la Shoah. Le relatif silence, le confortable secret conféré par les lois protégeant les archives prêtaient à toutes les rumeurs. Dès l’après-guerre, les mises en cause du Vatican et de son souverain furent violentes[1]
Le Pape François décida en 2020 d’ouvrir les archives du pontificat de Pie XII, qui présida aux destinées du Saint-Siège de 1939 à 1958. Certes, les travaux historiques commencent seulement à être publiés mais, à la faveur des premières publications s’esquissent les controverses ou les débats. Nina Valbousquet, historienne qui effectua ses recherches à l’École française de Rome de 2019 à 2023, spécialiste des relations entre le catholicisme et l’antisémitisme[2], a dépouillé pendant trois années les fonds désormais ouverts. 
Le volumineux fruit de son travail est publié sous le titre Les Âmes tièdes, titre ô combien révélateur[3]. Il ne s’agit pas d’un ouvrage à charge, mais d’une étude historique rigoureuse présentant les motivations, les réflexions mais aussi les dilemmes du Pape et des personnes qui l’entouraient. C’est toute la pertinence de l’enquêtrice[4] qui n’étudie pas que l’action ou l’inaction du Pape mais celles des « âmes » ; le pluriel illustrant le nombre d’intervenants dans la politique adoptée par le Vatican. Ce fut toute une administration qui intervint ; ne dit-on pas que l’Église dispose d’un réseau dense d’informateurs ; des congrégations aux clergé séculier, des nonces aux secrétaires ? Cette configuration tentaculaire incite du reste à penser que le Saint-Siège eut rapidement connaissance du sort qui était réservé aux Juifs. Si le Pape avait une voix qui importait, le rôle joué par le diplomate Domenico Tardini et celui du référent aux questions concernant les Juifs, Angelo Dell’Acqua furent déterminants. Le poids d’un antijudaïsme « historique » pesant sur les analyses vaticanes, la politique de frileuse et sourcilleuse prudence motivée par le souci de protection des Églises nationales, la crainte du communisme et la méfiance à l’endroit d’une religion disposée à exploiter une situation favorable constituent un terreau à ne pas négliger. Ménager fascisme, nazisme, collaborateurs vichyssois voire oustachis croates ; gérer les défis politiques, humanitaires, religieux et culturels engendrés dans un contexte plus qu’agité ; défendre l’Église menacée par Staline et les affres d’un monde moderne fragilisant l’aura multiséculaire de l’Institution ; autant de contraintes qui pesaient alors sur le Saint-Siège.
Nina Valbousquet exploite les textes formels et officiels mais aussi les annotations marginales, les témoignages multiples, les notes transmises par les religieux, les correspondances. Avec pertinence, elle poursuit son étude au-delà de la défaite nazie et convoque la sollicitude charitable manifestée vis-à-vis des bourreaux à l’issue du conflit. 
L’étude conduit à identifier un choix délibéré ; celui du souci de conserver une neutralité sourcilleuse baignée dans un climat de menaces protéiformes. Les âmes furent tièdes face aux persécutions subies par les Juifs. Le supplice fut dénoncé de manière très sibylline, le souci des familles et des « catholiques-non aryens[5] » présidant souvent à l’action « humanitaire ». Cela ne signifie pas que le Saint-Siège et Pie XII[6] demeurèrent inactifs mais la prudence fut sans doute en contradiction avec les ambitions de magistère moral que l’Église aspirait à incarner. 

Érik Lambert.


[1]Rolf Hochhuth, Der Stellvertreter, Le Vicaire en français, pièce donnée en 1963. A inspiré le film de Costa Gavras, Amen. 2002.
[2] Elle a participé à l’organisation de la remarquable exposition « À la grâce de Dieu », les Églises et la Shoah qui se tint de l’été 2022 à l’hiver 2023 au Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris.
[3] « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants »., Albert Camus, Combat (éditorial du 26 décembre 1944)
[4] Il m’apparaît important de rappeler qu’étymologiquement le mot « histoire » a pour origine le titre du livre d’Hérodote, Les Enquêtes (Historíai). Il s’agit donc d’une enquête ou d’une narration sur les faits passés de l’humanité d’un peuple, d’une personne ou d’une société.
[5] Cette « catégorie » désigne les Juifs convertis au catholicisme ou baptisés à la naissance, considérés toutefois comme « non aryens » car ayant un ou plusieurs ascendants juifs. Il s’agissait d’identifier les convertis « sincères » de ceux qui l’étaient par opportunisme. Extra Ecclesiam, nulla salus : « En dehors de l’Église, point de salut. ».
[6] Jusqu’à présent, un certain nombre d’ouvrages sont parus sur Pie XII. La sensibilité des auteurs transpirait surtout du fait de l’incertitude consécutive à l’abondance des archives secrètes jusqu’alors inaccessibles. On peut ainsi citer P. Milza et Philippe Chénaux. 

Un livre Un Film

Laurine Roux, L’autre moitié du monde, Paris, Les éditions du sonneur, 2022, 256 pages,18 €

On pourrait penser que le roman de Laurine Roux est une page de la Guerre d’Espagne[1]. Pourtant, si l’on sent que cet affrontement civil va survenir, il s’agit plutôt de raconter la vie des paysans sans terre dans un pays aux survivances quasi-médiévales. Or, c’était il y a seulement quatre-vingts ans ! Le début du livre est un peu lent, il suit le rythme de la nature, des jours qui s’écoulent, du travail des hommes et des femmes. La dureté de l’existence paysanne travaillant dans les rizières du delta de l’Èbre, le dédain des propriétaires terriens, la toute-puissance des « seigneurs » indignent le lecteur qui se prend à souhaiter que la jacquerie éclate. 

L’Espagne d’alors, c’est ce pays rongé par des inégalités sans nom dans lequel s’est épanoui l’anarchisme nourri au syndicalisme révolutionnaire. Le roman rappelle que, si la Guerre d’Espagne[2] est parfois perçue, à la faveur des reportages photographiques, comme un affrontement urbain[3], elle fut aussi celle des campagnes et des expériences qui y ont eu lieu. Ce conflit, antichambre du second conflit mondial, constitua un mythe pour les gauches européennes, particulièrement la gauche française des années 1960 en mal de symboles. C’est sans doute dans ce « climat » qu’a vécu Laurine Roux. Adolescente au seuil des années 90 lorsque les grands-parents racontaient ce que furent les années sombres. Qui n’a pas eu alors dans sa classe des camarades portant des noms espagnols ? Qui n’a pas entendu un professeur d’Histoire évoquer la 9°compagnie, surnommée la « Nueve »[4], première à entrer dans Paris le 24 août 1944 ? Comment ne pas avoir été ému par ce chanteur au visage buriné ayant fui l’Espagne, pleurant un certain 10 mai 1981 et entonnant un chant anarchiste de la Révolution espagnole[5], comme s’il voyait là une victoire des vaincus ?  

Dans le roman de Laurine Roux, on perçoit la beauté des paysages, on entend le chant des cigales, on respire les effluves méditerranéennes, on endure la chaleur du soleil, on respire les parfums des plats préparés par Pilar. Ce livre émouvant offre aux invisibles l’opportunité d’exister grâce à la plume de l’auteure. L’autre moitié du monde s’exprime au fil de la narration ; souffre, courbe l’échine pour, tel un flot, ne plus accepter l’inacceptable. Les hommes souvent taiseux, les femmes ployant sous le joug des tâches, des humiliations ; l’immuable poids de traditions enracinées dans la terre catalane soulèvent en nous la colère face à l’injustice.  

On se prendrait presqu’à pleurer avec Toya, Pilar et Juan prisonniers de la pauvreté, de l’analphabétisme, du poids d’un travail abrutissant et épuisant. On est révulsé par cette société dans laquelle tant sont soumis à l’aristocratie, aux propriétaires terriens, aux grands bourgeois, à l’armée et à l’Église. Les femmes, opprimées, victimes désignées, dont le corps est objet de toutes les souffrances sont au cœur de la tragédie. La révolte gronde attisée par les intellectuels. Le roman montre aussi les échecs, les limites de mouvements confrontés aux personnalités et aux motivations de chaque individu, au fossé entre les aspirations des uns et des autres, des paysans et des intellectuels. Durant tout le livre, nous suivons Toya de l’enfance à la vieillesse, opprimée mais jamais docile, jamais résignée. Les gens broyés par l’Histoire et la violence sociale ne sont plus que des fantômes disparus. Mais une enfant sauvage, une femme libre, une petite vieille au cœur de son marais, leur demeure fidèle et fait vivre leur mémoire. L’autre moitié du monde n’a finalement pas totalement sombré dans le néant.  Nos dirigeants qui oublient ce qui a suscité les révoltes d’antan voire les révolutions, seraient bien avisés de relire l’Histoire ! Les petits surgissent parfois lorsqu’on les ignore ou qu’on les écrase. 

Érik Lambert.


[1] La situation d’un pays en développement, avec des conditions de vie déplorables pour près de deux millions de travailleurs agricoles et quatre millions de travailleurs urbains (sur une population totale d’un peu moins de 25 millions d’habitants), était particulièrement difficile et préjudiciable. Les effets négatifs des années de dépression ne pouvaient pas non plus faciliter le jeu de la démocratie. Cela dit, il n’est pas si facile de démontrer que seuls des facteurs structurels et cycliques ont déterminé le cours des événements. La faillite s’explique avant tout à la fois par l’immaturité politique et par la polarisation extrême de la société. La gravité et l’instabilité de la situation internationale n’auraient joué qu’un rôle subsidiaire. La clef de l’explosion finale devrait moins être cherchée dans les déterminismes structurels ou conjoncturels que dans l’incapacité des principaux partis politiques et de leurs leaders à résoudre les problèmes de l’époque. L’Espagne des années trente est un pays fondamentalement rural ou la révolution industrielle mûrit lentement. Elle se caractérise grosso modo par le « latifundisme » oligarchique dans le sud, le « minifundisme » dans le nord et la faiblesse du secteur industriel.
Légalisée en 1914, la CNT (Confédération nationale du travail- Confederación Nacional del Trabajo ou CNT) était une organisation anarcho-syndicaliste fondée en 1910 à Barcelone. Elle comptait en 1918 quelque 700000 affiliés en Espagne, dont 430000 dans la seule Catalogne. L’action directe n’était toutefois pas le seul apanage des anarchistes : on dénombra plus de 800 attentats à Barcelone entre 1919 et 1923.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=jrsrXiJ8VsM
[3] Bien sûr, Frank Kapa, Gerda Taro, … https://www.gettyimages.fr/photos/guerre-civile-espagnole  https://www.arte.tv/fr/videos/116081-000-A/antoni-campana-les-images-meconnues-de-la-guerre-d-espagne/
[4] 160 hommes de la 9e compagnie du régiment du Tchad, rattaché à la fameuse 2e division blindée du général Leclerc, furent les premiers à entrer dans Paris dès le 24 août et, plus tard, à atteindre l’Hôtel de Ville. Particularité, 146 de ces hommes étaient des républicains espagnols. D’où le surnom de « Nueve » – « 9 » en espagnol – donné à cette compagnie. Les républicains espagnols furent donc à la pointe de la libération de la capitale, ce qui explique pourquoi la « Nueve » est maintenant associée à divers lieux de Paris, y compris aux abords de l’Hôtel de Ville où un jardin public porte son nom. 
Les combattants de cette 9e compagnie, qui avaient fui en Afrique du Nord après la victoire de Franco en 1939, ont rejoint les Forces françaises après le débarquement allié en novembre 1942. Ils participèrent aux combats à partir de décembre 1942 contre l’Afrika Korps en Tunisie. Intégrée à la 2e DB, la compagnie fut placée sous le commandement du Français Raymond Dronne et de l’Espagnol Amado Granell. Composée d’anarchistes, de socialistes, de communistes, etc., la compagnie fut autorisée à arborer les couleurs du drapeau tricolore adopté par la IIe République espagnole. Mieux, les Espagnols donnent à leurs véhicules blindés des noms rappelant la guerre d’Espagne : « Madrid », « Guernica », « Teruel », « Ebro », etc.
[5] Lény Escudéro https://www.youtube.com/watch?v=NgQOkPE0rTI . On peut aussi écouter Ou Jean Ferrat https://www.youtube.com/watch?v=YOU89THja5sévoquant Federico Garcia Lorca et Léo Ferré, l’auteur de la magnifique chanson Les anarchistes, https://www.youtube.com/watch?v=HK56WGqNtHc et de celle intitulée L’Espoir, https://www.youtube.com/watch?v=-05DolqP_jA


Ancora c’è domani, un film de Paola Cortellesi.

« C’è ancora domani » est le titre original d’un film italien (« Il reste encore demain » en français) qui remporta un immense succès dans la péninsule dès sa sortie à l’automne 2023, dé-passant les grosses productions à la surprise générale (c’est-à-dire à la surprise de la critique dévouée à ces dernières) car il était classé dans l’équivalent du cinéma d’essai, et donc promis à une diffusion confidentielle. L’affiche de la promotion française insiste lourdement sur ses cinq millions de spectateurs, c’est pourquoi, afin de rendre justice au film, sa belle affiche italienne est préférée ici.

« Il reste encore demain » est la première réalisation de Paola Cortellesi qui l’a écrit et en joue le rôle principal : Marisa, une femme du peuple en butte aux très concrètes difficultés de la classe ouvrière romaine dans l’immédiat après-guerre, accrues par les dévastations commises aussi bien par les troupes fascistes et nazies que par — osons le rappeler — celles des alliés anglo-américains dont la brutalité indifférenciée ne laissa pas un meilleur souvenir. Sur ce fond historique bien représenté (la veille des élections à l’Assemblée Constituante des 2 et 3 juin 1946) qui vit grandir une puissante aspiration au changement, le récit relate la prise de conscience d’une femme que les humiliations et les violences quotidiennes subies de son mari Ivano, loin d’être dues à un état des choses naturel et irrévocable, sont la manifestation d’un très archaïque patriarcat hérité d’une société morte avec le fascisme dont le peuple italien — rappelons-le éga-lement — s’est lui-même héroïquement débarrassé. Plus que ses frustrations et ses souffrances personnelles auxquelles elle n’avait pas même l’idée d’échapper, l’avenir de sa fille Marcella, aî-née de ses trois enfants, qui semble tout tracé dans la même voie, donne à Marisa le supplé-ment de conscience et de courage nécessaire à remettre en question la domination de son mari sur elle et sur toute sa famille, ainsi que sa condition prolétarienne. Le film n’est pas pour autant féministe au sens où on l’entend trop souvent aujourd’hui, exclusif et accusateur de l’homme, car il montre avec beaucoup de subtilité que le patriarcat est un système de domination sociale dont l’homme souffre aussi, bien qu’il y ait le beau rôle, et que sa violence en tout état de cause inex-cusable et insupportable n’est que l’exutoire de ses propres frustrations. Reste, bien sûr, que la femme en est la première victime, et que le combat n’est toujours pas terminé.

Est-ce afin de restituer les nuances complexes des relations humaines — celle du couple en est une, quoi qu’il en soit — ou afin de reconstituer l’atmosphère de la Rome populaire à une époque où ses magnifiques couleurs peinaient à redonner espoir à ses courageux habitants ? Le film est judicieusement tourné en noir et blanc, avec une belle photographie, non pas pour chercher un effet quelconque, mais parce que ce traitement est parfaitement adapté au sujet et à son déve-loppement. Les émotions cependant loin d’être monochromes reflètent par leur diversité les va-riations de l’existence, de la tristesse à la joie, de la brutalité à la tendresse, car Paola Cortellesi, attachée à montrer la vie quotidienne du peuple romain, a évité le piège d’une dramatisation uni-forme que le sujet lui tendait. Les comédiens sont tous remarquables, les dialogues parfaitement mesurés (espérons qu’ils soient convenablement doublés ou sous-titrés) et le scénario juste et habile réserve des surprises propres à donner au récit un mouvement et un intérêt jamais dé-mentis. Bref, c’est un excellent film comme l’Italie sait encore en produire de nombreux, inconnus ici et pourtant bien plus séduisants que les intimistes ritournelles bourgeoises que propose trop souvent le cinéma français. « C’è ancora domani » est sauvé par son succès commercial de l’ignorance globale, si ce n’est du mépris stupide, que nous avons de nos prolifiques et talen-tueux cousins transalpins. Mais dépêchons-nous tout de même d’aller le voir en salle, car au train où vont les choses du commerce culturel, chissà se ci sarà ancora domani ?

Jean Chavot

Un film Un livre

Le film italien (Io Capitano) de Matteo Garrone sorti en 2023 relate la pérégrination de deux adolescents depuis leur Sénégal natal vers l’Eldorado que représente pour eux l’Europe. Dès le début du film, des adultes clairvoyants les avertissent de l’extrême dangerosité du voyage dont ces deux grands enfants rêvent comme d’une grande et belle aventure vers une gloire et une fortune immanquables. On a beau leur représenter la misère qui, au contraire, les attend à l’arrivée à condition qu’ils survivent au voyage, les deux garçons s’en remettent à l’écran de leur téléphone portable sur lequel ils balaient les images d’un luxe trompeur et aux fanfaronnades de ceux qui ont prétendument « réussi » de l’autre côté de la Méditerranée : ils prennent le large une nuit en secret, laissant derrière eux un monde certes fruste et précaire, mais concret et familier, des proches et deux mères dont ils ne tarderont pas à regretter l’amour protecteur.

Dans la narration de cette histoire qui n’a rien d’une fiction, Matteo Garrone déroule de manière très réaliste et précisément documentée tout le trajet de la migration subsaharienne, épisode après épisode, des conditions de son départ à la possibilité extrêmement aléatoire de son arrivée, qui ne se révèle pour la plupart que l’entrée dans une autre sorte d’enfer. Mais pour durement réaliste que soit le film, il est plein d’une belle poésie dépourvue de toute affectation et surtout d’une magnifique humanité engagée résolument pour la justice, caractéristique du travail de Matteo Garrone telle que nous avons pu la voir s’exprimer par exemple dans Gomorra qui décrit l’emprise de la Camorra (mafia locale) sur la misère napolitaine. Les deux personnages principaux, Seydou et son compagnon et cousin Moussa, sont interprétés par deux jeunes comédiens très attachants, et tous les autres sont joués également à tout moment de manière parfaitement convaincante par des acteurs dont la notoriété est inversement proportionnelle à la sincérité et à l’authenticité. Tout est juste et soigné dans la réalisation qui ne se perd jamais dans les effets ni dans la complaisance d’une dramatisation larmoyante : la musique excellente, la photographie splendide, les dialogues économes et précis sont, comme le jeu des acteurs, entièrement au service du propos qui est de donner à voir la tragédie dont trop d’entre nous détournent les yeux, c’est-à-dire de donner des visages à ceux qui disparaissent derrière les chiffres, ceux des cadavres à peine dénombrés dans les sables du Sahara, des innocents morts en esclavage dans les geôles libyennes mafieuses, des noyades anonymes au large de nos côtes… Plus jamais, après avoir vu ce film, on ne pourra croiser un migrant africain dans nos rues sans penser à ce qu’il a enduré avant d’arriver « chez nous » et à ce qu’il continue d’endurer dans l’indifférence.

Il y a quelque chose de plus dans le film de Matteo Garrone que cette invitation, jamais culpabilisante cependant, à voir ce que nous préférons ignorer, ou simplement ignorons dans sa cruelle réalité, quelque chose qui porte également et différemment une très profonde humanité : l’évolution du personnage principal, Seydou, admirablement décrite du très pardonnable égoïsme enfantin à la consistance d’un être humain généreux et responsable de lui-même et des autres. Bien sûr, en lisant le titre, on pense au poème qui accompagna Nelson Mandela dans les longues souffrances de sa minuscule prison ; mais il prend dans les derniers instants du film, surtout lorsqu’on se souvient que la loi italienne considère les pilotes de bateaux comme des passeurs, toute l’ampleur de sa signification.

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.

Jean Chavot


Irène Vallejo, L’infini dans un roseau L’invention des livres dans l’Antiquité, Les Belles Lettres, Paris, 2021, 564 pages. 23,50 € au Livre de poche, 9,90 €.

Dans le quartier de la gare Montparnasse et de quelques prestigieux établissements d’enseignement, mes pas me conduisent souvent vers la librairie Guillaume Budé qui diffuse les publications de l’éditeur « Les belles lettres ». Déambulant dans ce lieu fascinant où se mêlent écrits en grec ancien, en latin, voire dans des idiomes encore plus « exotiques », on trouve des perles rares. Ainsi en est-il de l’ouvrage d’Irène Vallejo, L’Infini dans un roseau, l’invention des livres dans l’Antiquité histoire des livres. Primé à de multiples reprises[1], ce livre est celui de toute une vie consacrée aux lettres anciennes. Combat audacieux face à une société du plaisir immédiat, d’un panem et circenses[2] contemporain. Lorsque LeTélégramme de Brest[3] écrit qu’au lycée de Kerneuzec à Quimperlé, 28 élèves suivent la « spécialité grec ancien[4] » en classe de première, on perçoit qu’il s’agit là d’une singulière originalité pour la France entière. Malgré la disparition parfois annoncée d’une culture, Irène Vallejo relève le défi de conter l’incroyable épopée du savoir inséparable de l’aventure du livre. Vecteur de liberté, agent de l’arbitraire, il fut et demeure victime de la frénésie humaine de destruction. Il est craint, parfois tant vilipendé, que l’imprimer, le posséder, le diffuser peut conduire à d’effroyables tourments. Ainsi, le livre de l’historien Hermogène de Tarse qui contrariait l’empereur Domitien[5] conduisit son auteur à la peine capitale. Afin que le châtiment fût exemplaire, tous ceux qui avaient diffusé l’ouvrage mis à l’index (excusez l’anachronisme) furent victimes de la sentence que relata Suétone, librariis etiam, qui eam descripserat, cruci fixis [6]. Irène Valejo rappelle que la bibliothèque d’Alexandrie[7] couvait en son sein les rouleaux, papyrus et tablettes du monde connu. Inspirée par le grand Alexandre, elle nourrissait l’ambition mythique de rassembler en un seul lieu clos les livres du monde entier. Le grand conquérant ne se déplaçait-il pas toujours muni d’un exemplaire de L’Iliade, comparant ainsi sa vie à celles des héros homériques, et plus particulièrement à celle d’Achille. Du reste, Alexandrie d’Égypte fut fondée sur l’île de Pharos, un nom qui apparaît aussi dans L’Odyssée. Ambition d’Alexandre, obsession de son successeur Ptolémée Ier de rassembler et de conserver tous les savoirs du monde. Tour de Babel linguistique, elle contribua à faire de ce port hellénistique la capitale intellectuelle de la Méditerranée. Érudition, recherche, traduction, lieu de convergence de l’élite intellectuelle pétrie de culture grecque. Démétrios de Phalère, philosophe péripatéticien[8], fut sans doute le premier bibliophile compulsif de l’Histoire. Par la suite, la concurrence de la bibliothèque de Pergame[9], en Asie mineure, conduisit au trafic de bandes de faussaires qui proposaient des rouleaux de faux textes anciens rafistolés, parfois même de bonnes contrefaçons. L’Égypte alla même jusqu’à interrompre l’exportation du papyrus, afin de priver de support la bibliothèque rivale. 

Vallejo nous entraîne dans cette formidable épopée du livre et des idées. L’auteure écrit avec une rare sensibilité ; d’une plume ciselée, elle invite à sourire, elle suscite l’intérêt, incite à la curiosité. Pétri de références, ce livre est un vrai bijou pour l’esprit. Si le thème pourrait conduire à une somme indigeste, la plume alerte de l’auteur, les petites anecdotes, les subtiles allusions à notre temps rendent l’ouvrage très fascinant.

On y apprend les sorts jetés aux voleurs d’ouvrages[10], on comprend combien les évolutions techniques des rouleaux aux codex[11] constituèrent une révolution. En effet, les livres étaient moins fragiles plus aisés à stocker, contenaient plus de textes que les rouleaux de papyrus. Les chrétiens, victimes des persécutions, furent d’ailleurs de fébriles consommateurs de codex, plus pratiques à transporter et faciles à dissimuler sous les plis de la tunique.

Irène Valléjo s’intéresse aux grand noms de la belle aventure mais n’oublie pas tous ces anonymes qui ont aussi écrit cette histoire. Ceux qui inventèrent l’alphabet, les esclaves qui recopiaient les livres ou encore ceux qui ont réussi à protéger des ouvrages des destructions volontaires ou non. Loin du mouvement #MeToo, l’auteure en appelle aux femmes souvent méconnues telle Hypatie d’Alexandrie, avide de défendre la connaissance et les savoirs à en mourir[12].

Cette « saga » est d’abord un récit dans lequel l’amour de l’écrit transpire au fil des 501 pages. En suivant les galops des chasseurs de livres de l’Antiquité aux femmes bibliothécaires qui, soucieuses d’offrir des livres, sillonnèrent le Kentucky dans les années 1930 ; on ne s’ennuie pas. La lecture est savoureuse, elle titille nos petites cellules grises et ouvre des perspectives captivantes à nos esprits parfois assoupis.

Érik Lambert.


[1] Lauréat du Palmarès des 30 livres de l’année du Point, 2021
Lauréat du Palmarès des 21 romans et essais préférés de Télérama, 2021
Lauréat du Prix des Lecteurs du Livre de Poche catégorie Documents/Essais, 2023
[2] Expression de Juvénal (Satires, X, 81). « Ces Romains si jaloux, si fiers (…) qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque. »
[3] Daté du vendredi 23 février 2024.
[4] Spécialité langues, littératures et cultures de l’Antiquité.
[5] Dynastie des Flaviens, empereur de Rome de 81 à 96.
[6] Les copistes qui l’avaient écrite furent mis en croix
[7] Magnifiquement décrite page 71, « à la Umberto Eco ».
[8] Qui suit la philosophie d’Aristote. qui donnait ses leçons en se promenant dans le Lycée (Endroit des loups) c’est-à-dire un gymnase situé au nord-est d’Athènes. Les personnes vendant leurs charmes marchent dans la rue. 
[9] En Méditerranée, le papyrus fut progressivement remplacé par le parchemin, un support souple à base de peaux animales (veau ou mouton) qui aurait été inventé à Pergame (citadelle en grec) au Nord de l’Izmir actuelle au IIIe siècle av. J.-C. D’où son nom, du grec pergamenepeau de Pergame.
[10] « Celui qui vole ou emprunte et ne rend pas un livre à son propriétaire, qu’il soit mordu par le livre volé transformé en serpent dans sa main. Qu’il soit frappé de paralysie, que tous ses membres éclatent. Qu’il languisse dans la douleur, qu’il demande grâce en pleurant, et qu’il n’y ait pas de sursis à ses tourments avant qu’il ne soit anéanti. Que les vers lui rongent les entrailles, au nom du remords qui ne périt pas. Et quand, enfin, il descendra au châtiment éternel, que les flammes de l’enfer le consument à jamais.» page 74.
[11] L’utilisation du parchemin entraîne un changement fondamental dans l’histoire du livre : le passage du volumen, livre enroulé, au codex, livre à feuilleter. Codex est un mot latin qui désigne le livre formé de feuilles pliées et assemblées en cahiers, et couvert d’une reliure tel que nous le connaissons. Il vient du mot caudex qui se réfère à la matière « bois » du tronc d’arbre ou de la souche. Plus tard, le terme est employé pour les livres en papyrus ou en parchemin utilisant ce format.
[12] Lapidée en 415 par des moines chrétiens sur ordre de saint Cyrille, évêque d’Alexandrie, 

Un Livre

Aurore-Marie Guillaume, Vie d’Hildegarde

Aurore-Marie Guillaume, Vie d’Hildegarde, Éditions Conférence, 2024, 80 pages, 17€
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Abbesse du monastère de Disibodenberg puis de l’abbaye de Rupertsberg, qu’elle fonda dans des circonstances héroïques, et enfin de celle de Eibingen qui en fut l’émanation, Hildegarde de Bingen est une grande figure de la vie monastique et religieuse du XIIè siècle allemand et européen, siècle de transition entre le haut et le bas Moyen-Âge qui vit une période d’expansion démographique, de grands défrichements, de développement du tissu urbain, de progrès technique, juridique et intellectuel, d’élan artistique avec l’émergence du gothique et de renouveau religieux avec l’essor de l’ordre cistercien porté par Bernard de Clairvaux après sa fondation par Robert de Molesme à l’abbaye de Cîteaux en 1098, l’année même de la naissance d’Hildegarde.

Rien ne prédispose la petite Hildegarde d’une santé fragile à une telle longévité (elle s’éteint en 1179) ni au destin hors norme qui s’ouvre devant elle à ses huit ans lorsque ses parents de petite noblesse palatine la confient au couvent de Disibodenberg. La fillette est poursuivie depuis sa tendre enfance par des visions et des voix qu’elle récuse, fuit et cache. Au prix de durs et longs combats contre l’appel réitéré avec insistance, contre elle-même, contre la domination masculine qui règne dans les clergés régulier comme séculier et contre la rigidité de l’institution qu’elle réforme profondément, la vie monastique lui offre le cadre propice non seulement à exprimer son mysticisme visionnaire exacerbé, mais aussi à développer ses multiples talents de poète, d’écrivain, d’illustratrice, de musicienne, de prédicatrice, de conseillère des plus puissants personnages de son époque comme des plus humbles qui la sollicitent bien au-delà de son abbaye, car sa renommée de guérisseuse des corps et des âmes dépasse de très loin les rives du Rhin, et même les limites de son siècle. En effet, les importants traités de médecine médiévale qu’elle a laissés inspirent encore aujourd’hui nombre d’herboristes et d’adeptes de thérapies plus ou moins empreintes de chamanisme. Cette vogue méritée repose toutefois trop souvent sur une double approximation : celle de l’anachronisme (peut-on parler de médecines douces au Moyen-Age ?) et surtout celle qui dissocie l’activité et la recherche d’Hildegarde de sa foi inébranlable, de sa religiosité profonde où se mêlent mysticisme et philosophie naturelle, théologie et poésie auxquelles ses visions extatiques confèrent une énergie de conviction et de sensation hors du commun. Hildegarde qui les consigna dans deux ouvrages de grande portée et de grande beauté — Scivias et le Liber divinorum operum — dut néanmoins patienter huit siècles, en dépit des miracles que lui attribue la tradition, avant d’être canonisée en 2012 par Benoît XVI.

Anne-Marie Guillaume, excellemment documentée et passionnée par son sujet, nous raconte de manière vivante et complète la vie multiple et mouvementée de cette femme du temps des croisades, sans rien omettre des doutes, des combats, des joies et des peines, des conquêtes et des humiliations qui jalonnent ce destin d’exception. Cette Vie d’Hildegarde dément deux idées reçues trop communément ancrées : l’une qui se représente le Moyen-Âge comme un long millénaire d’obscurité, de guerres, de disettes et d’épidémies que la Renaissance aurait sauvé du naufrage définitif ; l’autre, née de la même ignorance, qui considère l’Église comme un monolithe imperturbable, niant la grande diversité d’êtres et d’idées dont elle est animée depuis l’origine et qui, notamment au Moyen-Âge, fut un incontestable facteur de progrès et d’émancipation dont Hildegarde de Bingen est l’une des figures les plus importantes et séduisantes.

Jean Chavot

Un Livre puis un autre

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Le Tripode, Paris, 2022, 160 pages, 17 €.

Le 14 juin 1830, les troupes françaises débarquèrent près d’Alger afin de mener une expédition punitive. Pourquoi ? Parce qu’en 1827, le dey d’Alger, Hussein, frappa « du manche de son chasse-mouches » le consul de France Deval, qui ne voulait pas rembourser un prêt consenti au Directoire en 1798 ! La flotte française appareilla de Toulon le 25 mai 1830 avec 453 navires, 83 pièces de siège, 27.000 marins et 37.000 soldats. Alger tomba le 5 juillet 1830 après de durs combats. Jusqu’au 14 octobre 1839, on parlait de « possessions françaises dans le nord de l’Afrique ». L’initiative d’utiliser le terme d’Algérie consacra la conquête arabe et balaya des noms historiquement plus adaptés comme Numidie ou Kabylie. Resta à inciter les métropolitains à exploiter ces terres nouvelles. 

Le roman de Mathieu Belezi Attaquer la terre et le soleil s’intéresse à cette page ignorée de l’histoire de France. La question coloniale et particulièrement celle afférente à l’Algérie se dissimule dans les nimbes d’une histoire épique que le roman national ne saurait appréhender avec objectivité. Les « colonistes »[1], ne souhaitaient pas, comme l’écrivit le littérateur Arthur Ponroy, rendre « aux barbares et aux corsaires tout un côté du lac français ». Si, dans un premier temps, ce furent surtout des négociants, des cabaretiers et des civils habitués à suivre les armées en campagne qui gagnèrent Alger et Oran, il fallut ensuite amplifier la colonisation. C’est cette histoire que conte le petit ouvrage de Belezi, prix littéraire du Monde et prix du livre Inter. Dès 1841, le gouverneur général Bugeaud affirma son soutien aux colonisateurs auxquels il promit ses « conseils d’agronome » et ses « secours militaires » car « il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France, soit seul debout sur cette terre d’Afrique » et que « partout où il y a des bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres, il faut le leur distribuer en toute propriété ». Passionné d’histoire romaine, il exhuma la devise Ense et aratro (« Par le glaive et la charrue »)[2] et créa dans la région d’Oran une colonie de 55 hectares à base de concessions accordées à des militaires[3]. L’arrivée de nouveaux migrants fut encouragée par une politique d’expropriations pour cause d’utilité publique suivie de concessions de terres. On s’inquièta aussi de faire venir des femmes nécessaires à « la constitution de la famille et de la moralisation des individus ». Attirés par ce pays de cocagne chanté avec force affiches et promesses, les nouveaux colons furent accueillis dans l’un des 650 « centres de peuplement ». Mais pour conquérir les terres nécessaires à la venue d’agriculteurs, il convenait aussi d’achever la conquête. Partout, il fallait conquérir par la force et inspirer la terreur. Comme l’écrivit le lieutenant-colonel de Montagnac, il s’agit « d’anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens » comme il l’écrivit dans une lettre à sa sœur du 2 mai 1843 : « Nous battons la campagne, nous tuons, nous brûlons, nous coupons, nous taillons, pour le mieux dans le meilleur des mondes. » 

Attaquer la terre et le soleil est le quatrième roman que Belezi consacre à l’Algérie coloniale. Une jeune femme Séraphine et sa famille sont attirées par la promesse d’une nouvelle vie et rejoignent une colonie agricole, afin d’enraciner la présence française et la « civilisation » en Algérie. Or, le rêve devient un cauchemar.  Confrontée à des peuples rétifs, à des terres ardues à cultiver, à des conditions climatiques hostiles, au choléra endémique, Séraphine prend conscience du mensonge dont tous sont victimes. « Sainte et sainte mère de Dieu, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? », devient le mantra qui rythme le livre. En parallèle, un officier et son escadron « pacifient » à grands coups de sabre, de meurtres, de viols, de pillages ces terres desquelles il faut extirper les « sauvages ». Cynique, porté par une mission civilisatrice, il éradique, il enfume, il exécute ; ange exterminateur au service de la « civilisation » ou plutôt du diable. Triste réalité ignorée de ce que firent monarchie et république en ces terres africaines si proches de Marseille. Le roman dénonce les violences « justifiées » par le combat de la « civilisation » contre la barbarie, montre l’absurdité de l’aventure d’une femme pionnière pleurant le rêve brisé de toute une famille ; la folie d’un capitaine, sinistre Polyphème moderne gorgé de sang ; hurlant, promettant de la chair fraîche, montant péniblement sur son destrier. 

Un petit livre composé de courts chapitres, ponctués d’expressions spécifiques au vocabulaire de la colonisation : fondouk[4]moukèreyatagan[5],  et au jargon militaire : grollesbidochese faire péter la rate. La ponctuation minimaliste est au service d’un style épuré et direct qui contribue à donner l’impression au lecteur qu’il est au cœur des scènes. Un beau roman qui ouvre une porte sur ce que fut la colonisation, non sur ses apports et ses ombres, mais sur la manière dont elle fut menée. Les personnages de Belezi sont tous victimes d’une idéologie nationale-colonialiste qui connut son apogée avec l’exposition coloniale de 1931[6]. Encensée par certains, objet de repentance pour d’autres, la colonisation française est un avatar de l’ambition révolutionnaire d’offrir à l’humanité l’épanouissement de l’être humain en imposant la servitude de la « raison » afin de lutter contre l’oppression des superstitions. Lourde tâche pour les puissances « civilisées » que de vaincre l’obscurantisme au nom du progrès[7]. La petite porte ouverte par Belezi pourrait alimenter un débat appréhendant bienfaits et méfaits de la colonisation. Toutefois, trop de Français préfèrent ignorer les sombres errements de leur pays et demeurent aveugles face aux sombres errances de la collaboration, de Vichy et de la guerre d’Algérie. 


[1] Les Chambres de commerce de Lyon et de Marseille, les chefs militaires -le maréchal Soult, ministre de la Guerre-, qui avaient connu les gloires de l’Empire, et nombre d’organes de presse.
[2] Outre le Stipendium (la solde), le produit éventuel du butin, les exonérations fiscales ; le soldat romain, dès la fin de la République, bénéficia de la pratique des assignations de terres à des colons militaires. Lorsqu’il allongea la durée de service à vingt-cinq ans, Auguste bouleversa la vie des légionnaires. La retraite bénéficiait désormais, quand ils y arrivaient, à des hommes de 40 à 45 ans. Avec l’espérance de vie du premier siècle, ces vétérans savaient parfaitement que leur vie active était derrière eux. Beaucoup craignaient le retour à la terre et ne se voyaient pas commencer une deuxième existence en tant que fermiers. Toutefois, les installer sur des terres « coloniales » favorisait le contrôle de ces territoires. 
[3] Pour attirer le colon, la concession gratuite fut systématique en Algérie, sauf durant la décennie 1861-1871 durant laquelle Napoléon III souhaita créer un « royaume arabe ». La révolte de 1871 encouragea le gouvernement à revenir vers le système de la concession gratuite. C’est le seul système qui fut pratiqué pour attirer les colons jusqu’en 1904. 
[4] Hôtellerie et entrepôt des marchands en Afrique du nord.
[5] Le yatagan est une arme turque à lame recourbée et dont le tranchant forme, vers la pointe, une courbe rentrante. 
[6] Se reporter au livre de R. Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962.
[7] Joseph Rudyard Kipling, convaincu de la supériorité britannique et du « fardeau de l’homme blanc ». Son plus célèbre poème est paru en février 1899 dans McLure’s Magazine« Take up the White Man’s burden »
The savage wars of peace
Fill full the mouth of Famine,
And bid the sickness cease »
 (en anglais)
« Assumez le fardeau de l’homme blanc »


François d’Assise, le chevalier sans armure

Luc Adrian, « François d’Assise, le chevalier sans armure », Édition Emmanuel, 21€.
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Plus biographique qu’hagiographique, le récit de la vie de François d’Assise que propose le livre de Luc Adrian s’apparente à un roman pour la jeunesse. L’initiative est louable : on ne peut reprocher à l’auteur et à l’éditeur leur volonté de présenter le Poverello aux nouvelles générations et de restituer le monde dans lequel il vécut, sa famille, la société médiévale, les crises politiques et religieuses qui l’agitèrent. Toutefois, ceux que la spiritualité franciscaine et la personnalité de son fondateur avaient antérieurement touchés ne découvriront rien qu’ils n’aient déjà appris, et continuent d’apprendre, dans l’abondante littérature de qualité sur ces sujets ainsi que dans leur pratique d’échanges fraternels. Ils pourraient même s’agacer de ce que laisse présager le titre de l’ouvrage : une tentative de faire de Giovanni di Pietro Bernardone un personnage de légende, une sorte d’anti-héros médiéval, une « star » du temps des croisades, en contradiction fondamentale avec la foi et l’exemplarité évangéliques de saint François.

La vulgarisation tend toujours le piège d’une simplification trop réductrice ou d’un dévoiement tel qu’elle finit par n’être que vulgarité, et le danger est évidemment plus grand encore dans l’ordre de la spiritualité. Si l’objectif de Luc Adrian était d’atteindre et de séduire un public jeune afin de lui faire connaître l’homme que fut François d’Assise, on ne peut lui reprocher de s’être attaché avant tout aux aspects biographiques de ce qu’il faut bien appeler le « personnage » de son roman, et cela au détriment de notions moins spectaculaires, moins immédiatement séduisantes et compréhensibles aux adolescents. Mais ce qui gêne dans ce livre, c’est le ton général, ce sont les artifices que l’auteur utilise pour accrocher son lecteur. Son récit joue ainsi presque constamment sur des effets d’anachronisme entre notre époque et le Moyen-Âge, ressort comique éculé de films comme « Les Visiteurs ». Ce pourrait être judicieux, à la rigueur, s’il ne puisait pas la plupart de ses références modernes dans la pseudo-culture de divertissement la plus ordinaire, et s’il s’était attaché plutôt à trouver des correspondances plus éclairantes, et aussi plus élégantes, dans et pour notre époque. Pour compenser sa tendance à un jeunisme par ailleurs tout à fait dépassé, il se lance çà et là dans des explications lourdement édifiantes dans lesquelles il n’abandonne pourtant pas le langage néo-argotique qu’il croit celui des jeunes d’aujourd’hui, ni ses incessantes plaisanteries qui sont trop évidemment destinées à amuser pour ne pas tomber à plat. Il résulte de tout cela le sentiment que Luc Adrian, dont on devine malgré tout la qualité d’auteur et l’authenticité de l’intérêt pour son sujet, a pris délibérément un parti iconoclaste dans le but de rendre plus abordable la sainteté de François d’Assise. Il y a là une contradiction intenable : si l’on veut initier quelqu’un — fût-il, et à plus forte raison, un enfant — à une beauté qui lui est supposée inaccessible, ce n’est certes pas en la maquillant de laideur commune qu’on y parviendra. Encore une fois, vulgariser ne doit pas signifier abaisser, mais élever.

Ce livre illustre une certaine difficulté que rencontre l’Église contemporaine à trouver une manière juste de s’adresser aux populations qui la méconnaissent ou la rejettent. Elle y parvient en se montrant compréhensive, à l’écoute, en adaptant judicieusement son discours, mais cela sans rien renier de sa conviction, de son langage ni de son message, en un mot de sa mission. De ce point de vue, et sur le thème le plus cher aux franciscains, ce roman est un échec exemplaire. Il est un concentré de ce que l’on pourrait appeler sévèrement « le mauvais goût catholique », celui qui se veut actuel, à la portée de tous, mais qui ne parle à personne, simplement parce qu’il se laisse séduire par l’époque et doute de la puissance intrinsèque de ce qui fonde sa foi. Tout le contraire, en somme, de saint François.

Jean Chavot