Né en 1191 ou en 1195 sans que l’on sache vraiment quand il vint au monde, peut-être d’origine noble apparenté à Godefroy de Bouillon[1], le prestigieux avoué du Saint-Sépulcre[2], était probablement un roturier lisboète. Né et baptisé Fernando, Antoine de Padoue demeure un saint illustre et légendaire célébré le 13 juin. Élevé par sa mère dans le culte de la Vierge Marie, il était animé d’une foi profonde. Le premier des nombreux miracles prêté au saint, survint alors qu’il était encore adolescent. Agenouillé sur les marches de l’autel de la cathédraleSanta Maria Maior de Lisbonne, le diable lui apparut. Le jeune homme traça alors une croix sur le sol afin de repousser le démon, croix toujours visible aujourd’hui. Encore jeune, en 1210, il revêtit l’habit des chanoines[3] réguliers de Saint Augustin au monastère Saint Vincent de Fora fondé en 1147 par le premier roi portugais Alphonse 1er. Puis, il rejoignit le monastère de la Sainte-Croix de Coimbra au centre du pays où il fut ordonné prêtre. Frère portier, il côtoya une petite communauté de Frères, venus d’Assise vivant pauvrement et prêchant l’Évangile. Installés à l’ermitage Saint Antoine, sur la colline d’Olivares, ils descendaient demander l’aumône au couvent. En 1220, impressionné par l’exposition des reliques de cinq missionnaires franciscains martyrisés au Maroc, il aspira à suivre leur exemple. Il rejoignit donc les frères mineurs, prit le nom d’Antoine, et, après avoir vainement cherché le martyre au « Pays du couchant », il tomba malade et, suite à une tempête sur le chemin du retour, échoua en Sicile[4] où il rencontra peut-être Saint François d’Assise. Âgé de vingt-six ans, il arriva donc en Italie où il vécut jusqu’à sa mort. Il participa au premier chapitre général de l’ordre, le « Chapitre des nattes »[5] qui se déroula à la Pentecôte de 1221, en présence de cinq mille frères. Lors de cette rencontre, il impressionna lesdits frères par ses qualités de prêcheur chrétien etil commença alors sa carrière de prédicateur populaire. Le Provincial de Romagne, Frère Gratien, l’envoya au Monte Paolo dans les Apennins[6], tant les frères prêtres étaient rares au sein de l’Ordre franciscain naissant. Il y trouva un lieu de silence, un « désert de l’esprit », mena une vie de haute contemplation propice à la familiariser avec le charisme franciscain.
Érik Lambert.
[1] Par son père, Don Fernando Martins de Bulhões. Godefroy appartenait à l’une de ces familles qualifiées par les contemporains de « très nobles et très illustres », ce que justifiaient une parenté royale et l’éclat de la vie de ses ancêtres. Le pape Étienne IX était son grand-oncle. Godefroy faisait partie d’un clan de ducs, comtes et évêques, d’un groupe aristocratique qui gouvernait la Lotharingie depuis 950 au moins. Il n’était que le second fils du comte Eustache de Boulogne et d’Ida, mais son oncle, le duc Godefroy le Bossu, connaissait sa valeur et, à sa mort en février 1076, il le désigna pour être son successeur à la tête du duché de Basse-Lorraine. [2] Pour lui la Terre sainte, Jérusalem surtout, était propriété du Christ et donc du Siège apostolique, qu’il ne pouvait être lui-même qu’un gérant, mettant son bras au service de l’Église. Dans l’Empire germanique, l’avouerie, (En droit féodal, l’avoué -du latin advocatus– est un laïc chargé de défendre les intérêts temporels d’une abbaye ou d’un chapitre. Reste désormais le terme français d’avoué) garde et protection des Églises, se muait souvent en seigneurie, tout en maintenant le respect de l’autorité ecclésiastique. [3] Les chanoines réguliers vivent généralement selon la règle de Saint Augustin. Les chanoines séculiers sont des clercs diocésains, membres d’un chapitre cathédral ou collégial, ou de certaines basiliques dont la fonction essentielle est de réciter l’office divin. Chanoine honoraire est un titre honorifique donné à certains ecclésiastiques. In, glossaire de l’Église catholique de France. [4] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. [5] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. [6] Les Apennins sont des montagnes sauvages dont les sommets peuvent atteindre 2000 m. Chaîne longue de 1 200 kilomètres qui « coupe » l’Italie en deux. Le Gran Sasso (« grande pierre » en italien) culmine à 2912 mètres au Corno Grande. Ce fut en ces montagnes que Mussolini fut retenu captif. Le 12 septembre 1943, des forces spéciales allemandes composées de parachutistes dirigées par Otto Skorzeny parvinrent à le libérer. Skorzeny et le Duce s’envolèrent de manière spectaculaire dans un petit appareil de reconnaissance, un Fieseler Storch piloté par le pilote virtuose Gerlach. (opération Eiche ce qui signifie chêne en allemand). Les Apennins sont désormais le refuge du loup des Apennins (Canis lupus italicus)
Revenu en Pologne en 1936, il assista à l’invasion du pays par les troupes allemandes puis soviétiques. La fraternité de Maximilien Kolbe hébergea alors des réfugiés polonais catholiques ou juifs. Les nazis l’arrêtèrent avec ses frères franciscains puis le relâchèrent après lui avoir fait subir des sévices. En février 1941, il fut à nouveau arrêté par la Gestapo pour avoir accueilli des réfugiés. Interné à Varsovie, il fut transféré à Auschwitz le 28 mai 1941 au bloc 11 du bâtiment 18.
Or, afin de décourager les évasions, il était établi à Auschwitz que si un homme s’échappait, dix hommes seraient tués en représailles. En juillet 1941, un homme ayant fui, le SS-Hauptsturmführer1 commandant adjoint du camp, Karl Fritsch[1] dit aux prisonniers « Vous allez tous payer pour cela.Dix d’entre vous seront enfermés dans le bunker de famine sans nourriture ni eau jusqu’à leur mort ». Les dix furent sélectionnés. Parmi eux, Franciszek Gajowniczek, sergent de l’armée polonaise, emprisonné pour avoir aidé la résistance polonaise. Franciszek2 se serait alors écrié : « Ma pauvre femme !Mes pauvres enfants !Que vont-ils faire ? » Quand il poussa ce cri de détresse, le Père Maximilien Kolbe, devenu désormais le matricule 16670 s’avança et aurait dit au commandant : « Je suis prêtre catholique.Laisse-moi prendre sa place.Je suis vieux.Il a une femme et des enfants. » Le commandant Fritsch accepta la substitution. Maximilien Kolbe fut donc jeté dans une cellule du bloc des condamnés, avec les neuf autres prisonniers qu’il soutint par la prière et l’oraison ; les hymnes et les psaumes, communs aux Juifs et aux chrétiens. Encore vivant après avoir passé deux semaines sans rien ni boire ni manger, un Kapo[2] lui administra une injection de phénol le 14 août 1941. Son corps fut brûlé le 15 août, jour de la fête de l’Assomption de la Vierge Marie à laquelle il avait voué sa vie3. Gajowniczek fut libéré du camp d’Auschwitz ; il avait survécu pendant plus de 5 ans et assura : « Aussi longtemps que j’aurai de l’air dans les poumons, je penserai qu’il est de mon devoir de parler aux gens de l’acte d’amour héroïque accompli par Maximilien Kolbe. ». Béatifié le 17 octobre 1971, Saint Maximilien fut canonisé, reconnu martyr de la foi le 10 octobre 1982 en présence de Franciszek Gajowniczek.
Pour vous, mes enfants, pour vous jeunes qui ne cheminerez pas dans la vie avec des témoins de l’horreur, pour vous qui avez besoin de vous identifier à des héros ; regardez Maximilien Kolbe, debout aux côtés de Martin Luther King, d’Oscar Romero, de Dietrich Bonhoeffer au portail ouest de l’abbaye de Westminster. Lancez-vous « dans l’aventure de la miséricorde » qui consiste à « construire des ponts et à abattre des murs de séparation » pour « secourir le pauvre » et « écouter ceux que nous ne comprenons pas, qui viennent d’autres cultures, d’autres peuples, ceux que nous craignons parce que nous croyons qu’ils peuvent nous faire du mal »[3]
« Que notre amour se manifeste particulièrement quand il s’agit d’accomplir des choses qui ne nous sont pas agréables. Pour progresser dans l’amour de Dieu, en effet, nous ne connaissons pas de livre plus beau et plus vrai que Jésus-Christ crucifié. » Saint Maximilien Kolbe.
Érik Lambert.
1 Karl Fritsch fut un des multiples rouages de la machine exterminatrice d’Auschwitz. Le plus connu, qui reconnut et décrivit toutes les atrocités commises, fut Rudolf Höss qui a inspiré le « roman » de R. Merle, La mort est mon métier paru en 1952.
2 Aux côtés des 3 000 SS du camp d’Auschwitz, des Kapos, criminels de droit commun chargés de surveiller les autres prisonniers et de les faire travailler. S’ils ne se montrent pas assez efficaces et donc brutaux, ils sont déchus de leur statut et renvoyés avec les autres prisonniers, ce qui signifie pour eux une mise à mort généralement atroce dans la nuit qui suit. De fait, les premiers prisonniers qui arrivèrent à Auschwitz furent trente Kapos allemands.
Certes la traduction du passage de la pièce de Bertolt Brecht écrite en allemand La Résistible Ascension d’Arturo Ui[1] n’est pas d’une fidélité absolue. Toutefois, la réplique : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde[2] » peut sembler d’une sinistre actualité. Michel Fugain[3], quant à lui, en 1995 dénichait avec perspicacité le fauve féroce dans sa tanière grise. Lorsque les loups[4] surgissent dans l’histoire la veulerie, la peur, l’épouvante, la stupéfaction et parfois l’aveuglement bousculent notre confort et nos certitudes. Réagir à la funeste aventure devient affaire de chacun. La résistance à l’inacceptable puise son énergie au tréfonds de l’être. En janvier 1933, l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne plongea le monde dans la sinistre tragédie. La résistance à l’oppression exigeait un courage exceptionnel tant l’homme, comme l’écrivit en son temps Étienne de la Boétie, peut accepter la servitude[5].
Dans ces circonstances tragiques, certains se lèvent. Ainsi, des gens d’Église refusèrent l’asservissement et demeurèrent fidèles à leur foi.
En ces temps sombres, les nazis regroupèrent les religieux dans un même camp de concentration, celui de Dachau. De 1938 à 1945, 2 720 prêtres, séminaristes et moines catholiques furent déportés par les nazis, ainsi qu’environ 141 pasteurs protestants et prêtres orthodoxes[6]. En Pologne, le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich est resté quasiment dans l’état où les Soviétiques le trouvèrent le 27 janvier 1945. Lorsque l’on arrive sur ce lieu plongé dans un silence sépulcral, on est saisi par l’immensité du site : entre 40 et 55 kilomètres carrés[7]. Le 29 juillet 2016, le Pape François fut bouleversé par ce calme lugubre lorsqu’il pria longuement dans la cellule où mourut Maximilian Kolbe[8]. Dans le livre d’or, François écrivit cette phrase qu’il signa :« Seigneur, aie pitié de ton peuple, Seigneur, pardon pour tant de cruauté ».
Le parcours de Saint-Maximilien Kolbe fut singulier[9]. En effet, adversaire résolu du national-socialisme et du communisme, il menait par ailleurs un véhément combat contre les juifs, considérant que le judaïsme était un « cancer qui ronge le corps du peuple ». Le fervent catholicisme que nourrissaient les Polonais conduisait en ces années à un sévère antisémitisme et rien ne prédisposait le frère franciscain à protéger les enfants d’Israël.
Né Rajmund Kolbe, en 1894 à Zduńska Wola, dans le royaume de Pologne, alors partie de l’Empire russe dans une famille très pieuse, de parents tisserands et tertiaires franciscains, il eut en 1906 une vision de la Vierge de Czestochowa qui l’incita à entrer en religion. Dans cette vision, la Vierge lui aurait proposé deux couronnes : une blanche pour la pureté et une rouge pour le martyre. Elle lui aurait demandé de choisir ; il aurait accepté les deux. En 1907, Kolbe et son frère aîné Francis décidèrent de rejoindre les franciscains conventuels. Ils franchirent illégalement la frontière entre la Russie et l’Autriche-Hongrie et rejoignirent le petit séminaire franciscain de Lwów. En 1910, Kolbe fut autorisé à entrer au noviciat. Il prononça ses premiers vœux en 1911, sous le nom de Maximilien, et ses vœux perpétuels en 1914, à Rome, sous le nom de Maximilien-Marie, en signe de vénération pour la Vierge Marie.En 1912, il fut envoyé à Rome pour poursuivre ses études et fut ordonné prêtre le 28 avril 1918 avant de devenir docteur en philosophie et théologie l’année suivante. En octobre 1917, avant d’être ordonné prêtre par le cardinal Basilio Pompii, il avait fondé avec six confrères la Milice des Chevaliers de l’Immaculée, mouvement marial au service de l’Église et du monde. Sensible aux moyens de communication d’alors, soucieux de remplir sa mission d’évangélisation, il créa par ailleurs un mensuel spirituel afin de diffuser la pensée de la Milice[10] puis imagina un centre de vie religieuse et apostolique appelé « la Cité de l’Immaculée », « Niepokalanow ». Cette communauté regroupa environ 600 religieux. En 1922, pour promouvoir le culte de Marie, il fonda en son honneur, un quotidien, Le Chevalier de l’Immaculée tiré à 300 000 exemplaires pour atteindre un million d’exemplaires en 1938. Le quotidien était vendu bon marché afin de toucher les plus démunis. Toujours avide d’annoncer l’évangile, il fonda ensuite une maison d’édition et lança une station de radio qui avaient aussi l’ambition de lutter contre le sionisme et la franc-maçonnerie, de convertir schismatiques et juifs. Porteur d’évangile, au service de Marie, il se rendit en 1930 au Japon avec quatre frères et y fonda un couvent sur une colline proche de Nagasaki, le « Jardin de l’immaculée ». Curieusement, ce fut le seul bâtiment resté debout lors de l’explosion de la bombe atomique en 1945.
Lors des élections législatives de 1951 organisées suivant la nouvelle loi électorale des apparentements[1] conçue par la « Troisième Force », Henri Gouès soutenu par la Ligue de la Jeune République[2] héritière de Marc Sangnier, n’obtint que 7,69% dans son fief de Meurthe-et-Moselle. L’impact de cette défaite électorale sur le fonctionnement d’Emmaüs fut catastrophique car l’Abbé Pierre perdit ses indemnités parlementaires qui faisaient vivre la communauté. Dépourvu de ressources, il mendiait dans les rues. Un des compagnons lui raconta alors comment il survivait lorsqu’il était à la rue. Il fouillait les poubelles pour revendre ce qui pouvait l’être, pour trier ce qui pouvait être revendu. La « biffe » permit rapidement à 150 compagnons de vivre, et d’aider 600 familles. Les ressources ainsi collectées étaient faibles, l’abbé fut contraint d’acheter des terrains et construisit des logements d’urgence, sans même attendre de permis de construire. La vocation de bâtisseurs des compagnons permit aux autorités de se décharger d’une partie de l’assistance aux pauvres qui étaient nombreux en ces années d’après-guerre. Le bouche-à-oreille et les services sociaux orientaient les sans-logis vers Emmaüs et les baraquements en bois ou en tôle, puis les petites maisons en dur de Neuilly-Plaisance, Pontault-Combault, ou Plessis-Trévise. Pour financer ses activités, il participa en 1952, au jeu radiophonique « Quitte ou double » sur Radio Luxembourg et remporta une somme de 256 000 francs, qui permit l’achat d’un camion, de nouveaux terrains et un début de notoriété. En 1953-1954, la France comptait officiellement 7 millions de mal-logés. L’abbé Pierre songea à lancer un véritable projet de construction : « les cités d’urgence ». Pourtant, un projet de loi visant à allouer un milliard de francs du budget de la Reconstruction aux cités d’urgence fut rejeté par le Conseil de la République[3]. Or, dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954, un bébé mourut de froid dans un vieux bus, à la cité des Coquelicots[4]. Il écrivit une lettre ouverte au ministre du Logement[5], qui assista à l’enterrement du bébé, cérémonie que l’abbé qualifia de « funérailles de honte nationale ». Toutefois, les expulsions continuèrent à se multiplier[6], les sans-logis étaient nombreux. L’abbé et ses compagnons couraient les rues de Paris, afin de distribuer couvertures, soupes et cafés chauds. L’abbé lança alors l’idée de la campagne des « billets de 100 francs » : « On me dit que vous êtes dix millions d’auditeurs à l’écoute. Si chacun donnait cent francs […] sans que cela les prive d’un seul gramme de beurre sur leur pain ! Calculez combien cela ferait ! ». Le 1er février 1954, une femme expulsée de son logement mourut de froid ce qui incita l’abbé Pierre à lancer son célèbre appel sur Paris-Inter puis sur Radio Luxembourg[7]. Cet appel provoqua un spectaculaire élan de solidarité populaire « l’insurrection de la bonté » qui suscita un déluge de dons pour l’aide aux mal-logés[8]. L’abbé Pierre devint grâce à l’influence de la radio, l’emblème de la « guerre contre la misère ». Charlie Chaplin donna deux millions de francs, disant : « Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été et que j’ai incarné. ». Déplorant sa « tumultueuse célébrité », il ne parut plus que rarement après 1954. Il visita les communautés Emmaüs réparties dans 35 pays et donna des conférences. Aux États-Unis et au Canada, il dénonça les nantis et convia la jeunesse à se mobiliser « non pour l’argent, mais pour l’Amour ». Il réapparut toutefois en 1984, à 72 ans, coiffé de son béret, revêtu d’une soutane et de sa pèlerine sur les épaules, chaussé de ses gros souliers pour défendre une enseignante de l’école parisienne Hypérion[9], Vanni Mulinaris, accusée de terrorisme. Au Palais des congrès à Paris, il s’insurgea contre « le scandale de la destruction des surplus agricoles » et il annonça la création de la première banque alimentaire française dont s’inspira Coluche en 1985 pour créer les Restaurants du cœur[10]. En mars 1986, Coluche lui remit pour la fondation Emmaüs un chèque de 1,5 million de francs. Aussi, lié par une lutte commune contre la pauvreté, l’abbé Pierre célébra la messe de funérailles après l’accident de moto qui coûta la vie au comique. L’abbé fut, aux côtés d’Albert Jacquart, Jacques Gaillot, Jacques Higelin, Josiane Balasko et Léon Schwartzenberg, … de tous les combats pour défendre la dignité des démunis. Durant la décennie (1984-1994), il fut la conscience de la société française[11]. Malgré l’âge, il s’engagea encore dans de multiples actions interpelant les gouvernants. En dépit de ses positions iconoclastes sur les questions de société et sur les fastes de l’Église catholique, il fut reçu par tous les papes de l’après-guerre. « Vous êtes mon charbon ardent », lui avait dit Mgr Roncalli, alors nonce à Paris, futur pape Jean XXIII. Il se prononça pourtant en faveur du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes, des hommes mariés et évoqua le mariage homosexuel et l’homoparentalité[12]. Dans ses mémoires[13], il avoua même quelques entorses au vœu de chasteté[14].
L’abbé Pierre laissa un héritage législatif conséquent : loi de 1957 facilitant l’expropriation pour construire, création des ZUP, les zones à urbaniser en priorité (1958), … Entre 1954 et 1977, six millions de logements furent ainsi bâtis. Lors de la crise du logement, de la fin des années 1980, l’abbé s’engagea à nouveau, inspira la loi Besson de mai 1990[15] et soutint la création du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées[16]. Il se battit en faveur de l’application de l’article 55 de la SRU[17], qui obligeait les communes à avoir 20 % de logements sociaux. En 2006, un amendement déposé par le député Patrick Ollier menaçant cette disposition, l’abbé vint à l’Assemblée en fauteuil, engagea tout son poids moral mais aussi physique pour préserver l’intégrité de la loi.L’abbé Pierre mourut le 22 janvier 2007 à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. Il avait 94 ans. « Notre sœur la mort » qui l’avait si souvent frôlé l’a saisi. Il l’avait pourtant si souvent côtoyée lorsqu’il « dévissa » sur un glacier alpestre pendant la guerre ou lorsqu’en juillet 1963, il survécut au naufrage d’un bateau dans le Rio de la Plata. Malgré la maladie pulmonaire dont il souffrait, en dépit des opérations multiples qu’il subit, de la maladie de Parkinson dont il était atteint, l’abbé Pierre ne renonça jamais à sa mission. En 2019, les 360 groupes du monde célébrèrent les 70 ans de la première Communauté Emmaüs. Le défi que s’était lancé l’abbé Pierre en 1949 est devenu une cause mondiale[18].
[1] Le système des apparentements est une loi électorale conçue par la Troisième Force (alliance regroupant des partis hostiles aux gaullistes et aux communistes- SFIO, UDSR-MRP-Radicaux et modérés) pour éviter que le parti communiste et le RPF gaulliste n’obtiennent beaucoup d’élus à l’Assemblée nationale en 1951 et 1956. [2] Mouvement fondé en 1912 par Marc Sangnier, qui aspirait à concilier l’adhésion à la République et l’attachement aux principes chrétiens. Les résultats électoraux demeurèrent modestes. La Ligue adhéra au Front populaire, se positionnant à gauche de la démocratie chrétienne. Ses quatre députés présents à Vichy le 10 juillet 1940 furent parmi les 57 députés (80 parlementaires en comptant les sénateurs) qui refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain, tandis qu’un grand nombre de jeunes membres du parti entrèrent ensuite dans la résistance. Le 10 juillet 1940, les quatre qui dirent « non » furent les députés Paul Boulet (Hérault), Maurice Delom-Sorbe (Basses-Pyrénées), Maurice Montel (Cantal), Philippe Serre (Meurthe-et-Moselle). L’Assemblée nationale rendit hommage à Maurice Montel, lorsqu’il mourut car il était le dernier des 80 parlementaires qui avaient dit « non » aux pleins pouvoirs à Pétain. https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000003435/l-hommage-de-l-assemblee-au-dernier-depute-ayant-vote-non-le-10-juillet-1940.html. Albert Blanchoin (Maine-et-Loire) et Jean Leroy (Vosges) étaient alors prisonniers de guerre. À la Libération, la JR conserva son autonomie. Elle suivit une ligne originale, défendant un programme social avancé et attira alors de nombreux déçus du MRP, dont l’abbé Pierre. Si la majorité de la JR rejoignit finalement le PSU, une petite minorité maintint le parti qui développa un « socialisme personnaliste » avant de se mettre en sommeil en 1985. [3] Chambre haute (équivalent du Sénat) sous la IV°République. [4] À Neuilly-sur-Marne. [5] Maurice Lemaire qui assura cette fonction sous les gouvernements Laniel et Mendès-France. [6]https://metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-francais-dans-le-journal-Le-Monde-1945-2014.html [7] D.Amar, Hiver 54, https://www.youtube.com/watch?v=7XBRoeSQA8ghttps://www.youtube.com/watch?v=uijdXj73znMhttps://www.francetvinfo.fr/economie/immobilier/immobilier-indigne/video-en-1954-l-appel-de-l-abbe-pierre-pour-venir-en-aide-aux-sans-abri_4938051.html
[9] École de langues, 27 quai de la Tournelle, Paris. https://tempspresents.com/2020/04/27/hyperion-une-ecole-parisienne-suspectee-detre-le-cerveau-politique-des-brigades-rouges/ [10]https://www.youtube.com/watch?v=Cq3z5_u7lac [11] Toujours considéré comme personnalité préférée des Français de 1988 à sa mort. https://mediaclip.ina.fr/fr/i23269776-l-abbe-pierre-longtemps-personnalite-preferee-des-francais.html [12]« Je comprends le désir sincère de nombreux couples homosexuels, qui ont souvent vécu leur amour dans l’exclusion et la clandestinité, de faire reconnaître celui-ci par la société. » Il proposait d’ « utiliser le mot d’ « alliance » à la place de « mariage ». « On sait tous qu’un modèle parental classique n’est pas nécessairement gage de bonheur et d’équilibre pour l’enfant. » [13]Mémoires d’un croyant (1997), Fraternité (1999) et Mon Dieu, pourquoi ? (2005). [14]« J’ai donc connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction. » Lui qui avait fait vœu de chasteté expliquait : « Cela n’enlève rien à la force du désir, il m’est arrivé d’y céder de manière passagère. Mais je n’ai jamais eu de liaison régulière. » [15]Art. 1er. – Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation. Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité, dans les conditions fixées par la présente loi, pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir. [16] Décembre 1992. [17] Loi du 13 décembre 2000. Loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) [18]https://www.emmaus-international.org/fr/groupes-membres/emmaus-dans-le-monde/
Poussé par ses amis afin que la Résistance catholique fût représentée à l’Assemblée nationale,il devint député indépendant de Meurthe-et-Moselle le 21 octobre 1945. La France d’alors était sans régime politique établi, puisque la IIIe République avait été de fait suspendue le 10 juillet 1940 par le vote de l’Assemblée nationale qui avait donné au maréchal Pétain les pleins pouvoirs et la charge de rédiger une nouvelle constitution. Il convenait donc à la Libération de remplacer le régime de l’État français. Le 21 octobre 1945 constitua un moment important de la refondation démocratique et républicaine. Le corps électoral était élargi, puisque les femmes et les militaires votèrent pour la première fois à des élections législatives. Il s’agissait en réalité d’un referendum comportant deux questions : « Voulez-vous que l’Assemblée élue ce jour soit constituante ? » et « Si le corps électoral a répondu “Oui” à la première question, approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, organisés conformément au projet de loi ci-contre ? ». La réponse fut positive et l’abbé Pierre participa donc aux travaux d’une Assemblée devenue constituante. Il considérait, selon ses mots être « un prêtre devenu député par accident de la guerre ». Afin d’honorer au mieux son mandat, il choisit de demeurer à proximité du Palais-Bourbon et acquit un pavillon délabré situé à Neuilly-Plaisance. Marqué par la guerre qui s’achevait à peine, il y ouvrit une auberge internationale de jeunesse pour y accueillir des filles et des garçons « dont les pères s’étaient entretués peu de temps auparavant et qui découvraient, la paix revenue, de quel point d’abomination l’Homme avait été capable ». Il en fit aussi un lieu de réunion pour des équipes ouvrières et baptisa cette maison « Emmaüs ». Lors des trois mandats de député qu’il accomplit, il eut le souci de la défense des Résistants, de la promotion d’idées fédéralistes et de la reconnaissance et la protection de l’objection de conscience. Élu MRP[1], il s’en éloigna progressivement et démissionna le 28 avril 1950. Il avait en effet déjà désapprouvé en diverses circonstances la politique et les votes du groupe, et avait joint ses voix à celles des communistes. Il s’était opposé par exemple à l’allégement des peines contre les mineurs condamnés pour collaboration et à l’adhésion de la France à l’Otan. Pacifiste, il condamnait par ailleurs la politique coloniale menée par la France en Indochine. La rupture survint en mai 1950, quand une manifestation ouvrière fut sévèrement réprimée à Brest[2], alors que le MRP participait au gouvernement. Par ailleurs, il ne supporta pas l’éviction du député de Montpellier Paul Boulet, opposé au Pacte Atlantique[3] . Il continua, avec quelques autres à siéger sous l’étiquette de la « Gauche indépendante et neutraliste ». À nouveau candidat en 1951, il fut battu et abandonna définitivement sa carrière politique. « Je n’ai pas été un bon député, confia-t-il plus tard. Incompétent, peu diplomate et sans le moindre sens politique ». Fort de ses convictions, Baigné dès son enfance dans le catholicisme social, pétri par les Capucins, il nourrissait une théologie du servir, du don total aux autres, du dénuement et aspirait à transformer la société « non pas par la politique, source de grande déception à cause de sa médiocrité », « mais par l’action sociale et par le bas[4]». Or, en 1949, il rencontra Georges Legay, ancien bagnardqui, sans amis, sans famille, avait tenté de se suicider. « Moi, je n’ai rien à te donner,j’ai abandonné ma part d’héritage et je suis criblé de dettes »lui dit l’abbé Pierre. « Toi, tu n’as rien à perdre puisque tu veux mourir, tu n’as rien qui t’embarrasse. Alors, donne-moi ton aide pour aider les autres. » Georges fut le premier compagnon d’une aventure qu’à Pâques 1950 l’abbé Pierre baptisa « Emmaüs », en référence à l’Évangile de Luc[5]. Georges se souvint : « Ce qui me manquait, ce n’était pas seulement de quoi vivre, c’était aussi des raisons de vivre. » Rapidement, nombre de vagabonds, de mendiants, de fugueurs rejoignirent la communauté fondée avec le soutien de Lucie Coutaz, camarade de résistance qui avait donné à Henri son pseudonyme de résistant « l’abbé Pierre ». Tous vivaient du salaire de député et de celui de Lucie Coutaz[6], qui travaillait à mi-temps à l’extérieur, ainsi que de quelques dons. La nouvelle vie d’Henri Gouès commençait. Érik Lambert.
[1] Issu de la Libération et s’inspirant des principes de la démocratie chrétienne, le Mouvement républicain populaire (MRP) – d’abord baptisé Mouvement républicain de Libération – fut créé en novembre 1944. Il fut l’un des principaux partis de gouvernement de la IVe République et l’un des piliers du régime. Aux côtés du Parti communiste (PC) et de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il forma d’abord le tripartisme et en 1947, après sa rupture, il fut l’un des éléments constitutifs de la Troisième Force. Plusieurs des membres du MRP furent ainsi ministres ou présidents du Conseil (Georges Bidault, Robert Schuman ou Pierre Pflimlin). La direction théorique du MRP appartenait au congrès national qui se réunit chaque année, et au conseil national dans l’intervalle. Le MRP se voulut un parti de militants s’appuyant sur d’actives fédérations départementales et constitués d’équipes ouvrières, rurales, jeunes et féminines. Le MRP fut par ailleurs un fervent partisan de la construction européenne. Grande force politique de l’après-guerre, il enregistra un certain reflux lors de la législature de 1951-1956. Le MRP ayant rallié De Gaulle en 1958, le début de la Ve République entérina alors sa transformation. Il fonctionna jusqu’aux élections législatives de 1967, mais il demanda à ses adhérents de rallier le nouveau Centre démocrate. Notice rédigée d’après DELBREIL, Jean-Claude, « Le MRP (Mouvement républicain populaire) », SIRINELLI, Jean-François (dir.), Dictionnaire de la vie politique française, PUF, 1995, p. 709-713. [2] Le climat social du début des années 1950 fut difficile dans le contexte de guerre froide. A Brest, la situation était d’autant plus tendue que la ville tardait à se reconstruire. La ville demeurait à l’état de chantier du fait des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, avait souvent des allures de terrain vague en mutation urbanistique. C’est dans ce contexte qu’éclatait de multiples grèves notamment en janvier celle des carriers d’Huelgoat. Ceux-ci furent rejoints par les marins-pêcheurs qui protestaient contre les importations de poissons puis par les fonctionnaires de Brest qui réclamaient le maintien de l’indemnité qui leur était versée au titre de « ville sinistrée ». Le 19 mars, ce furent plus de 5 000 ouvriers du bâtiment qui entrèrent en grève, afin d’obtenir une augmentation de salaire. Ils furent suivis par les dockers du port de Brest et, peu à peu, la cité finistérienne prit des allures de forteresse assiégée par la grève générale. Les manifestations se succédèrent avec un important déploiement de forces de police. Le 17 avril 1950 : une fusillade éclata et coûta la vie à Edouard Mazé, frère du secrétaire du syndicat du bâtiment, affilié à la CGT. Le bilan était lourd : un mort, de nombreux blessés dont certains gravement, à l’image de Pierre Cauzien, qui fut amputé d’une jambe. On peut se reporter à la bande dessinée de Davodeau et Kris, Un Homme est mort, Futuropolis, 2006. [3] Le 10 juillet l940, à Vichy, il fut du nombre des 80 parlementaires qui refusèrent les pouvoirs constituants au maréchal Pétain ce qui lui valut le titre de membre honoraire du Parlement. [4] Philippe Portier, politologue français, professeur à l’École pratique des hautes études (EPHE), titulaire de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités » [5] Lc, 24. [6] Elle était surnommée « Lulu la terreur » ou « La tour de contrôle » par les compagnons de l’abbé Pierre auquel elle vouait une grande admiration, même si elle n’hésitait pas à lui tenir tête lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui. Née en 1899 à Grenoble, Lucie Coutaz entra à 16 ans dans l’entreprise Lustucru après des études de sténodactylo. Ce fut à cette époque qu’elle découvrît qu’elle était atteinte du mal de Pott, une infection dans les vertèbres dorso-lombaires. Plâtrée et corsetée, elle dut rester allongée sur une planche de bois durant cinq ans. Condamnée à l’immobilité par la maladie, elle décida d’aller à Lourdes en 1921, où elle aurait été miraculeusement guérie. Après avoir fait partie d’une congrégation de religieuses, elle s’engagea dans la résistance. Ce fut à cette époque qu’elle croisa la route de l’abbé Pierre. Elle décida de suivre cet homme de foi dans tous ses combats, même les plus difficiles. Elle l’aida même à restaurer la maison délabrée de Neuilly-Plaisance celle de la première communauté Emmaüs. Alors que l’abbé Pierre était de plus en plus sollicité en France, puis dans le monde entier, ce fut elle qui géra d’une main de fer les diverses tâches administratives et les nombreux centres d’hébergement en l’absence de l’ecclésiastique. Inséparable, le duo vit ensemble sous le même toit pendant près de 40 ans. L’abbé Pierre a même dû faire une demande à l’Église parce qu’à l’époque, ça ne se faisait pas. « Avec Lucie Coutaz, c’était une grande histoire d’amour platonique. Ils sont même enterrés côte à côte à Esteville, l’une des dernières demeures de l’Abbé Pierre », rappelle Benjamin Lavernhe. Lucie Coutaz décéda le 16 mai 1982 à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), après avoir été veillée par l’abbé Pierre. « J’ai passé une partie de la nuit auprès d’elle. J’hésitais à partir, j’avais déjà mon manteau. Je n’ai versé aucune larme, comme pour mon père et pour ma mère. Pendant sa vie, l’on a mis dans sa main, la main des pauvres », avait confié l’Abbé Pierre.
En 1930, Henri choisit donc l’ordre le plus pauvre, devenant novice au couvent des Capucins. Cette vocation naquit sans doute à Pâques 1927, de retour d’un pèlerinage à Rome, lorsqu’il éprouva, en priant à Assise, une exaltation « indescriptible », qu’il ne s’expliqua pas. L’illumination survint peu après, au cours d’une convalescence, à la lecture d’un gros ouvrage sur saint François d’Assise. Ce choix ne ravit pas ses parents qui l’auraient préféré jésuite mais ils acceptèrent sa décision. Il renonça à sa part d’héritage au profit d’œuvres de charité, une démarche qui ne fut guère appréciée par d’autres membres de la famille. À partir du 21 novembre 1931, à l’âge de 19 ans, il commença son noviciat au couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours de Saint-Etienne et son scolasticat sous le nom de frère Philippe à Crest à partir de 1932, couvent de Crest qui avait été racheté en 1922, à la fin de la grande guerre[1], par des bienfaiteurs et des capucins. Il prononça ses vœux le 3 janvier 1937, demeura 7 ans dans la Drôme mais sa santé fragile l’obligea à quitter la vie monastique. Il avait fallu toute la persuasion de son directeur pour qu’au bout de sept ans, il se résignât à quitter la vie monastique, sous peine d’y laisser sa santé. Mais, il répéta souvent : « si je n’avais pas eu ce désert de vie, de renoncement permanent dans l’Amour, dans la perception de l’Adorable, je n’aurais pas pu traverser ma vie ultérieure sans être brisé ». Toutefois, ces années de solitude et de prières dans des conditions de vie austères forgèrent son tempérament. Il fut ordonné prêtre le 24 août 1938 dans la chapelle du collège jésuite de Lyon. Monseigneur Alexandre Caillot, l’évêque de Grenoble, sensible aux questions sociales et soutien solide des militants de l’Action catholique[2], l’accueillit et le nomma vicaire de la basilique Saint-Joseph. En septembre 1939, il fut mobilisé comme sous-officier en Alsace. Il fut hospitalisé de fin janvier à mi-juillet 1940 pour une pleurésie et démobilisé le 31 août 1940. Son évêque le nomma en septembre aumônier de l’hôpital de La Mure, prêtre chargé d’instruction religieuse à l’orphelinat de l’Assistance Publique de La Côte-Saint-André en charge d’un orphelinat (janvier 1942), vicaire de la cathédrale de Grenoble (15 juillet 1942 – fin 1943) et enfin le gouvernement provisoire de la République française aumônier de la Marine de mi-1944 à fin 1945. Sa vie bascula le 18 juillet 1942 lorsqu’il cacha deux juifs rescapés d’une rafle, qui se présentèrent à lui, et qu’il fit passer en Suisse avec des faux papiers qu’il contribua à imprimer. Il organisa des filières de passage dans les Alpes, créa un laboratoire de fausses pièces d’identité à son domicile, et accueillit ceux qui étaient pourchassés. En 1943, il organisa le passage dans la Confédération de Jacques de Gaulle, frère du général, afin qu’il échappât à la Gestapo. Tétraplégique, il fut porté à travers les barbelés par l’abbé Grouès avec la complicité des douaniers français. Alimenté par le STO[3], les maquis prirent de l’ampleur et Henri contribua à installer ceux du Vercors et de Chartreuse. En avril, il créa, à leur intention, un bulletin d’informations, L’Union patriotique indépendante. Il avait dès lors besoin d’une secrétaire et rencontra ainsi Lucie Coutaz, qui devint sa fidèle collaboratrice pour 39 ans, l’accompagna dans tous ses combats et fonda avec lui Emmaüs. Dans ce contexte de guerre, il choisit plusieurs pseudonymes afin d’échapper à la police de Vichy et à la Gestapo finissant par adopter pour toujours celui de « l’abbé Pierre ». Ironie du sort, lui qui était de santé fragile fut sauvé par la …diphtérie durant l’été 1943, quand il fut transporté en clinique, peu avant que la Gestapo ne fît irruption dans son presbytère, à Grenoble. L’ancienne capitale du Dauphiné fut la plaque tournante de son activisme de l’ombre. Début 1944, l’abbé Pierre était recherché à Grenoble et à Lyon. Il poursuivit son action à Paris, où il ne tarda pas à être recherché également. Au mois de mai, il accompagnait un camarade résistant qui venait d’échapper à la Gestapo avec pour objectif de lui faire traverser la frontière vers l’Espagne. Alors que l’abbé Pierre était seul en repérage dans le Pays basque, il fut arrêté à Cambo-les-Bains, dans les Pyrénées-Atlantiques par la Gestapo. Il parvint à s’évader et, sa situation devenue intenable, les chefs locaux de la Résistance le firent passer en Espagne. Il rejoignit l’ambassade officieuse de la France Libre à Madrid et, de là, s’envola pour Alger à la rencontre du général De Gaulle en mai 1944. La mort qui l’appelait depuis son enfance « Dès l’âge de 8 ans, j’ai vécu dans l’impatience de la mort[4]« , confiait-il, se préparant avec ferveur à une proche « rencontre avec l’Amour absolu »« Notre sœur la mort », comme il la désignait à la suite de Saint-François d’Assise, une « sœur » qui l’avait oublié. Avant cette ultime rencontre, il lui restait soixante-deux ans pour devenir une personnalité nationale connue de tous.
Érik Lambert.
[1] Les capucins s’installèrent sur les lieux en 1609. À l’instar de ce qui se passa pour les bâtiments de Paris, la communauté fut chassée lors de la Révolution française, le couvent confisqué par la ville en 1791 qui le vendit comme bien national. Après l’avoir récupéré, les frères furent expulsés à nouveau lors du conflit afférent à la loi de séparation des Églises et de l’État. Pauvreté et humilité sont les vertus cardinales de ces premiers « franciscains » qui se qualifient eux-mêmes de « frères mineurs » – c’est-à-dire « tout petits » –, afin de se mettre au niveau des plus démunis. Ce choix s’exprime dans leur habit, fait d’une tunique de bure non teinte avec une simple corde en guise de ceinture (d’où leur nom, en France, de « cordeliers »). Pour mémoire, le 27 avril 1790, Danton fonda dans l’ancien couvent des Cordeliers, à Paris, la « Société des amis des Droits de l’Homme et du citoyen », plus connue sous le nom de Club des Cordeliers. Avant d’abriter un club, l’église avait donné son nom à l’un des soixante districts parisiens créés en avril 1789. Le district des Cordeliers, correspondant à peu près au quartier de l’actuel Odéon, était habité par de nombreux journalistes et intellectuels patriotes. Camille Desmoulins lança en décembre 1793, avec le soutien de Danton, son journal Le Vieux Cordelier, l’adjectif « vieux » manifesta l’offensive des « indulgents » qui formaient « l’aile droite » des Jacobins contre l’extrémisme des Cordeliers (aile gauche). Desmoulins y dénonça la Terreur et réclama la création d’un « comité de clémence ». [2] Toutefois, sous l’occupation, il fut parmi les évêques les plus pétainistes mais il échappa à l’épuration. [3] Le 16 février 1943, une loi de l’État français institue le Service Obligatoire du Travail, rebaptisé très vite Service du Travail Obligatoire (STO) en raison des moqueries suscitées par ses initiales. Dès le début de l’Occupation allemande, des Français se sont portés volontaires pour aller travailler en Allemagne dans les fermes ou les usines d’armement, en échange d’une bonne rémunération. On en a compté au total 240 000, dont 70 000 femmes. Mais ces travailleurs volontaires ne suffisant pas à colmater les manques de main-d’œuvre occasionnés par la mobilisation, Fritz Sauckel, responsable de l’emploi dans le IIIe Reich hitlérien, pressa le gouvernement de Vichy de lui fournir 350 000 travailleurs qualifiés supplémentaires. Le 22 juin 1942, Pierre Laval mit donc en place la « Relève », promettant qu’au départ de trois travailleurs répondrait la libération d’un prisonnier français. L’opération se solda par un fiasco. Le chef du gouvernement français se résolut alors à organiser le STO. C’est le seul exemple d’un gouvernement européen qui ait livré ses travailleurs à l’Allemagne. La loi cible dans un premier temps les jeunes hommes de 21 à 23 ans. Ils sont tenus de s’engager pour une période de deux ans et sont logés sur place dans des camps. Leur travail s’effectue soit en Allemagne même soit en France. En 1944, l’Allemagne se faisant plus exigeante, le gouvernement de Vichy élargit le STO aux femmes sans enfant de 18 à 45 ans et aux hommes de 16 à 60 ans. On comptera jusqu’en juin 1944 un total de 650 000 départs au titre du STO. Mais aussi environ 200 000 réfractaires. Beaucoup de ceux-ci entreront dans la Résistance et prendront le maquis. [4] Lors du décès de son grand-père.
Le 22 janvier 2007 mourrait un homme de 94 ans connu de tous. À la faveur du biopic sur les écrans à l’automne 2023, L’abbé Pierre, une vie de combats[1], je sollicitais des jeunes, considérés comme la « future élite de la nation ». Le thème de mon intervention portant sur l’histoire de la IV°République, je fis allusion au film ; quelle ne fut pas ma stupeur de constater que l’homme qui avait caracolé pendant des années au hit-parade des personnalités préférées des Français, personnification de la générosité, était inconnu de la plupart des jeunes des générations actuelles. Pourtant, à sa mort, le Président de la République, Jacques Chirac, avait rapidement réagi par un communiqué, se disant « bouleversé d’apprendre le décès de l’abbé Pierre », et estimant que « c’est toute la France qui est touchée au cœur ». Alors que l’Église donne pour certains l’image d’une institution « has been[2] », qu’elle fait la une de la presse suite aux multiples affaires à caractère sexuel révélées dans le monde entier ; le chevalier de l’espérance, le saint contemporain, le combattant de rue qui incarnait le vrai visage de l’Église et du catholicisme social disparaît progressivement de la mémoire collective. Qui était cet homme dont la mémoire semble s’être effacée en l’espace d’une quinzaine d’années ?
Son nom « civil » était Henri Grouès. Il naquit le 5 août 1912 dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. D’origine modeste, ses parents ont quitté leur petit hameau de Haute-Ubaye pour s’installer au cœur de la cité de la soie. À 22 ans, Antoine le père d’Henri, s’embarqua pour le Mexique chercher fortune dans le commerce du drap, y demeura 15 ans avant de rentrer à Lyon en 1904. Un an à peine après son retour, il épousa Eulalie, la fille d’un bourgeois aisé de Tarare, à une quarantaine de kilomètres de Lyon. Il tint alors un magasin de confection, de vente de draps et de soieries dans le quartier de la place Bellecour. Avant la Grande Guerre la famille quitta la Croix-Rousse pour emménager dans le quartier d’Ainay, bastion de la grande bourgeoisie lyonnaise entre Rhône et Saône. Le père d’Henri servit durant le premier conflit mondial comme infirmier. Henri, connut son premier traumatisme lorsque sa gouvernante allemande dut quitter précipitamment la France, en guerre contre l’Allemagne. À huit ans, Henri, enfant plutôt turbulent, aspirait à devenir « marin, brigand ou missionnaire ». Cinquième d’une famille de huit, troisième garçon, il fut très influencé par son père, catholique engagé, administrateur de sociétés soyeuses et membre charitable de la « Confrérie des hospitaliers veilleurs ». En effet, chaque dimanche son père et des amis à lui quittaient le quartier bourgeois d’Ainay pour s’occuper de clochards et de mendiants en détresse, quai Rambaud à Lyon. Ils rasaient et coiffaient des nécessiteux, les débarrassaient de la vermine et leur servir un petit-déjeuner. Le petit Henri les accompagnait. On discerne-là des comportements fidèles au catholicisme social né des souffrances de la classe ouvrière dénoncées par Léon XIII le 15 mai 1891 à la faveur de la publication de l’encyclique Rerum novarum.
Sa mère étant trop faible pour gérer au domicile tous ses enfants, Henri fut scolarisé en pensionnat au collège Saint-Irénée. Il s’enfuit un jour où il était collé pour le week-end. Arrivé chez lui, il fut victime de fièvre et lui furent diagnostiqués les oreillons. Son établissement scolaire signifia son absence à ses parents mais il ne fut pas morigéné ou puni. Cette expérience le conforta dans l’idée que la chance était avec lui et que l’audace de prendre des risques pour une cause juste n’échouait pas.
Il s’engagea naturellement dans le scoutisme rejoignant la première troupe de scouts de Lyon. Il y reçut le surnom totémique[3] de « Castor méditatif ». Un totem qui lui convenait fort bien lorsque l’on sait quelle fut ensuite sa vocation de « bâtisseur ». L’année 1927 fut décisive pour le jeune Henri qui partit en Italie sur les pas de saint François d’Assise. Le charisme du « Petit pauvre » et l’émotion suscitée par les fresques peintes par Giotto illustrant la vie de saint François, fresques qui couvrent les murs de la nef de l’église supérieure de la basilique de la ville ombrienne. Ainsi, à l’âge de dix-neuf ans, Henri annonça à sa famille qu’il voulait rejoindre les Capucins.
Érik Lambert.
[1] Film de Frédéric Tellier. Il y eut aussi le film sorti en 1989, Hiver 54 de Denis Amar. [2] Une expression que les jeunes utilisent volontiers pour signifier dépassée. [3] C’est à partir d’un terme ojibwé, langue algonquine parlée autour des Grands Lacs de l’Amérique du Nord, que se constitue le « totémisme ». Le mot revient à un anglais, John Long, qui l’utilisa en 1791 pour désigner un esprit bienveillant qui protège les hommes. Le « totem » est composé d’un nom d’animal reflétant le physique, le comportement ou le caractère, suivi d’un (ou plusieurs) adjectif qualifiant la personnalité du scout, appelé quali.
3. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale, …ET DEVINT UN DES PLUS GRAND SAVANTS DE SON TEMPS.
À la mort de Grégoire X, le 10 janvier 1276, une succession de papes – Innocent V, Adrien V et Jean XXI[1] – figea la situation de Roger Bacon jusqu’à l’accession au trône pontifical de Nicolas III, un membre de la puissante famille Orsini. En vain Roger s’adressa-t-il au Pape Nicolas influencé par le général des franciscains et subit des épreuves pendant quatorze ans, jusqu’en 1292. En effet, à la mort de Jérôme d’Ascoli[2] devenu Pape sous le nom de Nicolas IV, le nouveau général de l’ordre, Raymond Gaufredi[3] rendit à Bacon sa liberté. Toutefois, épuisé, âgé de presque quatre-vingts ans, il mourut peu de temps après à Oxford.
Quelle fut l’influence de Bacon sur la pensée médiévale ? Il engagea une réflexion philosophique plutôt traditionnelle qui défendit l’idée d’unité essentielle de la matière dans les trois espèces[4] et s’intéressa aux notions de pluralité des formes et de degrés formels[5]. Dans Quaestiones supra undecimum primae philosophiae Aristotelis, Bacon fit de l’intellect agent et de l’intellect possible deux parties – l’une supérieure, l’autre inférieure – de l’âme humaine. Dans Quaestiones alterae, il rejeta cette opinion, qu’il attribua à tort à Averroès, et il se rangea à l’avis d’Aristote, d’Avicenne et des théologiens qui faisaient de l’intellect agent une « intelligence séparée ». Dans des œuvres ultérieures, il identifia l’intellect agent à Dieu. Cette évolution se retrouva dans sa conception de l’immortalité de l’âme – tour à tour fixée dans l’intellect agent puis dans l’intellect possible – et jusque dans son épistémologie générale, où, après avoir tenté d’accommoder la psychologie aristotélicienne à la doctrine augustinienne des « deux raisons » (supérieure et inférieure), il finit par placer dans l’intellect agent divin le principe unique de l’illumination de l’âme humaine, générateur d’une connaissance simultanément définie comme sagesse.
Il exposa ouvertement les « péchés » de son temps dans l’étude de la théologie, ces « péchés » étaient au nombre de sept, comme il l’affirma, dans l’Opus Majus. Le premier péché était la prépondérance de la philosophie (spéculative). La théologie était une science divine, elle devait donc reposer sur des principes divins, traiter de questions touchant à la Divinité, et ne pas s’épuiser dans des cavales, des divagations et des distinctions philosophiques. Le deuxième péché consistait en l’ignorance des sciences les plus appropriées et nécessaires aux théologiens ; ils n’étudiaient que la grammaire latine, la logique, la philosophie naturelle et une partie de la métaphysique : quatre sciences très peu importantes selon Bacon. Ils négligeaient d’autres sciences plus nécessaires : les langues étrangères, les mathématiques, l’alchimie, la chimie, la physique, les sciences expérimentales et la philosophie morale. Un troisième péché était la connaissance défectueuse des quatre sciences qu’ils cultivaient : leurs idées étaient constituées d’erreurs et d’idées fausses, parce qu’ils n’avaient aucun moyen d’accéder à la compréhension réelle des auteurs dont ils tiraient toutes leurs connaissances, puisque leurs écrits abondaient en expressions grecques, hébraïques et arabes. Même les théologiens les plus grands et les plus estimés montraient dans leurs œuvres à quel point le mal s’était répandu. Un autre péché était la préférence pour le Liber Sententiarum[6] et le mépris des autres matières théologiques, en particulier de la Sainte Écriture. Selon lui, celui qui expliquait le Livre des Sentences était honoré de tous, tandis que le lecteur de la Sainte Écriture était négligé. On accordait à l’exposant des Sentences une heure convenable pour dispenser son cours, et s’il appartenait à un ordre ; un compagnon et une salle spéciale ; alors que le lecteur de la Sainte Écriture était privé de tout cela et devait mendier l’heure de son cours pour le donner selon le bon plaisir de l’exposant des Sentences. Ailleurs, le lecteur des Sentences disputait[7] et était appelé maître, tandis que le lecteur du texte biblique n’était pas autorisé à disputer. Une telle méthode, était selon lui inexplicable et très préjudiciable au Texte Sacré qui contenait la parole de Dieu, et dont la présentation offrait de nombreuses occasions d’appréhender des sujets désormais abordés dans les différentes Summæ Sententiarum. Plus désastreux encore était le cinquième péché : le texte de l’Écriture Sainte était sérieusement dénaturé, surtout dans « l’exemplar Parisiense », c’est-à-dire le texte biblique utilisé à l’Université de Paris et répandu par ses étudiants dans le monde entier. La confusion fut aggravée par de nombreux érudits et ordres religieux qui, dans leurs efforts pour corriger le texte sacré, ne firent qu’accroître les erreurs. Le pire de tous les péchés était la conséquence de ce qui précède : l’erreur ou le doute quant au sens spirituel. La corruption du texte sacré et l’ignorance des langues bibliques étaient, d’après Bacon, à l’origine de ces errements. En effet, comment pouvaient-ils saisir le sens réel de l’Écriture Sainte sans cette connaissance, puisque les versions latines étaient remplies d’expressions grecques et hébraïques ? Le septième péché était la manière erronée de pratiquer la prédication. Il considérait que l’éloquence devait être accompagnée de science, et la science d’éloquence ; car « la science sans éloquence est comme une épée tranchante dans les mains d’un paralytique, tandis que l’éloquence sans science est une épée tranchante dans les mains d’un homme furieux ».
Bacon ne se contenta pas de critiquer mais fit des propositions. Après avoir éliminé « les quatre causes générales[8] de toute ignorance humaine », il convenait de se convaincre que toute science a sa source dans la révélation orale et écrite. L’Écriture Sainte était une source inépuisable de vérité à laquelle tous les philosophes humains, y compris les païens, puisèrent leurs connaissances ; par conséquent, aucune science, qu’elle soit profane ou sacrée, ne pouvait être vraie si elle était contraire à l’Écriture Sainte. Pour atteindre la sagesse, il fallait maîtriser les langues : le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe. Le latin ne suffisait pas, car de nombreux ouvrages intéressants étaient écrits dans d’autres langues et non encore traduits, ou mal traduits, en latin. Outre les langues, il y avait d’autres moyens, comme les mathématiques, l’optique[9], les sciences expérimentales et la philosophie morale, dont l’étude était nécessaire à tout prêtre. Il admirait Aristote tout en estimant que l’expérience était la « reine des sciences », la seule capable de provoquer et de vérifier leurs résultats considérant par ailleurs que les mathématiques constituaient la clé de voûte des autres sciences.
Dans ces ouvrages, Roger Bacon évoqua la réflexion de la lumière, les mirages et les miroirs ardents, le diamètre des corps célestes et leur distance, leur conjonction et les éclipses. Il expliqua les lois du flux et du reflux, démontra que le calendrier julien[10] était erroné. Il expliqua par ailleurs la composition et les effets de la poudre à canon, il songea aux vaisseaux à vapeur et aux aérostats, aux microscopes et aux télescopes. Son influence fut sensible dans le domaine des sciences naturelles. Les méthodes et le déroulement des cours dans les écoles ecclésiastiques du Moyen Âge, les efforts de révision et de correction de la Bible latine déployés avant le Concile de Trente[11], l’étude des langues orientales préconisée par certains érudits avant le Concile de Vienne[12], fut largement inspirée par Roger Bacon.
Ses œuvres philosophiques aspiraient à faire connaître les philosophes arabes aux philosophes chrétiens. Il s’attacha à discerner les rapports existant entre la théologie et la philosophie, les bénéfices qu’elles apportaient et les services qu’elles se rendaient mutuellement. Bacon alertait afin de ne pas confondre la physique avec la divination, la chimie avec l’alchimie, l’astronomie avec l’astrologie. À la fois mystique et rationaliste, Bacon considéra l’unité consubstantielle des sciences et de la théologie. C’est ainsi, par exemple, il estima qu’on ne saurait expliquer le phénomène de l’arc-en-ciel sans combiner les données des mathématiques, de l’expérience et de l’exégèse, puisqu’elles nous en livrent respectivement les causes matérielle, efficiente et finale. En établissant les bases de la méthode expérimentale, il fut le précurseur des grands médecins du XVIIIe et du XIXe siècle. Ainsi, affirma-t-il que le cerveau était le centre du système nerveux, ce qui était contraire à l’opinion d’Aristote et des Arabes.
Bacon fut donc un savant en avance de plusieurs siècles. Il fut pour son époque un esprit novateur, soucieux du progrès de la science. Surnommé « Doctor mirabilis » c’est-à-dire « Docteur admirable » il fut philosophe, savant et alchimiste, considéré comme l’un des pères de la méthode scientifique. Pour lui, « aucun discours ne peut donner la certitude, tout repose sur l’expérience » expérience scientifique ou religieuse. Il est désormais considéré comme l’un des plus éminents savants de son temps.
Érik Lambert.
[1] Seul pape portugais. L’imprécision des listes de papes de cette époque fit qu’il prit par erreur le nom de Jean XXI au lieu de Jean XX. [2] Le ministre général de l’ordre franciscain, Jérôme d’Ascoli, le fit emprisonner pour « certaines nouveautés suspectes », de 1277 à 1279. Il fut pape de 1288 à 1292, premier franciscain élu à cette fonction. [3] Général de 1289 à 1295. À noter qu’il y eut deux ans de vacance du trône de St Pierre. Puis un ermite fut élu à Pérouse et prit le nom de Célestin V. Il abdiqua après cinq mois de règne et fut canonisé le 5 mai 1313 par Clément V. [4] Spirituelle, sensible, et intermédiaire. [5] Au XIII° siècle, la controverse évolua, et un des aspects les plus significatifs de cette évolution fut l’apparition d’une question particulière, à savoir celle des formes « partielles ». Cette question engageait le point de savoir si les composés complexes — les êtres humains et les animaux en général — possédaient autant de formes substantielles qu’ils possédaient d’organes corporels. [6] Le livre des sentences. Les Quatre livres de sentences de Pierre Lombard étaient un traité de théologie composé vers 1146. Il s’agissait de l’un des livres les plus importants du Moyen Âge. Il fut utilisé dans les universités médiévales comme manuel théologique de base, à partir des années 1220 jusqu’au XVIᵉ siècle. [7] Au sens latin. la disputatio médiévaleconsistait en une technique de discussion complexe. Il n’y avait pas de modèle standard de disputatio. Il y avait même autant de disputatio que de facultés médiévales (faculté des arts, de droit, de médecine, de théologie, etc.) et d’époques qui la pratiquèrent. La disputatio était une méthode de discussion orale qui se développa principalement à partir du 13ème siècle ; elle fut concomitante avec la création des universités. Vers la fin du 13ème siècle, elle se développa aussi comme technique de recherche. Nous n’avons aucune trace des disputatio à proprement parler – qui sont par définition orales – mais nous avons néanmoins ce que l’on nomme desQuestions disputées, c’est-à-dire des versions écrites remaniées par les maîtres. La disputatio était une discussion extrêmement codifiée, tant au niveau des rôles que du contenu de la discussion. Les premiers étaient déterminés à l’avance et le second lancé et initié par le maître, souvent pour répondre à d’autres maîtres des autres universités européennes. B. C. Bazan définit la disputatio comme suit : « La disputatio est une forme régulière d’enseignement, d’apprentissage et de recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner des arguments de raison et d’autorité qui s’opposent autour d’un problème théorique ou pratique et qui sont fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination qui le confirme dans sa fonction magistrale ». [8] Il s’agissait de pas tomber dans les quatre erreurs qui empêchaient même les hommes érudits d’atteindre le sommet de la sagesse, à savoir : « l’exemple de personnes faibles et peu fiables, l’exemple d’une autorité faible et peu fiable, le maintien de la coutume, la prise en compte de l’opinion des ignorants et la dissimulation de sa propre ignorance, ainsi que l’étalage d’une sagesse apparente » [9] Il doit être considéré comme l’un des fondateurs de l’optique ; il met au point la théorie des miroirs ardents ; il explique, le premier, la formation de l’arc-en-ciel par l’action des rayons réfléchis et réfractés dans un milieu diaphane. [10] Le 1er janvier de l’an 708 de la fondation de Rome (l’an 45 av. J.-C.) entra en vigueur à Rome un nouveau calendrier conçu sous l’égide de Jules César. Ce calendrier a été employé sans modification pendant près de deux millénaires et c’est une version à peine modifiée en 1582 par le pape Grégoire XIII qui s’imposa sur toute la planète. Le lendemain du jeudi 4 octobre 1582, les Romains se réveillèrent le vendredi… 15 octobre 1582. Cette nuit du 4 au 15 octobre 1582 avait été choisie par le pape Grégoire XIII pour l’entrée en application de sa réforme du calendrier julien. Grégoire XIII décida d’attribuer désormais 365 jours, et non 366, à trois sur quatre des années de passage d’un siècle à l’autre. Les années en 00 ne sont pas bissextiles sauf les divisibles par 400 : 1600, 2000, 2400… Cette modeste réforme ramène à 25,9 secondes l’écart avec l’année solaire. Par ailleurs, le pape décida de rattraper les dix jours de retard du calendrier julien entre le 4 et le 15 octobre 1582. La réforme s’étendit peu à peu à l’ensemble des pays. Le calendrier grégorien est aujourd’hui d’application universelle ou à peu près. [11] Le pape Paul III Farnèse convoqua en 1542 un grand concile œcuménique à Trente. Il débuta officiellement le 13 décembre 1545. Le pape lui donna pour objectif de revigorer l’Église catholique qui s’en trouva profondément modifiée. Face au développement du protestantisme, le Saint-Siège comprit la nécessité d’engager une grande réforme au sein de l’Église catholique. Le mouvement prit le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, par réaction à la Réforme protestante. Le concile imposa en premier lieu de strictes règles de conduite au clergé et en particulier aux évêques. Il améliora la formation des prêtres et promut l’enseignement du catéchisme. Il confirma aussi la préséance du Saint-Siège à la tête de la hiérarchie catholique. Le concile de Trente clarifia par ailleurs l’interprétation catholique des Saintes Écritures, en particulier le dogme de la justification ou de la grâce : à la différence des luthériens qui estimaient que Dieu décidait in fine de sauver ou non un homme et de lui accorder la vie éternelle, les prêtres conciliaires précisèrent que l’homme pouvait être porté aux bonnes actions salvatrices s’il disposait de la grâce et lui concédèrent une certaine marge de liberté [12] Les études orientales et la connaissance de l’Orient en Occident peuvent être renvoyées aux époques médiévales en raison de l’existence de traductions des manuscrits ou l’enseignement des langues et des sciences des langues orientales. On remarque que son existence formelle a été inaugurée dans l’Occident chrétien par le Concile de Vienne, qui a décidé en 1312 de créer une série de chaires de langues « arabe, grecque, hébraïque et syriaque à Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque ».
2. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale,… QUI DÉVELOPPA SA PENSÉE AVEC LE SOUTIEN PAPAL, …
, … Quelques années auparavant, alors qu’il était encore à Oxford, il avait fait la connaissance du cardinal Guy le Gros de Foulques, qu’Urbain IV avait envoyé en Angleterre pour régler les différends entre Henri III et les barons[1]. Lorsque le cardinal devint le pape Clément IV, il demanda à Bacon de communiquer ses travaux. La suppression de la constitution prohibitive ne fit pas disparaître tous les obstacles ; le secret de l’affaire attisa plutôt les soucis, comme le déclara Bacon. Le premier obstacle fut la volonté contraire de ses supérieurs : « Comme votre Sainteté, écrit-il au pape, ne leur a pas écrit pour m’excuser et que je n’ai pas pu leur faire connaître votre secret, parce que vous m’aviez ordonné de garder le secret, ils ne m’ont pas laissé tranquille, mais m’ont chargé d’autres tâches ; mais il m’était impossible d’obéir à cause de votre commandement ». Une autre difficulté fut le manque d’argent nécessaire pour se procurer du parchemin, payer les copistes.
À la demande du Pape, Roger Bacon dut communiquer ses travaux qui n’étaient pourtant qu’à l’état de projet. Avant d’entrer dans les ordres, il avait écrit de nombreux essais et traités sur les sujets qu’il enseignait à l’école, pour ses élèves seulement, ou pour des amis qui le lui avaient demandé. Il ne put que proposer des esquisses, des programmes, publiant successivement en 1267 trois préambules l’Opus Majus, l’Opus Minus et l’Opus Tertium. L’Opus Majus traitait en sept parties des obstacles à la sagesse et à la vérité réelles, c’est-à-dire les erreurs et leurs sources ; de la relation entre la théologie et la philosophie, prise dans son sens le plus large ; de l’importance de l’éducation et de la formation des adultes. Les erreurs et leurs sources ; la relation entre la théologie et la philosophie, prise dans son sens le plus large comme comprenant toutes les sciences qui ne sont pas strictement philosophiques. Il s’attachait à prouver que toutes les sciences étaient fondées sur les sciences sacrées, en particulier sur l’Écriture Sainte. Il établissait la nécessité d’étudier les langues bibliques, car sans elles il semblait impossible de faire ressortir le trésor caché dans l’Écriture Sainte. Il évoquait les mathématiques, leur relation et leur application aux sciences sacrées, en particulier à l’Écriture Sainte. Il s’intéressa à la géographie biblique et à l’astronomie, à l’optique aux sciences expérimentales, à la philosophie morale et à l’éthique. L’Opus Majus fut édité pour la première fois à Londres, en 1733, puis à Venise, en 1750, par les Pères franciscains. De l’Opus Minus, beaucoup de choses ont été perdues. À l’origine, il comportait neuf parties, dont l’une devait être un traité d’alchimie, à la fois spéculatif et pratique. Une autre partie était intitulée « Les sept péchés dans l’étude de la théologie ». L’ambition de l’Opus Tertium fut indiqué par Bacon lui-même : « De même que ces raisons [la profondeur de la vérité et sa difficulté] m’ont incité à composer le Second écrit comme un complément facilitant la compréhension du Premier ouvrage, de même, à cause d’elles, j’ai écrit ce Troisième ouvrage pour donner compréhension et complétude aux deux ouvrages ; car beaucoup de choses sont ici ajoutées pour le bien de la sagesse qui ne se trouvent pas dans les autres écrits ». Il considéra lui-même que le Tertium fut l’œuvre la plus aboutie adressée au Pape. On ne dispose que de quelques extraits mais il semble que cette grande encyclopédie comprenait quatre volumes, dont le premier devait traiter de la grammaire et de la logique ; le second des mathématiques (arithmétique et géométrie), de l’astronomie et de la musique ; le troisième des sciences naturelles, de la perspective, de l’astrologie, des lois de la gravité, de l’alchimie, de l’agriculture, de la médecine et des sciences expérimentales ; le quatrième de la métaphysique et de la philosophie morale. Pour lutter contre l’ignorance humaine, il affirma la nécessité d’apprendre les langues étrangères, en particulier l’hébreu, l’arabe et le grec.
À la mort de Clément IV en 1271, Bacon perdit la liberté qui était la sienne avec l’accession au trône papal de Grégoire X. En effet, Tébaldo Visconti[2] devait son élection au soutien du général des franciscains. Malgré les persécutions dont il fut l’objet, il continua d’écrire et, outre ses objections contre les philosophes et les théologiens autorisés, il remit en question les princes, les prélats et les ordres mendiants allant jusqu’à dénoncer l’ignorance et les mœurs dissolues du clergé et la corruption de la cour romaine. Les nuages s’accumulaient au-dessus de lui…
Érik Lambert
[1] Henri III d’Angleterre était le fils aîné de Jean Sans terre. Il devint roi grâce à une intervention pontificale et à l’appui militaire de certains barons, Henri III connut un règne perpétuellement troublé par des révoltes et vit son autorité bafouée et discutée. Ce fut un roi faible de caractère et volontiers soumis aux avis de favoris ; cosmopolite dans sa pensée et dans ses goûts, très attaché à la papauté ; favorable à l’intrusion d’étrangers volontiers nommés aux grands offices et aux bénéfices épiscopaux, il suscita des réactions xénophobes. Partageant avec nombre de grandes familles anglaises le rêve de reconquérir les terres autrefois tenues par sa dynastie en France, il dut accepter, en 1259, le traité de Paris qui ne lui laissa que la Guyenne, les diocèses de Limoges, de Cahors et de Périgueux. Longtemps divisés, les opposants réussirent, en 1258, à regrouper leurs forces derrière Simon de Montfort, comte de Leicester. Le « Parlement fou » imposa à Henri III la renonciation à la plupart de ses droits, la soumission aux directives d’un Conseil oligarchique (Provisions d’Oxford). Pendant huit années, le souverain, tantôt prisonnier de grands vassaux, tantôt rendu à une précaire liberté, dut laisser se développer une anarchie féodale et seule l’énergie de son fils Édouard, qui obtint victoire sur victoire, en particulier à Evesham en 1265, et imposa la paix de Kenilworth en 1266, sauva la couronne. Les longues luttes civiles favorisèrent la croissance de l’institution parlementaire : le parti du roi comme celui de Simon de Montfort cherchèrent à obtenir l’appui de chevaliers et de députés des bourgs en les convoquant au Parlement. Souverain lettré, ami des arts, initiateur de la construction de l’abbaye de Westminster sous sa forme définitive, contemporain d’une prodigieuse vie intellectuelle, Henri III resta pourtant le symbole de l’incapacité et de la faiblesse.
[2] Tebaldo Visconti se joignit à la croisade du futur roi Édouard Ier d’Angleterre. Un an plus tard, à Saint-Jean-d’Acre en Palestine, il apprit qu’il était élu pape. Son élection n’avait pu aboutir qu’après que le podestat de Viterbe fit murer les électeurs dans le palais épiscopal le 1er septembre 1271 car l’assemblée élective était trop longue. Or, le nouveau pape, qui prit le nom de Grégoire X, n’était même pas prêtre. C’était un candidat de compromis proposé dans le but d’en finir avec la vacance du siège qui durait depuis la mort de Clément IV trois ans auparavant. Il mit lui-même fin aux périodes de vacance entre les pontifes en promulguant au IIe concile œcuménique de Lyon la constitution (ubi periculum) qui ordonnait l’enfermement des cardinaux (le conclave) pour les élections papales.
1. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale, …
Le Moyen-Âge souffre de l’image diffusée par les humanistes qui puisaient leur inspiration dans la culture gréco-romaine. Le terme même de Renaissance supposait qu’il y avait eu une première naissance, l’Antiquité, puis une mort, et une nouvelle naissance. Par la suite, les philosophes dits des « Lumières » et les révolutionnaires de 1789 aspirèrent à décrédibiliser la monarchie et le Christianisme qui lui était étroitement associé. Ils forgèrent la réputation sombre et obscurantiste du Moyen-Âge falsifiant son histoire. La III° République, nourrie d’anticléricalisme, s’ingénia à présenter l’époque du christianisme triomphant comme sauvage, inculte et rétrograde. Cette vision négative du Moyen-Âge porta préjudice à l’Église, pilier essentiel de la société médiévale. Pourtant, si à la Renaissance, l’Église continuait à jouer un rôle essentiel, une différence sensible avait émergé. En effet, le christianisme médiéval reposait sur l’enseignement et la culture des masses, demeurant autonome par rapport au pouvoir temporel ; en revanche, à partir du XVI°siècle, le christianisme fut contrôlé par le pouvoir politique. Les siècles de dénigrement du Moyen-Âge, magistralement dénoncé par Régine Pernoud[1] continuent à marquer les esprits contemporains. On oppose souvent Église médiévale et modernité, à l’image de la controverse copernicienne prônant l’héliocentrisme contre le géocentrisme religieux. Pourtant, une puissante activité intellectuelle agita l’Europe médiévale et l’Église y joua les premiers rôles. Ainsi, à proximité des cathédrales, apparurent des lieux où se diffusait le savoir. Ainsi, Jacques Le Goff affirmait dans Les intellectuels au Moyen Age que « Chartres est le grand centre scientifique du siècle. On étudie le trivium étude des voces- les arts libéraux- mais aussi l’étude des choses, des res, le quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Sont cultivés l’esprit de curiosité, d’observation, d’investigation qui est alimenté par la science gréco-arabe »[2]. L’Église fut à l’initiative de l’émulation intellectuelle de ce temps. En France, la fondation de l’abbaye de Saint-Victor, en 1108, sur la montagne Sainte-Geneviève, fut à l’origine de l’université. La reine Blanche de Castille par un acte du 21 octobre 1250, céda « à maître Robert de Sorbon, chanoine de Cambrai, pour la demeure des pauvres écoliers, une maison qui avait appartenu à un nommé Jean d’Orléans, et les écuries contiguës de Pierre Pique-l’Âne (Petri Pungentis-Asinum) situées dans la rueCoupe-Gueule ; devant le palais des Thermes ». Son rayonnement intellectuel en fit un des centres les plus importants de l’Occident médiéval au début du XIIIe siècle.
Le clergé régulier ne fut pas en reste, les monastères devenant de véritables centres culturels ; les hommes d’Église furent plongés dans ce bouillonnement d’idées et apparurent comme les grands hommes de sciences de l’époque. Au XIIe siècle, de 1120 à 1190 environ, un travail systématique de traduction des œuvres des scientifiques et philosophes grecs et arabes fut engagé à Tolède et en Italie s’appuyant aussi sur les écrits philosophiques grecs (Platon, Aristote), transmis par les arabo-musulmans.
Les îles britanniques ne furent pas isolées de ce grand mouvement intellectuel. Roger Bacon naquit à Ilchester, dans le Dorsetshire, vers 1214. Ses riches parents prirent le parti d’Henri III contre les barons rebelles[3], et perdirent la quasi-totalité de leurs biens dans l’aventure. Roger fit ses études supérieures à Oxford et à Paris, où il devint maître universitaire[4] avant de devenir professeur à Oxford (école franciscaine). Il fut grandement influencé par ses maîtres et amis oxoniens[5] Richard Fitzacre et Edmund Rich, mais surtout par Robert Grosseteste, évêque de Lincoln et Adam Marsh, tous deux professeurs à l’école franciscaine. À Paris, il fut très proche du franciscain Petrus Peregrinus de Maricourt. Tous contribuèrent à lui transmettre le goût des sciences positives, des langues, de la physique, et c’est de Maricourt qui l’incita à rejoindre l’ordre franciscain ; sans doute vers 1240. Il apprit l’arabe, le grec et l’hébreu afin d’avoir accès aux textes originaux des traités d’Aristote et des philosophes orientaux qu’ils considéraient dénaturés par des traductions latines approximatives. Il poursuivit ses travaux et fut un des premiers à commenter la Physique et la Métaphysique d’Aristote. La maladie le contraignit à abandonner ses recherches pendant deux ans. Lorsqu’en 1257, il put reprendre ses études, ses supérieurs lui interdirent de publier tout ouvrage en dehors de l’ordre, sans l’autorisation spéciale de ses supérieurs « sous peine de perdre le livre et de jeûner plusieurs jours avec seulement du pain et de l’eau ». Il fut donc contraint au silence, ne pouvant ni enseigner ni publier sans censure préalable. Cette interdiction incita les auteurs modernes à porter un jugement sévère sur les supérieurs de Roger, jaloux des capacités de ce dernier, se demandant même comment il avait eu idée de rejoindre l’ordre franciscain. Or, à l’époque où Bacon est entré dans l’ordre, les Franciscains comptaient de nombreux hommes de talent qui n’étaient en rien inférieurs aux savants les plus célèbres des autres ordres religieux. L’interdiction n’était en fait pas dirigée contre lui, mais plutôt contre Gérard de Borgo San Donnino[6]. Ce dernier avait en effet publié en 1254, sans autorisation, son ouvrage hérétique « Introductorius in Evangelium æternum ». Pourtant, l’interdiction frappant Roger fut levée de manière inattendue en 1266, …
Érik Lambert
[1] R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen-Âge, Seuil. [2] Cf. J.Le Goff, Les Intellectuels au Moyen-Âge, Seuil. « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants [les Anciens], de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants. » [3] Henri III. fils de Jean sans terre n’avait que 9 ans lorsqu’il succéda à son père, en 1216. La régence fut confiée au duc de Pembroke, qui sut rattacher au jeune prince les barons révoltés contre son père et éloigner son concurrent, Louis de France, futur Louis VIII. A partir de 1219, Henri III gouverna seul. Il voulut recouvrer ses domaines de France, que Philippe-Auguste avait enlevés à Jean sans Terre ; mais il fut battu par Saint Louis (Louis IX) à Taillebourg et à Saintes en 1242, et ne dut qu’aux scrupules du roi de France d’être rétabli dans une partie des possessions de sa famille. Il tenta vainement la conquête de la Sicile, que le pape lui avait donnée. L’énormité des impôts souleva contre Henri les barons d’Angleterre ; il se vit contraint par Simon de Montfort à signer les Provisions d’Oxford (1258), mais il refusa bientôt de les observer ; il fut battu et fait prisonnier à Lewes par Simon de Montfort, en 1264, et se vit contraint de confirmer la Grande charte, donnée par son père. Son fils Édouard releva ses affaires et vainquit les barons à Evesham en 1263. Par la suite Henri III régna paisiblement. Il mourut en 1272. [4] En août 1215, Robert de Courson, cardinal légat du pape, octroya aux maîtres et « écoliers » (étudiants) de Paris, une première charte qui fixait l’organisation des études. Les statuts de 1215 reconnaissaient la nouvelle institution universitaire : son autonomie était garantie par la papauté dans ses aspects essentiels : accès à la fonction d’enseignant, libre organisation de l’enseignement et des examens, privilèges judiciaires. En 1231, une bulle du pape Grégoire IX décréta que maîtres et étudiants parisiens étaient désormais sous sa protection. Les statuts de Robert de Courson réglèrent en détail le cursus dans les facultés « d’arts libéraux » qui constituaient la base indispensable des études universitaires. La durée des études fut fixée à six ans, avec un âge minimal de vingt-et-un ans pour accéder à la maîtrise. Après une première formation dans de petites écoles de grammaire ou auprès d’un précepteur, les jeunes étudiants âgés de 14 à 15 ans étaient contraints de devenir clercs pour entrer à l’université. Au bout de trois ou quatre années d’études, l’étudiant pouvait obtenir le premier grade, le baccalauréat, après examen. Muni de ce titre, il assistait le professeur et devenait le tuteur d’étudiants plus jeunes. La faculté des arts libéraux exigeait le baccalauréat pour réguler l’accès à la licence. La licence ès arts (libéraux) fut la première à avoir été formellement organisée sous l’égide de l’Église : à partir de 1179, le chancelier de Notre-Dame de Paris délivrait une « licentia docendi », c’est-à-dire une autorisation d’enseigner ; cette licence préfigurait les grades universitaires à partir du XIIIe siècle. À la faculté des arts libéraux, elle pouvait s’obtenir après six ans d’études universitaires et attestait que son titulaire maîtrisait suffisamment les savoirs pour les enseigner. S’il poursuivait ses études après la licence, l’étudiant pouvait obtenir la maîtrise ès arts, qui marquait son entrée dans la communauté des maîtres universitaires et garantissait un accès privilégié aux bénéfices ecclésiastiques. Les rituels universitaires distinguaient nettement un baccalauréat, une licence et une maîtrise, même si les trois degrés formaient un tout indissociable. La maîtrise couronnait les études à la faculté des arts et préparait aux degrés des facultés supérieures (médecine, droit, théologie). Enfin, le doctorat constituait la plus haute distinction universitaire. [5] D’Oxford. [6] Gérard de Borgo San Donnino adhèra aux idées millénaristes de Joachim de Flore. En 1248 il fit partie du petit cénacle joachimite du couvent de Provins, avec Salimbene de Adam et Barthélemy Ghiscolo de Parme. Ils tentèrent de convaincre le roi Louis XI de ne pas organiser la huitième croisade pressentant son échec. Le cénacle de Provins fut dissout vers 1249. Ghiscolo fut envoyé à Sens Salimbene à Autun, et Gérard à Paris, pour y représenter aux études de l’université la province de Sicile. Il y resta quatre ans. Vers 1254 il publia à Paris Introductorium in Evangelium Aeternum (Introduction à l’Évangile éternel), livre dans lequel il reprend les idées de retour à la pauvreté évangélique de Joachim de Flore et où il annonce l’ère nouvelle pour 1260, en s’appuyant sur L’Apocalypse. L’ami de Gérard, Jean de Parme fut soupçonné d’en être l’auteur. Le texte, envoyé au pape Alexandre VI par l’archevêque de Paris, fut examiné par une commission de trois cardinaux réunie à Anagni en juillet 1255 et condamné le 23 octobre 1255. Gérard fut arrêté et condamné à la prison à vie. Il y resta jusqu’à sa mort en 1276, sans jamais se rétracter.