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Sainte Élisabeth de Hongrie

Sainte Élisabeth de Hongrie (1207 – 1231).

Le XIII° siècle est essentiel pour l’ensemble de l’Europe. Si l’époque fut assombrie par les disettes, les maladies et l’insécurité ; elle était éclairée par la foi et la confiance en l’avenir. L’Église, fut très impliquée dans les affaires séculières et constitua un acteur majeur de l’Histoire du Moyen Âge : calendrier scandé par les fêtes religieuses, cloches rythmant la vie de toute la population ou appelant les hommes à se rassembler, elle structurait aussi l’espace, les gens se regroupant autour de l’église, des monastères et du cimetière. 

L’Église sanctifiait par ailleurs un ordre social inégalitaire. La société d’alors était en effet hiérarchisée et cloisonnée selon une distinction échafaudée dès avant l’An Mil par les clercs. Au sommet se tenaient ceux qui priaient (qui orant) pour le salut commun ; donc, les clercs eux-mêmes. Ensuite venaient ceux qui combattaient (qui pugnant) et protégeaient chacun à la force de leurs bras, enfin les plus nombreux, les paysans, artisans et marchands qui devaient travailler et assurer la subsistance de la collectivité (qui laborant en latin). Cet ordre social fondé sur les relations d’homme à homme, à la fois hiérarchisé et cloisonné, fut qualifié rétrospectivement par les historiens de féodalité(mot dérivé de fief ou peut-être du latin feudus, qui se rapporte à la confiance).

Or, dans cet ordre, une place restreinte était laissée aux femmes, considérées, à la suite d’Ève, comme des tentatrices qui incitaient au péché. Toutefois, cette configuration les protégeait aussi en imposant l’indissolubilité du mariage et en interdisant la répudiation. En cette période du Moyen Âge (XI°-XIII° siècle), les sociétés se stabilisèrent, reposant sur le droit. L’Église médiévale jouissait d’une influence incontestée. D’un concile à l’autre, elle imposa ses préceptes moraux jusque dans les campagnes les plus reculées. C’est ainsi que le grand concile œcuménique de Latran IV en 1215, jeta les bases du mariage chrétien, qui ne changèrent plus guère jusqu’à la Révolution française. Considéré comme un sacrement, le mariage devint un acte religieux central, symbolisant l’union de l’homme et de la femme sous le regard de Dieu. Cette sacralisation du mariage par l’Église catholique renforça son rôle dans la société médiévale. 

Les mariages, en particulier au sein de la noblesse, et, a fortiori, au niveau des pouvoirs monarchiques, étaient des outils stratégiques et diplomatiques. Ils pouvaient être utilisés pour sceller des alliances entre royaumes ou pour apaiser des conflits.

Au cœur de l’Europe médiévale, la Hongrie, jouait le rôle de charnière entre l’empire byzantin et le monde germanique. Le roi Béla III prit modèle sur les monarchies occidentales et jeta les bases de la féodalité. Son fils André II Árpád, surnommé André II le Hiérosolymitain (qui vient de Jérusalem), conduisit la cinquième croisade entre 1217 et 1218, croisade qui se solda piteusement. Malade et découragé, André II rentra en Europe. Ce roi « hongrois » et sa première épouse, Gertrude de Méranie, eurent cinq enfants dont le troisième était une fille prénommée Élisabeth. Pour contribuer à la politique matrimoniale des landgraves, Élisabeth, née à Preßburg[1] en 1207, fut, à l’âge de quatre ans, fiancée au fils du landgrave de Thuringe[2], Louis IV surnommé « Le Saint », qui en avait onze, et fut conduite au château de la Wartburg[3]Landgrave en 1217, Louis épousa Élisabeth en 1221 ; elle avait alors quatorze ans. Les deux époux eurent trois enfants : en 1222, Hermann, le futur landgrave ; en 1224, Sophie, qui épousa le duc de Brabant ; en 1227, Gertrude, qui devint abbesse d’Altenburg[4].
Élisabeth reçut une éducation due à son rang dans laquelle la religion prenait une place essentielle. Si sa famille n’était guère favorable à ce qu’elle considérait comme un excès de piété, Élisabeth puisait sa force dans sa foi pour affronter les épreuves. Sa grande piété la fit juger indigne de la cour, notamment par sa belle-mère Sophie de Bavière qui la trouvait trop extravagante dans sa foi. Ainsi, en entrant dans une église la jeune reine déposa sa couronne au pied de la croix. Sa belle-mère le lui reprocha, estimant que c’était là un comportement indigne d’une princesse. Élisabeth lui répondit qu’elle ne saurait porter une couronne d’or quand le Seigneur portait une couronne d’épines. 
Par bonheur, son mariage avec Louis la conforta dans sa pratique religieuse car son mari partageait sa foi. 

Des franciscains venus d’Allemagne initièrent la landgravine à la sensibilité franciscaine ce qui l’incita à se mettre au service des pauvres et des familles éprouvées par la guerre. Généreuse, empreinte de charité chrétienne, elle consacrait des heures quotidiennes au travail manuel afin de confectionner des vêtements pour les pauvres. Parmi les malheureux, elle affectionnait surtout les lépreux dont elle lavait les plaies. Un jour, elle soigna et plaça dans son propre lit un enfant souillé de la lèpre.

À la mort brutale de son époux Louis IV à Otrante le 11 septembre 1227, alors qu’il partait rejoindre la croisade de Frédéric II au royaume de Jérusalem[5], Élisabeth dut quitter le château de la Wartburg dans des circonstances fort pénibles. En effet, les membres de la famille héritaient des biens familiaux qui demeuraient indivis, et les revenus étaient donnés à la veuve. Mais le frère de Louis, Henri Raspe IV arriva au pouvoir en tant que régent et tuteur du landgrave Hermann II, le fils de cinq ans de Louis. Veuve à l’âge de vingt ans à peine, Élisabeth, refusa d’être remariée et Henri la bannie et ne lui permit plus de disposer librement de ses revenus. Chassée en plein hiver, elle fut contrainte de mener une vie précaire à Eisenach avec ses suivantes et ses trois enfants en tissant la laine pour subvenir à̀ leurs besoins.

Des membres de la famille comme sa tante maternelle Mechtilde, abbesse du couvent bavarois des bénédictines de Kitzingen, restés fidèles à sa légitimité la défendirent. En 1228, au retour des croisés rapportant les restes de son mari, une réconciliation familiale eut lieu qui lui permit de recouvrer ses droits. Ainsi, reçut-elle son douaire[6], dotation suffisante pour se retirer au château familial de Marburg. Sans ses enfants confiés à la famille, elle vécut avec quelques compagnes et, avec l’accord de son confesseur, son oncle évêque de Bamberg, Ekbert, fit vœu de renoncer au monde, dans la chapelle des franciscains d’Eisenach, le vendredi saint 1228 en prenant, ainsi que ses servantes, l’habit gris des pénitents. Elle ne garda pour elle qu’une modeste demeure, consacra le reste de sa vie à la prière et aux œuvres de charité, mit alors tous ses revenus au service des pauvres contribuant à la construction d’un hôpital au service des malades et des moribonds. À la demande du cardinal Hugolin, futur Grégoire IX, François d’Assise donna son manteau à Elisabeth en gage de leur lien spirituel. Elle le conserva près d’elle ce manteau jusqu’à sa mort : elle le considérait comme son « bijou le plus précieux ».

Élisabeth se dévoua totalement aux pauvres et aux malades et mourut d’épuisement, à l’âge de 24 ans, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1231. Elle devint la patronne du tiers ordre régulier de Saint-François et de l’ordre franciscain séculier. 
Rapidement vénérée comme une sainte, de nombreux miracles furent attribués à son intercession. Ainsi, se rendant à Eisenach, à pied, par un petit sentier très rude, portant dans son manteau du pain, de la viande, des œufs et autres mets destinés aux malheureux, elle rencontra son mari qui lui demanda ce qu’elle cachait dans son tablier. Elle lui répondit qu’il s’agissait de roses puis finit par lui avouer qu’en réalité c’était des pains et ouvrit son tablier dans lequel apparut un bouquet de roses. Ce « miracle des roses » et les nombreux témoignages attestant de sa sainteté firent que, seulement quatre ans après sa mort, le pape Grégoire IX la proclama sainte.

Humble, charitable, dévouée aux pauvres, elle fut parfois considérée comme la  » seconde sainte Claire »  ! Sa fête, introduite au calendrier romain en 1670, à la date du 19 novembre, anniversaire de son enterrement, a été ramenée, en 1969, au 17 novembre, anniversaire de sa mort.

Érik Lambert.


[1] La ville porta ce nom sous la domination austro-hongroise. À partir de 1919, elle devint Bratislava, désormais capitale de la Slovaquie. 
[2] Les landgraviats étaient des circonscriptions administratives du Saint-Empire romain germanique créées vers la fin du Moyen Age classique (Moyen Âge dit « classique » ou « central », qui s’étend aux XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles dans la conception des historiens allemands et anglo-saxons) pour servir de cadre à la représentation du pouvoir impérial et au maintien de la paix publique, tout en fonctionnant comme instances judiciaires pour les hommes libres. Tous étaient situés au sud-ouest de l’Empire. Les landgraves de Thuringe comptèrent parmi les princes les plus puissants de l’Empire, ils devaient cependant se défendre contre la concurrence des archevêques de Mayence.  Elle est actuellement située dans le centre du pays, au nord de la Bavière. Le terme Thuringe désigne une grande diversité de territoires et d’entités politiques, aux délimitations différentes selon les époques : un royaume aux Ve et VIe siècles, puis des duchés ; sous le Saint Empire, la Thuringe devient une marche, un landgraviat, puis un comté. Celui-ci est éclaté au XIIIe siècle entre le landgraviat de Hesse et le duché de Saxe et, au XVe siècle, en de multiples États. 
[3] À proximité de la ville d’Eisenach. Le nom a été utilisé par le pouvoir est-allemand pour une marque de voiture presqu’aussi iconique que la Trabant. Au printemps 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’usine BMW située à Eisenach, en Thuringe, fut confisquée et nationalisée par les autorités d’occupation soviétiques. Rapidement relevée de ses ruines, celle-ci parvint même à reprendre la production des voitures, ainsi que celles des motos, quelques mois seulement après la fin des hostilités. En 1955, l’usine, rebaptisée AWE (pour AutomobilWerk Eisenach), abandonna toutefois la production des anciens modèles BMW au profit d’un nouveau modèle inédit, la Wartburg 311. (Un nom choisit en référence, à la fois, au célèbre château du même nom qui domine la ville d’Eisenach et qui servit de lieu d’asile à Martin Luther, le fondateur du protestantisme, ainsi qu’au nom que porta également la première voiture construite à Eisenach, en 1898).
[4] L’abbaye d’Altenburg est une abbaye bénédictine fondée en 1144 à Altenburg, en Basse-Autriche proche de la frontière Tchèque. Suite à la guerre de Trente Ans, elle fut reconstruite en style baroque au XVIIIème siècle. Elle dispose d’une bibliothèque impressionnante forte de 25 500 ouvrages dont 150 incunables, 358 imprimés antérieurs à 1540 et 950 pour le reste du XVIème siècle.
[5] Pèlerinage armé, la « croisade » fait la synthèse entre le « pèlerinage à Jérusalem » – lequel vaut rémission des péchés – et la « guerre juste » contre les ennemis de l’Église. Pour le pape, c’est aussi le moyen de rassembler sous la bannière de l’Église la chevalerie d’Occident et d’imposer sa prééminence sur toute la chrétienté. Huit croisades se sont succédé entre 1095 et 1270, engageant plusieurs centaines de milliers de chrétiens. Il s’agit ici de la VI°croisade (1228-1229) durant laquelle Frédéric II reprit Jérusalem qui n’était plus aux mains des chrétiens depuis 1187, grâce à ses talents de diplomate plutôt qu’aux combats. En février 1229, un traité fut conclu avec le sultan d’Égypte et de Syrie, al-Kâmil, qui remit la Ville sainte aux chrétiens. Ainsi, la sixième croisade réussit à obtenir par des moyens pacifiques ce que les quatre croisades sanglantes précédentes n’avaient pas réussi à faire.
[6] Biens qu’un mari assignait à sa femme lors du mariage et dont elle jouissait en propre si elle lui survivait. 

François Leclerc du Tremblay

Francois Leclerc du Tremblay (1577-1638)

Le père Joseph demeure dans l’Histoire comme le diplomate du règne de Louis XIII et de ce fait le collaborateur privilégié du cardinal de Richelieu pour ce qui concerna la diplomatie cardinalise. Il joua un rôle essentiel dans les rapports établis avec la Sublime Porte[1]. Sous son impulsion, le Royaume de France infléchit sa politique méditerranéenne. Participant à la croisade contre les Ottomans au début du Siècle des Saints[2], il défendit une politique d’évangélisation afin d’assurer la présence de la France sur le pourtour méditerranéen. Quelles furent les circonstances, la nature et la portée d’un tel changement que bien d’autres dévots ralliés à la cause royale adoptèrent dans les années 1620, et encore plus après la Journée des Dupes[3] ?

À partir de 1625 l’action pacifique en Méditerranée prit le relais de la violence armée. Le Père Joseph encouragea les missions capucines dans l’Empire ottoman. En 1626, quatre frères capucins rejoignirent Constantinople avec les lettres du Père Joseph en poche, avec celles du roi et du cardinal de Richelieu. Les clercs franciscains avaient reçu l’autorisation d’y fonder un monastère. À Istanbul, l’ambassadeur les installa dans la chapelle Saint-Georges du faubourg de Péra, à laquelle on ajouta bientôt une école qui devint ensuite le séminaire Saint-Louis. La mission se développa rapidement et conduisit à la fondation de plusieurs maisons en Méditerranée : en 1627 dans l’île de Chios en Grèce actuelle puis l’année suivante à Naxos et Smyrne. La custodie[4] de Grèce prenait forme.

Les Capucins s’installèrent par ailleurs en Syrie et au Liban, puis à Bagdad en 1628, à Ispahan en 1629. L’Afrique du Nord ne fut pas négligée : le Maroc au début des années 1620 puis l’Égypte et la Tunisie. Après 1630, ce furent Tripoli de Syrie, Syros, Andros avec également des projets à Chypre, Adalia et Damas. Les missions devaient apporter l’encadrement et le soutien spirituels nécessaires aux chrétiens d’Orient. Elles étaient chargées par ailleurs d’une action apostolique tournée aussi bien vers les musulmans que les orthodoxes de ces régions. Pour le Père Joseph, le bon missionnaire était celui qui savait confesser et prêcher dans la langue du pays. Les clercs prenaient en charge les tâches traditionnelles des prêtres envoyés à l’étranger : services religieux, prédications, confessions auxquels ils tentaient d’ajouter, lorsque les moyens ou les occasions se présentaient, le service éducatif, la création d’un Tiers Ordre ou encore, mais plus occasionnellement, le rachat des Captifs. À travers cette œuvre religieuse et apostolique de la France, il s’agissait également, pour le père Joseph, de promouvoir l’autorité de l’État en Méditerranée. Le royaume de France se considérait comme le protecteur naturel et universel des chrétiens d’Orient. Sur les recommandations du père Joseph, Louis XIII se fit le protecteur et le fondateur des missions capucines en Méditerranée. Il s’agissait aussi de cultiver la gloire et l’autorité du Roi de France en élargissant l’influence du catholicisme en Méditerranée et à travers lui de renforcer l’autorité du roi au-delà des frontières. Les religieux servaient la politique internationale de la France, en renforçant son système d’alliances. 

D’un catholicisme dévot et universaliste animé par l’idée d’une réunification de la Chrétienté, le Père Joseph passa à un catholicisme d’État replié sur le royaume, défenseur de son prince et partisan des missions pacifiques dans l’Empire ottoman et sur le pourtour méditerranéen. Au temps de la guerre de Trente Ans, c’était finalement la seule politique conciliable avec le rayonnement de la France en Europe. Mais ce qui rendait possible ce passage, c’était la place que le religieux attribuait au Très-Chrétien[5]. Dans un cas comme dans l’autre, le roi était au centre de sa pensée et de l’ordre du monde : au début du XVIIe siècle, il revenait au roi de défendre la Chrétienté non seulement en menant à bien son projet de croisade, mais aussi en se faisant le pacificateur de l’Europe. 

Toutefois, sa politique, favorable à un rapprochement avec la Sublime Porte, s’opposait aux ambitions habsbourgeoises. Le Royaume de France était alors menacé par l’Espagne de Philippe IV qui nourrissait des velléités universalistes devenant dangereuses pour une France encerclée par les possessions des Habsbourg.

Soucieux d’unité chrétienne propice à sa conception d’un ordre international stable et équilibré sous l’égide de la France, il n’hésita pas à négocier un accord avec les Ottomans consécutivement à la victoire allemande de Nördlingen le 6 septembre 1634. Sa plus belle réussite diplomatique fut de contribuer à la coalition des princes allemands contre l’empereur à la Diète de Ratisbonne[6]. Il fut par ailleurs pour beaucoup, avec l’ambassadeur Hercule de Charnacé[7], dans l’entrée de la Suède dans la guerre de Trente Ans. En 1635, la paix était sur le point de revenir grâce à la victoire des Habsbourg catholiques d’Autriche et d’Espagne sur la coalition protestante. Mais la France, qui s’était jusque-là tenue à l’écart, craignit que se reconstituât l’empire de Charles Quint et Richelieu, conseillé par le Père Joseph, s’allia aux puissances protestantes du Nord et relança le conflit. Le 19 mai 1635, le roi Louis XIII déclara la guerre à l’Espagne. La France entra ainsi dans la guerre de Trente Ans. Après une lutte incertaine, l’armée française commandée par le jeune duc d’Enghien[8], vainquit les Tercios espagnols à Rocroi le 19 Mai 1643. Cette victoire mit fin à la suprématie espagnole et à l’invincibilité des Tercios, ces redoutables soldats d’infanterie lourde, armés d’une longue pique. Dans l’ombre, le Père Joseph fut l’un des principaux artisans des traités de Westphalie[9] qui marquèrent l’émergence du principe de la souveraineté des États comme fondement du droit international et furent la base du nouvel équilibre européen dans lequel le royaume de France redevint une grande puissance européenne jusqu’à la Révolution française

Le règne de Louis XIII fut celui du développement de la puissance royale, qui fit de de ce roi le nouveau Saint Louis, capable de restaurer l’harmonie de la chrétienté, face aux prétentions hégémoniques des Habsbourg. 

Le Père Joseph fut donc l’éminence grise du cardinal, « il n’avait rien d’un personnage occulte agissant à l’ombre des pouvoirs » et fut un agent actif de ce « grand siècle des âmes »[10].

En fait, toute l’action du Père Joseph n’avait qu’un objectif : la conversion généralisée de tous les peuples de la Terre pour restaurer l’unité de la Chrétienté. 

Au printemps 1638, il fut victime d’une première attaque cérébrale puis mourut en quelques jours d’une seconde attaque le 18 décembre 1638. Le cardinal de Richelieu écrivit : « Je perds ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui. ». Une légende noire : c’est le sort que l’histoire a légué au père Joseph du Tremblay, moine austère et « éminence grise » de Richelieu. A la fois Talleyrand et Machiavel, perçu par ses contemporains comme une « âme méchante », une « araignée » et un « bourreau », le père Joseph fut décrié pendant des siècles. Archétype des « éminences grises », conseillers de l’ombre, discrets et mystérieux, entourés d’une réputation sulfureuse qui rend leur influence difficile à mesurer[11]

Érik Lambert.


[1] L’expression « Sublime-Porte » désigne la maison et la résidence officielle du grand vizir, où sont regroupés les services de l’administration centrale. Le mot turc kapi désignait une porte, mais aussi le palais du sultan (d’où parfois l’expression « porte ottomane »), puis le palais du grand vizir et enfin le siège du gouvernement. Les troupes du sultan étaient désignées par l’expression kapi kullari, c’est-à-dire « les esclaves de la Porte ». À partir de 1654, le grand vizir fut doté d’un palais particulier où se tinrent les séances du divan ou Conseil du gouvernement ; ce palais fut d’abord appelé Pasa kapisi (palais du Pacha), puis Bab-i Âli, la « Sublime Porte », nom sous lequel les Occidentaux ont englobé à la fois le palais du sultan, la cour ottomane, le gouvernement et finalement l’État ottoman lui-même. Devenu Turquie après la défaite subie lors de la Grande Guerre. Vaincue à l’issue de la Guerre de 1914-1918, la Turquie ottomane suscita la convoitise de ses voisins, notamment la Grèce. Elle fut sauvée du démembrement par un général de 38 ans, Moustafa Kemal qui entra en rébellion contre le sultan et réunit dès 1919 un Congrès national. Deux pouvoirs s’affrontèrent désormais, le sultan à Istamboul, les nationalistes, regroupés autour de Moustafa Kemal, à Ankara (ou Angora), au cœur de l’Anatolie. Le traité de paix signé à Sèvres en 1920, proposa de dépecer ce qui restait de l’empire ottoman. Pour Moustafa Kemal et l’ensemble des Turcs, il apparaissait insupportable. Dans un sursaut d’énergie, les Turcs chassèrent les armées étrangères, notamment grecques. Surnommé « Ghazi » (le Victorieux), Moustafa Kemal contraignit les Alliés à signer un nouveau traité à Lausanne en 1923, qui jeta les bases de la Turquie moderne. Le sultan discrédité par l’acceptation du traité de Sèvres quitta son palais sans attendre et Moustafa Kemal put dès lors en finir avec le multiculturalisme ottoman. Le nouvel homme fort du pays déplaça la capitale d’Istamboul à Ankara et remplace enfin le sultanat par une République dont il devint le premier président (avec un pouvoir absolu).
[2] La France, au XVIIe siècle, baignait dans un climat de grande dévotion influencé par l’action de St François de Sales, St Vincent de Paul, de Port Royal, des récollets, des capucins et de bien d’autres, ce qui valut à ce siècle d’être qualifié « Siècle des Saints ». La conversion d’Henri IV en 1593, la fin des guerres de religion que conclut l’Édit de Nantes en 1598, la mise en application des décrets du Concile de Trente conduisirent à une « renaissance catholique » en France, et dans une partie de l’Europe. De là découla un enthousiasme pour les missions de la part du clergé séculier français, celles-ci étant jusque-là réservées aux congrégations religieuses. Ainsi, au début des années 1620, le projet d’envoyer des missionnaires capucins à l’étranger prit forme. En janvier 1622, un religieux du même ordre, le père Pacifique de Provins s’embarqua pour les Échelles du Levant à la demande de Joseph Le Clerc du Tremblay. 
[3] Membre du Conseil du Roi à partir de 1624, le Cardinal de Richelieu était l’artisan d’un rapprochement entre la reine mère Marie de Médicis et Louis XIII. Il gagna la confiance du roi, mais lors de la « Journée des dupes » du 9 novembre 1630, la reine mère, devenue son adversaire le plus déterminé, pressa Louis XIII de le renvoyer. Après avoir mis à la raison, les protestants, la noblesse adepte des duels et des révoltes, Richelieu voulait désormais garantir la tranquillité de la France sur ses frontières. Il aspirait à combattre la maison catholique des Habsbourg qui gouvernait l’Espagne et les États autrichiens. Louis XIII était partagé entre le respect pour sa mère et la tentation de se défaire d’elle en politique, pour s’affranchir de ce personnage encombrant, tyrannique et versatile à la fois. Mais ne serait-il pas tenté aussi de se libérer de l’emprise du cardinal, qu’il redoutait autant qu’il l’admirait ? Catholique fervent, le roi de France était rongé par le doute, face à la politique résolue, mais peut-être dangereuse du cardinal en Europe ? Finalement lors de cette « Journée des dupes » Louis XIII renouvela sa confiance et son soutien sans réserve à son ministre.
[4] Du latin custodia: «garde». Subdivision d’une province dans certains ordres religieux, notamment chez les Ordres mendiants (Capucins, Franciscains). La custodie de la Terre Sainte est la plus importante d’un point de vue historique et symbolique, les Franciscains assurant la garde des lieux Saints où Jésus a vécu.
[5] Le terme de très-chrétien est une locution, un paraxalème, issue du latin christianissimus. Ce sont les papes qui ont créé et utilisé cette expression qui désignait jusqu’au XIVème siècle tous les souverains d’Europe auxquels le successeur de Pierre s’adressait. Il s’agissait d’une marque d’amitié et de confiance, et restait donc assez rare. C’est sous le règne de Charles V (1364-1380) que le terme ne désigna plus que le roi de France, et seulement celui-ci. Le roi de France était déjà nommé « nostre bien-aimé et aîné fils » par les papes, il allait être aussi nommé roi très-chrétien
[6] Le Diète de Ratisbonne fut un rassemblement d’États impériaux du Saint-Empire romain germanique, convoqué en 1623 par l’empereur Ferdinand II. La force des princes face à l’empereur, quelle que soit leur couleur religieuse, devint évidente lors du Colloque de Ratisbonne de 1630
[7] Auprès du roi Gustave-Adolphe de Suède et négocia l’alliance entre celui-ci et Louis XIII en 1631.
[8] Connu plus tard sous le nom de grand Condé.  
[9] Traités de Westphalie
Le 24 octobre 1648 furent publiés les traités négociés dans les semaines précédentes en Westphalie (province occidentale de l’Allemagne). Ils mirent fin à la guerre de Trente Ans qui saigna l’Allemagne. Ils se soldèrent par l’émiettement politique de celle-ci. Les deux grands vainqueurs du conflit furent la Suède, devenue la principale puissance de la mer Baltique, et la France, son alliée, désormais sans rivale en Europe occidentale. Les traités consacrèrent la division religieuse de l’Allemagne. Les princes purent imposer leur confession à leurs sujets : catholique, luthérienne ou calviniste, selon le principe : « cujus regio, ejus religio » (tel souverain, telle religion). La France fut confirmée dans la possession des Trois-Évêchés de Metz, Toul et Verdun, ainsi que de la plus grande partie de l’Alsace, à l’exception notable de Strasbourg que Louis XIV annexa quelques années plus tard. Dix ans plus tard, en 1659, la paix des Pyrénées et la paix du Nord confirmèrent la prépondérance française en Europe.
[10] R.Sauzet, Au Grand Siècle des âmes – Guerre sainte et paix chrétienne en France au XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2007, 300 pages. Un chapitre est intitulé : « Un homme d’exception : le père Joseph (1577-1638) »
[11] Souvenir encore vivace si l’on en croit une belle chambre d’hôtes en marais poitevin, hommage au Père Joseph, https://www.portail-marais-poitevin.com/chambre-avec-jacuzzi/nuit-romantique-avec-jacuzzi-pere-joseph/

François Leclerc du Tremblay

Francois Leclerc du Tremblay (1577-1638)

Deux hommes incarnèrent la politique française au début du « Grand Siècle »[1] : l’un, Richelieu, en fut l’artisan ; l’autre, le père Joseph, en fut la cheville ouvrière. Supérieur du couvent des Capucins à Tours, François Leclerc du Tremblay rencontra en 1609 Eléonore de Bourbon, tante d’Henri IV et abbesse de Fontevraud, qui le chargea de réformer l’abbaye. Lorsque le cardinal de Richelieu entra au Conseil du roi[2] Louis XIII, en 1624, il fit immédiatement appel au père Joseph. Ce fut alors que débuta la collaboration entre lui et Richelieu, collaboration renforcée par une amitié qui dura 30 ans. Les objectifs politiques des deux hommes consistaient à mettre au pas la noblesse, prompte aux duels et aux révoltes, et à asseoir l’autorité du roi, « l’absolutisme ». Il s’agissait de combattre les protestants de l’intérieur et leurs alliés anglais, de garantir la tranquillité de la France sur ses frontières en s’alliant aux protestants allemands pour diviser l’Allemagne et abaisser la maison des Habsbourg qui, d’un côté, gouvernait l’Espagne et, de l’autre, les États autrichiens. Le Père Joseph fut aux côtés du Cardinal pour vaincre les menaces intérieures et mettre en place un État moderne. 
Difficile d’appréhender la personnalité du principal collaborateur de Richelieu, personnalité affectée de la légende noire multiséculaire conférée à ce moine capucin[3], « éminence grise »[4] de Richelieu, tout à la fois Talleyrand et Machiavel, présenté par ses contemporains comme une « âme méchante », une « araignée[5] » et un « bourreau », le père Joseph fut décrié pendant des siècles. Il organisa un véritable service de renseignements parallèle, recourant à de nombreux capucins. Le père d’Alais est ainsi chargé des relations avec la Bavière pendant que celles avec l’Empire germanique sont dévolues au père de Casal. Le Père Joseph participa au « mouvement d’exaltation royale » qui fit de Louis XIII le nouveau Saint Louis, capable de restaurer l’harmonie de la chrétienté, face aux prétentions hégémoniques des Habsbourg. Ainsi, l’Europe centrale fut engagée dans l’inextricable guerre de Trente ans[6] et la toile d’araignée des « honorables correspondants » du père Joseph permit à Richelieu de tisser ses alliances au gré des circonstances.
Progressivement, le capucin s’imposa comme ministre des Affaires étrangères officieux, faisant parfois peu de cas du personnel diplomatique en place. De l’affaire de la Valteline[7], en 1625, au siège de La Rochelle[8], en 1627-1628, le père Joseph fut de toutes les « campagnes » de Richelieu. Après la reddition de La Rochelle, le cardinal, qui n’était pas un ingrat, proposa à son ami et conseiller le titre d’évêque de la ville. Mais le père Joseph refusa cet honneur. Richelieu se plut à surnommer le père Joseph tour à tour Ezéchieli ou Tenebroso-Cavernoso, selon qu’il fit référence à ses talents de prédicateur ou de négociateur et de manipulateur hors pair. Richelieu et son conseiller travaillaient souvent la nuit, entre deux et six heures du matin. Puis, le cardinal se couchait deux petites heures. C’est le moment que choisissait le père Joseph (qui logeait dans une petite pièce attenante à la chambre du ministre de Louis XIII) pour recevoir ses agents, souvent des capucins, venus lui présenter leur rapport.

Il fut un fervent apologiste de l’absolutisme catholique, « système mystico-politique » au service du souverain. Du reste, il composa de La Turciade, une épopée en quatre mille six cent trente-sept vers latins, qui fut imprimée en deux exemplaires dont un pour le pape florentin urbain VIII (pape de 1623 à 1644) destinataire de l’un d’eux. Le souverain pontife l’appela « L’Énéide chrétienne ». Il avait influencé le pape Grégoire XV pour l’érection, en 1622, de la Congrégation pour la propagation de la foi et fut nommé, en 1625, commissaire apostolique pour toutes les missions étrangères. Il dirigea, de 1624 à 1638, le seul journal autorisé à l’époque, Le Mercure françois[9] fondé en 1605, y théorisant notamment l’absolutisme catholique.

Mais servir le roi consistait aussi pour lui à servir la gloire de Dieu en espérant reconquérir les Lieux Saints, …

Érik Lambert


[1] Le XVIIe siècle français est souvent appelé « le siècle de Louis XIV », ou le « Grand siècle » dont on considère qu’il atteignit son apogée à la mort de Louis XIV en 1715. Pourtant, il fut aussi le fruit du règne des rois précédents Henri IV et Louis XIII, ainsi que de la régence d’Anne d’Autriche, sans lesquels le futur Roi-Soleil n’aurait pas trouvé un pays solidement gouverné à l’intérieur comme à l’extérieur ; un pays capable de s’affirmer comme la première puissance politique et économique européenne et de rayonner jusqu’en Amérique du Nord sur le plan culturel et intellectuel. Henri IV, Louis XIII et Richelieu, Anne d’Autriche et Mazarin, permirent le redressement spectaculaire de la France, qui mit plus d’un demi-siècle à remonter du fond de l’abîme où l’avaient plongée ces longues et ruineuses guerres civiles (8 guerres de religion !). C’est la période de la monarchie absolue de droit divin, mais aussi celle du développement des arts comme la littérature, le théâtre, la musique, la peinture et l’architecture.
[2] Le 29 avril 1624, le jeune roi Louis XIII appela à ses côtés le cardinal duc de Richelieu, Armand Jean du Plessis. Malgré ou à la faveur de leurs différences de tempérament, les deux hommes firent ensemble de la France encore féodale et brouillonne un État centralisé et fort. Marie de Médicis s’étant brouillée avec son propre fils, le roi Louis XIII, celui-ci lui avait interdit d’assister aux séances du Conseil d’en haut, aussi appelé « Conseil ordinaire » ou « Conseil des affaires », il se réunissait en présence du roi en personne et traitait des sujets majeurs. À force de persuasion, la reine-mère obtint toutefois de son fils qu’il y fît entrer le cardinal dont elle espérait qu’il servirait ses intérêts. Le jeune roi accéda à sa requête car, confronté à une situation internationale embrouillée, il devait bien constater l’impéritie de son chef de gouvernement, le surintendant des Finances Charles de la Vieuville. Il nota a contrario la pertinence des avis du cardinal, transmis par sa mère. Très vite, le cardinal se fit remarquer du roi par son talent et son dévouement. Il prit l’habitude de s’entretenir en tête-à-tête avec le roi avant chaque Conseil de façon à faciliter ses interventions. Quatre mois plus tard, le 13 août 1624, La Vieuville fut arrêté sous l’accusation de malversations et Louis XIII offrit à Richelieu la direction du Conseil d’en haut. À ce poste de « principal ministre » ou Premier ministre, le cardinal révéla dès lors jusqu’à sa mort son génie politique. Il en fut récompensé dès 1629 par les titres de duc et pair. Le Roi était « assisté » par des conseils. Le Conseil du roi était l’organe au sein duquel le roi déclarait sa volonté et définissait son action. Le Conseil d’en haut avait pour objet toutes les questions importantes de politique intérieure ou extérieure et a lieu au moins trois fois par semaine, réunissant le roi et les ministres d’État. Le Conseil des dépêches où étaient examinées les affaires rapportées dans des dépêches rédigées par des gouverneurs et intendants des provinces. Institué vers 1650, il fut d’abord présidé par le chancelier, mais le roi se mit à le présider lui-même à partir de 1661. C’était donc un conseil de haute administration, dont les réunions avaient lieu tous les quinze jours. Le chancelier, les ministres d’État, les secrétaires d’État, le chef du conseil royal des finances participaient à ce conseil qui était ouvert à des membres de la famille royale. Monsieur, frère du roi, y était admis. C’était aussi le lieu de formation politique du Dauphin et de ses fils. Le Conseil royal des finances qui se tenait deux fois par semaine et consacra le rôle de plus en plus important du contrôleur général des finances surtout lorsque ce fut Colbert. Le Conseil de conscience qui comprenait principalement le roi et son confesseur, avait pour charge la distribution des bénéfices ecclésiastiques. Ces réunions, non soumises au regard de la Cour, comportaient le roi entouré de quelques personnes de confiance placées à des postes-clés. On vit se constituer de véritables dynasties au service de l’État : les Colbert, les Le Tellier, les Phélyppeaux…
[3] Clin d’œil : Le cappuccino, boisson iconique italienne, tire son nom de “capucin”, qui ne fut au départ qu’un surnom donné par la population locale au moines qui portaient un long capuce – capuchon en pointe. L’origine du nom cappuccino serait à attribuer à Marco d’Aviano, un frère capucin choisi comme confident par l’empereur autrichien Léopold Ier dans les années 1680. Ce fut à cette période qu’apparurent les premiers cafés à Vienne, qui servir des « Kapuziner », café bouilli et mélangé avec de la crème, du sucre et des épices. Le nom de la boisson chaude viendrait de sa couleur qui rappelle celle de l’habit porté par lesdits religieux.
[4] « Éminence », parce qu’il a été élevé au rang de cardinal par Richelieu un peu avant sa mort. « Grise » parce qu’en tant que membre des capucins, il portait une robe de bure grise. A sa mort, le cardinal de Richelieu écrivit : « Je perds ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui. »
[5] Peut-être en référence à « l’universelle araignée », image attachée à la politique tortueuse de Louis XI. Peu d’hommes ont autant espéré que Louis XI, la mort de leur père, Charles VII, le Bien Servi qui n’eut pas de pire ennemi que son propre fils, né de Marie d’Anjou.  Mais une fois parvenu à ses fins et installé sur le trône, à l’âge déjà avancé de 38 ans, Louis XI témoigna rapidement d’un sens politique hors du commun, avec l’objectif de consolider l’État, sans souci de son apparence et de son amour-propre. « Je suis France », aurait-il dit. Surnommé Louis le Prudent, il privilégia la ruse et la négociation sur la guerre, n’hésitant jamais à acheter la paix au prix fort pourvu que ce soit dans l’intérêt du royaume. Louis XI fut un fin stratège qui tissa sa toile à la manière d’une araignée, ce qui lui valut le surnom de « l’universelle araignée ». 
[6] Guerre qui impliqua la plupart des États européens de 1618 à 1648. L’Allemagne en sortit ravagée et divisée. Le conflit débuta avec la défenestration de Prague (1618), une péripétie qui mit aux prises l’empereur d’Allemagne, de confession catholique, et ses sujets tchèques, de confession protestante. À la Montagne Blanche (1620), Ferdinand II de Habsbourg écrasa les Pragois. Craignant la suprématie des Habsbourg, le roi de Danemark Christian IV, intervint dans le conflit, aidé en secret par la France de Richelieu. Mais la paix de Lübeck (1629) l’obligea à ne plus s’occuper des affaires allemandes. En 1631, le roi de Suède Gustave Adolphe intervint à son tour. Mais il trouva la mort à Lützen, près de Leipzig (1632). La France, enfin, déclara officiellement la guerre aux Habsbourg d’Espagne (1635). Le jeune duc d’Enghien mit fin à Rocroi à plus d’un siècle de suprématie militaire de l’Espagne (1643). La guerre de Trente Ans se conclut par les traités de Westphalie (1648). Le conflit franco-espagnol perdura quant à lui jusqu’au traité des Pyrénées (1659).
[7] La guerre de la Valteline (région italienne) s’inscrivit dans le contexte de la guerre de Trente Ans (1618-1648) dont elle fut un des épisodes. 
[8] La Rochelle était la dernière des places fortes concédées aux protestants par l’Édit de Nantes 30 ans plus tôt. À la faveur des troubles consécutifs à la minorité de Louis XIII, les habitants de la ville commirent l’imprudence de se soulever contre le roi. À l’instigation du duc de Buckingham (favori de Jacques 1er puis de Charles 1er d’Angleterre), les Anglais en profitèrent pour débarquer sur l’île de Ré, en face de la cité rebelle. Richelieu ordonna le siège de la ville le 10 septembre 1627 et prit en personne le commandement des opérations. L’âme de la résistance en fut le maire Jean Guitton (1585-1654), un armateur énergique qui sut maintenir très haut le moral des assiégés. Il fit le serment de tuer le premier qui parlerait de se rendre : « Pourvu qu’il reste un homme pour fermer les portes, c’est assez ! » Mais Richelieu, décidé à en finir, fit construire une digue pour fermer le port aux Anglais. Et, du côté de la terre, il interdit l’accès des secours par une ligne de retranchements longue de douze kilomètres. Pendant que les Rochelais endurèrent une terrible famine, le duc de Buckingham prépara à Portsmouth, une nouvelle expédition pour venir à leur secours. Mais il fut assassiné le 23 août 1628 par un officier protestant, John Felton. Dès lors, réduits à leurs seules forces, les Rochelais durent reconnaître leur défaite et Guitton préféra capituler plutôt que de les voir mourir de faim. Honorant le courage du maire, Richelieu renonça à le faire emprisonner. Fort de sa victoire, le roi Louis XIII accorda aux rebelles la paix d’Alès. Il confirma le régime de tolérance religieuse tout en réduisant les privilèges militaires accordés aux protestants. 
[9] Titre exact : Le Mercure françois ou la Suitte de l’histoire de la paix commençant l’an 1605 pour suite du Septénaire du D. Cayer, et finissant au sacre du très grand Roy de France et de Navarre Louis XIII.

François Leclerc du Tremblay

Francois Leclerc du Tremblay (1577-1638)

Il fait l’objet de nombreux livres ; Alfred de Vigny lui attribua une responsabilité dans l’exécution du jeune conspirateur Henri Coiffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars[1], alors qu’Aldous Huxley lui consacra en 1941 une biographie[2] ; il apparaît par ailleurs dans un drame lyrique de Gounod[3], eut l’honneur des colonnes du Monde Diplomatique[4] en avril 1958, apparaît dans des films, figure en arrière-plan de la célèbre œuvre picturale de Henri-Paul Motte, Richelieu au siège de La Rochelle[5] et eut même le privilège d’être portraituré au XVIII°siècle[6]. Il fut par ailleurs l’objet d’une huile sur toile du peintre académique Jean-Léon Gérôme conservé au musée de Boston[7]. Enfin, l’intérêt qu’il suscite encore de nos jours se manifeste par les multiples podcasts[8]qui lui sont consacrés. Mais qui était ce personnage énigmatique ?

François Leclerc du Tremblay, dit « Père Joseph » fut un homme d’une telle influence que l’historiographie française du xix° siècle et du début du xx° siècle forgea le concept d’« éminence grise », concept inspiré par la figure de ce capucin, principal collaborateur du cardinal de Richelieu. Dans Les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas n’écrivit-il pas : « Après le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était l’homme dont le nom peut-être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le père Joseph, c’est vrai, mais son nom, à lui, n’était jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur qu’inspirait l’éminence grise, comme on appelait alors le familier du cardinal ». Sa robe grise de capucin fut mise en parallèle avec celle, rouge, du cardinal de Richelieu et devint l’archétype de l’éminence grise. Homme talentueux et efficace, travaillant dans l’ombre de Richelieu, il exécutait des missions secrètes pour le cardinal. Le contraste entre le vu et le caché est essentiel pour percevoir le concept d’« éminence grise ». Adjoint du premier ministre de Louis XIII, le « Père Joseph » fut un collaborateur de qualité à tel titre que Richelieu demanda à Rome le chapeau de cardinal pour celui qui ne le quittait jamais ; d’où le nom d’« éminence ». Perpétuellement malade, Richelieu pensait sans doute à son homme de confiance pour lui succéder, et c’est pour cela qu’il contribua à l’élever au cardinalat. Mais, le père Joseph mourut avant lui le 18 décembre 1638. 

Tremblay était un ecclésiastique sans position à la cour, devenu l’un des principaux diplomates royaux et une sorte de ministre des affaires militaires. Ce statut ecclésiastique fut très important car il induisit longtemps l’idée qu’une éminence grise était nécessairement un homme d’Église. Capucin, il était vêtu de gris, couleur parfaitement associée avec le symbole de ces « zones grises[9] » entre l’ombre et la lumière où œuvrent depuis les Arcana imperii[10] de l’Antiquité, ces personnages obscurs qui étaient parfois plus puissants que les puissants. Du reste, Molière dans Le Tartuffe illustra les obsessions nourries au XVII°siècle pour la dissimulation, stratégie qui fut dénoncée avec l’avènement de la démocratie. 

François-Joseph Leclerc du Tremblay naquit le 4 novembre 1577 à Paris d’une famille de parlementaires[11]. En effet, son père fut président aux requêtes du Parlement de Paris, puis ambassadeur à Venise et enfin chancelier de François d’Alençon[12]. Il reçut une éducation humaniste, d’autant qu’hormis sa mère, personne ne devait lui parler autrement qu’en latin et en grec. Il aurait probablement suivi la tradition de robe paternelle si le veuvage de sa mère, Marie de La Fayette, n’en avait décidé autrement. En effet, son père mourut en 1587, en pleine période ligueuse. François avait alors 10 ans. Les troubles politiques incitèrent sa mère à se retirer dans leur château du Tremblay, près de Montfort-L’Amaury. Ce fut là que le jeune François découvrit Saint -Augustin. « J’avais joué aux cartes, ri et folâtré à bouche ouverte, quand, au-dedans, je conçus soudain une grande mutation de sentiments ; sur les parties basses de mon âme, s’épandit une rosée de délectation divine. ». Sa mère, issue d’une famille de noblesse d’épée, préféra diriger son aîné vers la carrière militaire. Né dans un milieu très ouvert pour l’époque, animé tant par le service de l’État que par l’intérêt manifesté pour les questions religieuses, sa filiation parentale lui permit de prendre le titre de baron de Maffliers en 1595. Ce titre contribua par ailleurs à sa fortune et le mit en relation avec quelques grandes familles de la cour, les Joyeuse, les Retz et les Montmorency. Du reste, Joseph-François reçut une éducation nobiliaire et, à 18 ans, fit plusieurs voyages initiatiques en Italie et en Allemagne, expérimenta sa bonne connaissance des langues, séjourna à la cour sous la protection du connétable[13] de Montmorency, s’initia au métier des armes, fréquenta la célèbre académie équestre d’Antoine Pluvinel et participa, en 1597, à son premier fait d’armes, au siège d’Amiens. 

Sa décision de rompre avec sa carrière de noble d’épée n’était pas une tocade car il avait déjà côtoyé les milieux dévots parisiens. Il fréquenta le collège de Boncourt[14], rencontra André du Val[15] et Pierre de Bérulle, deux figures de proue du renouveau spirituel à l’aube du Siècle des Saints. Ce fut Bérulle, le futur fondateur de l’Oratoire, qui le fit entrer dans l’un des plus célèbres foyers religieux de la capitale : l’hôtel de Madame Acarie. Par ailleurs, Joseph fut, dès son enfance sujet à des « visions sataniques » tout en nourrissant un profond sentiment de culpabilité qui le conduisit, le 2 février 1599, à prendre l’habit gris des capucins sous le nom religieux de Père Joseph. Soucieux de fuir le monde qu’il aspirait à réformer, son amitié avec Pierre de Bérulle[16] le conforta dans son ambition de jouer une rôle spirituel. Selon ledit Bérulle, le catholicisme français était déchiré entre les « catholiques royaux » qui situaient l’Église dans l’État, et les « catholiques zélés » qui situaient l’État dans l’Église. Refusant le catholicisme royal, conjoignait mystique et politique, Bérulle entendait réformer le corps de l’Église en pariant sur le fait que le roi finirait par ne plus tolérer les hérétiques en son royaume. Le choix opéré par François Leclerc du Tremblay de rejoindre les Capucins n’était pas anodin : cet ordre franciscain austère, très attaché à l’entourage de feu roi Henri III avant de verser dans la Ligue catholique, était connu pour avoir déjà accueilli plusieurs membres de la cour, comme le marquis de Querfinian et le célèbre Ange de Joyeuse[17].

Créés en 1525 par Matteo di Bassi dans le but de restaurer la règle franciscaine dans toute sa rigueur, les Capucins exerçaient au XVIIe siècle, par leur ardeur militante, une influence grandissante. Au moment des grandes crises de subsistances et des épidémies, avec leur capuche, pieds nus dans des sandales, ils circulaient parmi les malades, payant de leur personne, très souvent au prix de leur vie. Ordonné prêtre en 1604, le père Joseph devint alors un mystique et un missionnaire à l’activité débordante. À l’intérieur de l’ordre, son ascension fut rapide. Il fut successivement maître de philosophie à Paris, maître des novices à Meudon, supérieur de la maison de Bourges avant d’être envoyé dans la province tourangelle comme coadjuteur du provincial. Le père Joseph se signala aussi par un grand nombre d’initiatives. Il organisa les grandes missions capucines dans les régions calvinistes de l’ouest du royaume, il mena également la réforme de l’abbaye de Fontevraud et fonda la congrégation des filles du Calvaire. Ce nouvel ordre de moniales, dont il devint le directeur de conscience attitré, reçut alors le soutien de Marie de Médicis à Paris et de Richelieu à Loudun. Cette rencontre avec la reine mère et le jeune évêque de Luçon, Armand Du Plessis plus connu sous le nom de Richelieu, fut décisive pour son avenir politique, puisqu’on le sait, cela lui permit de devenir l’agent et le principal conseiller de « l’homme rouge », après que celui-ci eut été rappelé aux affaires d’État. Ils se rencontrèrent en 1610 ou 1611 alors qu’ils travaillaient tous les deux à la réforme de Fontevraud. Avide de pouvoir, Richelieu, dont l’origine sociale et l’éducation étaient très proches de celles du père Joseph, comprit le bénéfice qu’il pourrait retirer de l’amitié du capucin, qui connaissait parfaitement les milieux de la cour. L’existence du Père Joseph suivit dès lors un nouveau chemin. 

Érik Lambert


[1] A. de Vigny, Cinq-Mars, publié en 1826. A.de Vigny, Cinq-Mars, Paris, Livre de poche, 2006, 640 pages.
[2] On peut se reporter au travail publié par les Éditions des Belles Lettres, A. Huxley, L’Éminence grise, études de religion et de politique, Les Belles Lettres, Paris, 2022, 360 pages.
[3] C. Gounod, Cinq-Mars, première représentation à l’Opéra-Comique, 5 avril 1877.
[4] Article titré « Un capucin diplomate ».
[5] Il apparaît aussi dans une huile sur toile conservée au Detroit Institute of Arts ; Charles-Édouard Delort, La distraction de Richelieu, le Père Joseph, le Cardinal Richelieu et ses chats
[6] Oeyreluy ; église paroissiale Saint-Pierre par La Tourasse au XVIII°siècle.
[7] J.L. Gérôme, L’Éminence grise. 1873. Peinture à l’huile sur toile représentant le Père Joseph descendant un grand escalier du Palais-Cardinal devenu Palais-Royal sous Louis XIV. On identifie une douzaine de courtisans qui montent les marches et s’inclinent dans sa direction. Le Père Joseph dans sa coule de capucin, la corde de Saint-François (cordon séraphique) à laquelle pend un rosaire, descend lentement les marches. Son regard plongé dans la lecture du bréviaire qu’il tient des deux mains, sans paraître se préoccuper des courbettes que provoque son passage. Le peintre souligne l’influence politique du père Joseph en accentuant le contraste entre le capucin vêtu de sa robe de bure seul à droite et la magnificence des ecclésiastiques et des nobles qui s’inclinent respectueusement devant lui, regroupés à gauche. Les armes du cardinal de Richelieu se détachent à l’arrière-plan (D’argent à trois chevrons de gueules). L’œuvre est peut-être une critique ironique de l’influence de l’église sur la vie politique. Gérôme montre la duplicité du père Joseph. D’ailleurs ce tableau est peint en période d’Ordre moral. Le Larousse de 1865 précise à propos de Tremblay : « intelligence vaste et réfléchie… peu scrupuleux… sachant allier les ruses de la politique aux formes de l’austérité religieuse, ce moine homme d’état, cette éminence grise, comme on l’appelait, était un vrai ministre sans titre officiel, mais une autorité devant laquelle s’inclinait secrétaire d’État, ambassadeurs et généraux ». 
[8] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/au-fil-de-l-histoire/l-eminence-grise-de-l-eminence-rouge-le-pere-joseph-conseiller-de-richelieu-1058507 ; https://www.europe1.fr/emissions/les-conseillers-de-lombre/le-pere-joseph-eminence-grise-de-richelieu-4001504
[9] Expression désormais très utilisée en géopolitique pour qualifier un espace de dérégulation sociale, de nature politique ou socio-économique, échappant au contrôle de l’État ; espace dont le contrôle est aux mains de « groupes alternatifs » et dans lequel tend parfois à se développer une économie parallèle. 
[10] Gouvernement secret, ce qui ne peut être percé à jour, ce qui substantiellement est celé tout en étant au cœur de la politique. Le mot arcane, du latin arcanus(de arx, forteresse ou de arca, coffre), apparaît en français sous la forme arquenne ou archane dès le début du XVe siècle.
[11] Issu de la Curia regis (Cour ou Conseil du roi), le Parlement est l’un des principaux rouages de l’administration centrale de la France d’Ancien Régime. Les Parlements étaient des entités juridiques et administratives qui contribuaient à la gouvernance du pays par le Roi.  Ces juridictions (et en premier lieu le Parlement de Paris) avaient pour fonction très importante d’inscrire dans leurs registres toutes les décisions et mesures prises par la Royauté, après avoir vérifié leur compatibilité avec le droit, les usages et les coutumes locales (un ensemble mi-formel, mi-informel que l’on appelait alors les « Lois fondamentales du Royaume »). Ce furent donc une « cour constitutionnelle ». Petit à petit, les Parlements développèrent un nouvel usage coutumier, appelé le « droit de remontrance » qui consistait à formuler des recommandations et préconisations au Roi en amont de l’enregistrement d’une mesure. L’idée était d’avertir le Roi que telle ou telle mesure qu’il souhaitait adopter était en contradiction avec une ancienne mesure de ses prédécesseurs, ce qui nécessitait potentiellement de revoir la mesure proposée par le Roi. Les parlementaires constituèrent une véritable « classe sociale », très riche, disposant de nombreux privilèges, qui se transmettaient donc de génération en génération. La possession d’une charge de magistrat valait au concerné d’être anobli, et les membres des parlements étaient appelés dans l’Ancien Régime la noblesse « de robe ». En fait, ils représentaient la bourgeoisie des villes. Le Parlement de Paris joua un rôle important lorsque Louis XVI décida d’imposer au Parlement de Paris un emprunt important. Les parlementaires réclamèrent la convocation des États-Généraux, chose qui ne s’était plus produite depuis 1614. La réunion des États-Généraux marqua le point de départ de la Révolution, qui détrôna Louis XVI, victime de son incapacité à vaincre l’opposition des privilégiés.
[12] Dernier des fils du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis, François d’Alençon, devenu duc d’Anjou en 1576, était un homme ambitieux qui joua un rôle non négligeable au cours des guerres de religions, en France comme à l’étranger. Ses opinions religieuses modérées lui gagnèrent un grand nombre de partisans, catholiques et protestants. Il s’opposa fréquemment à Henri III, participant à des complots avec Henri de Navarre et prenant la tête des troupes combattant les forces royales. Appelé « Monsieur » était le chef des Politiques ou Malcontents qui plaçaient l’intérêt national au-dessus des querelles religieuses. La cinquième guerre de religion se conclut le 6 mai 1576 par la paix de Beaulieu-lès-Loches ou paix de Monsieur car elle est inspirée par le jeune frère du roi Henri III. Mais, la paix apparaissant trop favorable aux protestants, les ligues locales formées par les bourgeois catholiques s’unirent à l’initiative de Charles d’Humières, qui, en novembre 1576, refuse de livrer la citadelle de Péronne au prince de Condé, un chef protestant nommé gouverneur de Picardie et fondèrent le 12 mai 1577 la Ligue catholique (Sainte Ligue «au nom de la Sainte Trinité pour restaurer et défendre la Sainte Église catholique, apostolique et romaine »). Le duc Henri de Guise le Balafré en prit la tête avec ses frères, le cardinal de Lorraine et le duc de Mayenne et engagèrent une nouvelle guerre. La mort, en 1584, de François d’Alençon ouvrit au futur Henri IV la succession au trône de France.
[13] Chef de l’armée royale.
[14] A participé au développement de l’Université de Paris aux XIII° et XIV° siècles. Collège fondé en 1353 par Pierre de Bécoud pour 8 boursiers du diocèse de Thérouanne. Il prit le nom de Boncourt après une mauvaise traduction répétée du nom de son fondateur. Il fut rattaché en 1638 au collège de Navarre Depuis 1981, site du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui a abrité dès 1353, le Collège de Boncourt.
[15] André Duval, ou André du Val fut un théologien catholique ultramontain, professeur et prédicateur français né le 15 janvier 1564 et mort le 9 septembre 1638 (à 74 ans).
[16] Né en 1575, mort en 1629, après avoir fondé l’Oratoire en 1611 et été ordonné cardinal en 1627, Bérulle est un homme du Concile de Trente (1545-1563) et de la Contre- Réforme, dont le but fut à la fois de réformer l’Église catholique et d’endiguer le protestantisme. Bérulle poursuivit ses études à la Sorbonne et fut ordonné prêtre en 1599. En même temps, il faisait montre d’une grande précocité spirituelle, favorisée par l’influence des Capucins, des Chartreux, et de sa propre cousine Madame Acarie, qui tenait salon à Paris et qui bénéficiait de profondes expériences mystiques. Bérulle mènera de front deux types d’activité : l’accompagnement spirituel et la controverse. En 1600 il participe à la Controverse de Fontainebleau qui oppose le Cardinal du Perron à Duplessis-Mornay. Sur le plan spirituel sa première œuvre sera d’introduire en France le Carmel réformé par Sainte Thérèse d’Avila en 1584. Fascinés par l’œuvre espagnole, les dévots français – le cercle Acarie – affirment que la réforme doit être spirituelle avant d’être institutionnelle. Bérulle obtiendra d’Henri IV la permission et les moyens d’installer des carmélites espagnoles en France en leur donnant mission de former les futures carmélites françaises. En octobre 1604, six religieuses arrivent au couvent de l’Incarnation, et à la mort de Bérulle 42 carmels auront été fondés. A la suite du Concile de Trente s’est mise en route une profonde réforme du clergé séculier, très mal formé au 16ème siècle par manque de séminaires. Conscient des faiblesses théologiques et spirituelles du clergé, Bérulle travaille d’abord modestement, en regroupant quelques prêtres en communauté de façon à les former et à les mettre à disposition des évêques. Il a pour modèles d’enseignement les jésuites, les oblats de Saint Ambroise, et Philippe de Néri, le fondateur de l’Oratoire romain. Cet admirateur de Savonarole, né à Florence en 1515, monta à Rome où il fut profondément frappé par le nombre de personnes désœuvrées. Il eut l’idée de les inviter à former une sorte de groupe de prière qu’on appela l’Oratoire. L’Oratoire est introduit à Thonon par François de Sales, ami de Bérulle. Et en 1611, celui-ci fonde l’Oratoire de France à l’hôtel du Petit Bourbon, vers l’actuel Val de grâce. L’expansion est très rapide si bien qu’à la mort de Bérulle 50 maisons auront vu le jour, les premières à Dieppe, à la Rochelle, à Saumur…avec parmi leurs objectifs de lutter contre l’influence du protestantisme, les principaux étant l’éducation, la mission, les hautes études. En 1616, l’Oratoire s’installe à l’hôtel du Bouchage, tout près du Louvre afin de se rapprocher du pouvoir royal. En effet, la réforme doit se faire par le haut. Les travaux commencent en 1621. Et pendant tout l’Ancien Régime cette maison aura un rôle de premier plan en tant que foyer liturgique et lieu de prédication. Les oratoriens, qu’on surnomme “ les pères aux beaux chants ” possèdent une belle bibliothèque, avec beaucoup de manuscrits orientaux. Bérulle a même eu le projet d’éditer une Bible polyglotte. Mais ce fondateur fut également un homme politique, lié à Marie de Médicis, aumônier d’Henri IV, et chef du parti dévot à partir de 1620. Mais un conflit l’opposa à son ami Richelieu dans les années 1628-1629 : par réalisme politique, Richelieu décida de composer avec les protestants, et il fut soutenu par Louis XIII., ce qui signifia la défaite de Bérulle et du parti dévot. Cette implication dans les affaires de son temps ne l’empêcha pas d’être avant tout un grand spirituel, qui vécut dans l’évidence et l’adoration de Dieu. Bérulle, cet homme petit, doux, onctueux même, autoritaire et très secret, a marqué la spiritualité française bien au-delà de son époque, de par ses fondations mais aussi de par ses convictions spirituelles. Il a façonné un certain type de prêtre et de chrétien : le catholique dévot. Une belle figure en est Saint Vincent de Paul, qui fonda les lazaristes pour les pauvres ; un exemple moins édifiant en est le Tartuffe immortalisé par Molière….
[17] Henri de Joyeuse, duc de Joyeuse (ville du Vivarais, actuellement en Ardèche) et comte du Bouchage (commune actuellement située en Isère), noble, homme de guerre et prêtre capucin français, nommé en religion « Père Ange », né le 21 septembre 1563 et mort le 28 septembre 1608.  Il a aussi été lieutenant général de la province du Languedoc puis Maréchal de France. Il quitta l’habit et rejoignit la Ligue catholique en 1592. De nouveau capucin à partir de 1599, Henri de Joyeuse (Père Ange) devint un prédicateur renommé et un mystique sujet à des extases. Son corps inhumé dans l’église du couvent des Capucins Saint-Honoré.  

ANTOINE, L’APÔTRE DES HUMBLES (3ème partie)

En novembre 1225, Antoine fut invité à assister au concile provincial de Bourges. L’objet de cette réunion, présidée par un légat du Pape, était de chercher le moyen de ramener la paix en Languedoc, troublé par les Albigeois, cathares de la région d’Albi, et les querelles entre les princes. Frère Antoine dénonça les causes profondes du conflit qui ravageait le Languedoc : causes religieuses, entretenues par les agissements des Albigeois ; causes sociales, dues à la soif de richesses et d’honneurs des princes du royaume, dont la plupart des sujets vivaient dans la pauvreté ; enfin causes morales, qui selon lui, n’étaient pas les moindres. Il dénonça les mauvais exemples donnés en ce domaine par certains membres de la noblesse, mais aussi du clergé. Fustigeant le comportement de Simon de Sully, archevêque de Bourges, qui appréciait peu les fraticelli[1] ; il reprocha aux évêques, avec des arguments bibliques, leur vie mondaine et luxueuse, et invectiva ceux d’entre eux qui n’avaient pas su ou pas voulu protéger leurs brebis des dangers de l’erreur. Bouleversé par cette parole de feu, Simon de Sully avoua ses fautes en une confession sincère. Antoine prêcha en terre cathare[2], convertit les hérétiques de Rimini et un impie du nom de Bononillo. 

Le 30 mai 1227, il fut nommé supérieur de la fraternité franciscaine du Nord-Italie, envoyé à Rome par le provincial de Sicile, pour assister au grand conseil général. Le pape Grégoire IX[3], émerveillé de son savoir, le surnomma alors « Arca testamenti » tant son exégèse de la Bible était inspirée, souhaitant même le conserver auprès de lui. 

À partir de 1229, atteint d’hydropisie[4], il se fixa dans la région de Padoue où les foules furent si nombreuses pour goûter à ses sermons que l’église locale s’avéra trop petite, poussant Antoine à prêcher dans les prés. Il passait de longues heures au confessionnal et se réservait des moments pour se retirer dans la solitude. La période des miracles peints par Le Titien, Donatello, Van Dyck, Pérugin, Rubens, … sembla commencer à la fin des années 1220. 

Travaillant beaucoup, il était très fatigué, affaibli. Sa santé s’avérait fort précaire. Le cardinal Raynaldo Conti, évêque d’Ostie, l’incita à dicter Sermones dominicales et in Solemnitatibus Sanctorum[5]traité de doctrine sacrée sous forme de recueil de sermons, avec lequel il offrit à ses confrères un instrument de formation pour la vie chrétienne et la prédication de l’Évangile. Des textes que le Pape Pie XII qualifia d’œuvre d’un « docteur et maître illustre en ascétique et mystique ». 

Il prit un peu de repos dans un petit ermitage à Camposampietro, aux environs de Padoue[6] où lui fut aménagé un petit refuge sous un grand noyer pour y passer des journées de contemplation et de dialogue avec les gens simples de ce bourg de campagne. Le vendredi 13 juin 1231, Antoine fut victime d’un malaise, prononça ses derniers mots : « Video Dominum meum[7] ».

En 1263 commença la construction de la basilique qui porte son nom. Une querelle pour obtenir son corps opposa les « Pauvres Dames »[8] et les habitants de Capo di Ponte où Antoine avait passé ses derniers jours, et les Padouans qui réclamaient qu’il fût enterré dans l’Église de la Sainte Mère de Dieu. Le corps fut finalement déposé dans l’église de Padoue. Une délégation fut envoyée à la Curie pour demander un procès de canonisation qui, malgré le peu de temps écoulé depuis la mort d’Antoine, aboutit le 30 mai 1232. 

Érik Lambert


[1] Désigne les dissidents les plus radicaux de la faction dite « spirituelle » qui, dans l’ordre franciscain, oppose à l’aile conventuelle ou orthodoxe la volonté de pratiquer la pauvreté volontaire selon la règle intangible de saint François. La persécution des Fraticelli est un des sujets du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose.  
[2] Originaires de l’Italie du nord, les « Cathares » professaient une doctrine simple et exigeante, fondée sur le retour à l’Évangile. Ils considéraient que l’Église officielle avait trahi sa mission dès le pontificat de Sylvestre Ier, sous le règne de l’empereur Constantin le Grand (Empereur romain 306 ou 310-337 qui fut le premier empereur romain à avoir reconnu l’importance du christianisme. Un édit de tolérance publié à Milan en 313 mit fin aux persécutions. Lui-même se fit baptiser sur son lit de mort. Après lui, tous les empereurs romains, à une exception près, Julien l’Apostat, furent chrétiens). Les Cathares ne reconnaissaient pas le dogme et les enseignements de l’Église catholique mais se revendiquaient eux-mêmes chrétiens et se désignaient sous cette appellation ou encore sous celle d’amis de Dieu. Ils ne reconnaissaient qu’un seul sacrement, le « consolamentum », qui effaçait toutes les fautes passées et garantissait la vie éternelle. Celui-ci n’étant donné qu’une fois, seuls les Bonshommes et les Bonnes Femmes (appellation usuelle des prédicateurs cathares) se sentaient assez fermes dans leur foi pour le demander en pleine force de leur âge. Ils étaient les seuls à pouvoir donner le « consolamentum ». Les fidèles d’un naturel peu religieux, quant à eux, faisaient en sorte de l’obtenir seulement dès qu’ils sentaient venir la mort, afin de ne pas mourir en état de péché. Les prédicateurs cathares du Midi furent servis par l’image déplorable que donna du catholicisme le clergé local. Prélats et curés se vautraient volontiers dans la luxure mais ne s’en montraient pas moins exigeants à l’égard de leurs ouailles en termes de morale. Au contraire, les parfaits (nom usuel que les inquisiteurs donnaient aux Bonshommes et Bonnes Femmes) affichaient une austérité irréprochable, empreinte de douceur et de sérénité mais témoignaient d’une grande compréhension envers les écarts de conduite de leurs fidèles. Ils vivaient chastement et s’interdisent toute nourriture carnée, prenant au pied de la lettre le commandement biblique : « Tu ne tueras point ». L’hérésie bénéficia de la protection bienveillante des seigneurs, arrive même à se structurer en Église véritable, avec quatre évêchés : Albi, Agen, Toulouse et Carcassonne. Le terme cathare fut une expression injurieuse inventée vers 1165 par le clerc rhénan Eckbert Schinau. Il faisait référence au grec katharos, qui signifie pur et soupçonnait les adeptes de cette secte de manichéisme (le monde est mauvais et il importe de s’en détacher par la quête de la pureté absolue). Les hérétiques furent aussi appelés Albigeois, par référence à Albi. Cette appellation trouva son origine dans le concile qu’a tenu la secte en 1165 dans le château de Lombers, sur les terres du vicomte de Trencavel, pas très loin d’Albi. C’est la première de ses assemblées qui ait laissé une trace écrite. Une croisade fut menée contre eux C’était la première fois qu’une croisade était dirigée contre des gens qui se réclamaient du Christ. L’expédition réunit un certain nombre de seigneurs ainsi que le comte de Toulouse. Elle fut placée sous le haut commandement de l’abbé Arnaud-Amalric, qui n’était autre que le chef du puissant ordre monastique de Cîteaux. Les opérations militaires débutèrent par le sac de Béziers et le massacre de sa population, le 22 juillet 1209. Les Albigeois sont vaincus avec la chute du château de Montségur le 16 mars 1244.
[3] Grégoire IX, Pape de 1227 à 1241, Ordre des frères mineurs. Il canonisa Antoine le 30 mai 1227.
[4] Accumulation anormale de liquide dans les tissus de l’organisme ou dans une cavité du corps.
[5] Sermons pour les dimanches et sermons en l’honneur des Saints.
[6] https://www.santantonio.org/fr/content/camposampiero-santuario-del-noce
[7] Je vois mon Seigneur.
[8] L’ordre de Sainte-Claire ou l’ordre des Clarisses

ANTOINE, DOCTEUR DE L’ÉGLISE. (2ème partie)

Antoine passa plus d’une année à Monte Paolo, de 1221 à 1222, priant dans une grotte, jeûnant au pain et à l’eau, s’adonnant comme les autres frères aux tâches les plus humbles. Pourtant, encouragé par le Poverello[1], il participa, avec d’autres franciscains et quelques dominicains, à des ordinations sacerdotales en la ville de Forli[2] le 22 septembre 1222. Il y remplaça le prêcheur absent, fit son premier sermon public et révéla son talent de prédicateur. Les mots qu’il prononçarévélèrent sa grande culture biblique, son aisance et sa simplicité d’expression une façon simple et concrète de s’exprimer, et un talent pour parler au cœur des personnes. Le Père Gratien, ministre de la province de Bologne qui lui avait confié le poste d’aumônier du petit monastère de Saint-Paul, écrivit le soir même à François d’Assise : « Dans le ciel franciscain, une nouvelle étoile vient de se lever ! »

Dès lors, Antoine mena l’œuvre d’un prédicateur chrétien au fil des routes du nord de l’Italie et du sud de la France pour réveiller par sa prédication les peuples et les pays souvent confrontés à un climat d’héréticité ; il s’agissait pour lui de « Tendre à une seule fin : le salut des âmes »[3]. Il est vrai que le XIII° siècle, fut, au-delà de sa « part d’ombre », une période de mutations suscitées par la croissance rurale et urbaine ; l’essor des activités économiques et commerciales[4]; le renforcement du pouvoir des gouvernants[5] ; l’essor artistique du gothique ; le développement et la circulation des savoirs[6]; l’apparition de nouveaux ordres religieux et de nouvelles formes de spiritualité[7]. Période d’éveil de la curiosité intellectuelle, de l’intérêt pour la nature et l’expérimentation qui se manifestèrent alors. 

Il fut un siècle d’élan intellectuel alimenté par la diffusion des écrits d’Aristote, transmis par les Arabes ; par le développement de la logique qui supplanta alors la rhétorique, et par l’usage croissant de la langue vulgaire dans la littérature, les actes publics ou les écrits scientifiques. Toutes ces évolutions pouvaient susciter des craintes, des égarements et des secousses expliquant en partie l’émergence de nombreux mouvements hérétiques. 

Antoine professa la théologie, d’abord en France, à Montpellier, puis à Bologne et à Padoue, et, en dernier lieu, à Toulouse, à Limoges et dans quelques autres villes de France, n’hésitant pas à stigmatiser l’inconduite de certains membres du clergé : « Qui pourra briser les liens des richesses, des plaisirs, des honneurs, qui tiennent captifs les clercs et les mauvais religieux ? ». À partir de 1224, Frère Antoine fut envoyé à Toulouse, au Puy-en-Velay et à Limoges ; lieux où il fonda des communautés dont il devint le supérieur. 

Érik Lambert.


[1] François lui écrivit : « Il me plaît que tu enseignes à mes frères la sainte théologie. »
[2] En Emilie-Romagne.
[3] Il y gagna le surnom de « L’Évangéliste »
[4] Foires de Champagne, origines de la Hanse, marchands italiens, …
[5] Rois, papes, républiques urbaines.
[6] Naissance des universités.
[7] Par exemple les ordres mendiants et ordres militaires.

SAINT ANTOINE DE PADOUE, LA NAISSANCE D’UN GRAND PRÉDICATEUR …

Né en 1191 ou en 1195 sans que l’on sache vraiment quand il vint au monde, peut-être d’origine noble apparenté à Godefroy de Bouillon[1], le prestigieux avoué du Saint-Sépulcre[2], était probablement un roturier lisboète. Né et baptisé Fernando, Antoine de Padoue demeure un saint illustre et légendaire célébré le 13 juin. Élevé par sa mère dans le culte de la Vierge Marie, il était animé d’une foi profonde. Le premier des nombreux miracles prêté au saint, survint alors qu’il était encore adolescent. Agenouillé sur les marches de l’autel de la cathédrale Santa Maria Maior de Lisbonne, le diable lui apparut. Le jeune homme traça alors une croix sur le sol afin de repousser le démon, croix toujours visible aujourd’hui. Encore jeune, en 1210, il revêtit l’habit des chanoines[3] réguliers de Saint Augustin au monastère Saint Vincent de Fora fondé en 1147 par le premier roi portugais Alphonse 1er. Puis, il rejoignit le monastère de la Sainte-Croix de Coimbra au centre du pays où il fut ordonné prêtre. Frère portier, il côtoya une petite communauté de Frères, venus d’Assise vivant pauvrement et prêchant l’Évangile. Installés à l’ermitage Saint Antoine, sur la colline d’Olivares, ils descendaient demander l’aumône au couvent. En 1220, impressionné par l’exposition des reliques de cinq missionnaires franciscains martyrisés au Maroc, il aspira à suivre leur exemple. Il rejoignit donc les frères mineurs, prit le nom d’Antoine, et, après avoir vainement cherché le martyre au « Pays du couchant », il tomba malade et, suite à une tempête sur le chemin du retour, échoua en Sicile[4] où il rencontra peut-être Saint François d’Assise. Âgé de vingt-six ans, il arriva donc en Italie où il vécut jusqu’à sa mort. Il participa au premier chapitre général de l’ordre, le « Chapitre des nattes »[5] qui se déroula à la Pentecôte de 1221, en présence de cinq mille frères. Lors de cette rencontre, il impressionna lesdits frères par ses qualités de prêcheur chrétien et il commença alors sa carrière de prédicateur populaire. Le Provincial de Romagne, Frère Gratien, l’envoya au Monte Paolo dans les Apennins[6], tant les frères prêtres étaient rares au sein de l’Ordre franciscain naissant. Il y trouva un lieu de silence, un « désert de l’esprit », mena une vie de haute contemplation propice à la familiariser avec le charisme franciscain.

Érik Lambert.


[1] Par son père, Don Fernando Martins de Bulhões. Godefroy appartenait à l’une de ces familles qualifiées par les contemporains de « très nobles et très illustres », ce que justifiaient une parenté royale et l’éclat de la vie de ses ancêtres. Le pape Étienne IX était son grand-oncle. Godefroy faisait partie d’un clan de ducs, comtes et évêques, d’un groupe aristocratique qui gouvernait la Lotharingie depuis 950 au moins. Il n’était que le second fils du comte Eustache de Boulogne et d’Ida, mais son oncle, le duc Godefroy le Bossu, connaissait sa valeur et, à sa mort en février 1076, il le désigna pour être son successeur à la tête du duché de Basse-Lorraine.
[2] Pour lui la Terre sainte, Jérusalem surtout, était propriété du Christ et donc du Siège apostolique, qu’il ne pouvait être lui-même qu’un gérant, mettant son bras au service de l’Église. Dans l’Empire germanique, l’avouerie, (En droit féodal, l’avoué -du latin advocatus– est un laïc chargé de défendre les intérêts temporels d’une abbaye ou d’un chapitre. Reste désormais le terme français d’avoué) garde et protection des Églises, se muait souvent en seigneurie, tout en maintenant le respect de l’autorité ecclésiastique.
[3] Les chanoines réguliers vivent généralement selon la règle de Saint Augustin. Les chanoines séculiers sont des clercs diocésains, membres d’un chapitre cathédral ou collégial, ou de certaines basiliques dont la fonction essentielle est de réciter l’office divin. Chanoine honoraire est un titre honorifique donné à certains ecclésiastiques. In, glossaire de l’Église catholique de France.
[4] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. 
[5] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. 
[6] Les Apennins sont des montagnes sauvages dont les sommets peuvent atteindre 2000 m. Chaîne longue de 1 200 kilomètres qui « coupe » l’Italie en deux. Le Gran Sasso (« grande pierre » en italien) culmine à 2912 mètres au Corno Grande. Ce fut en ces montagnes que Mussolini fut retenu captif. Le 12 septembre 1943, des forces spéciales allemandes composées de parachutistes dirigées par Otto Skorzeny parvinrent à le libérer. Skorzeny et le Duce s’envolèrent de manière spectaculaire dans un petit appareil de reconnaissance, un Fieseler Storch piloté par le pilote virtuose Gerlach. (opération Eiche ce qui signifie chêne en allemand). Les Apennins sont désormais le refuge du loup des Apennins (Canis lupus italicus)

Saint Maximilien Kolbe (2nde partie)

Saint Maximilian Kolbe, né le 8 janvier 1894, mort le 14 août 1941 à Auschwitz.

Revenu en Pologne en 1936, il assista à l’invasion du pays par les troupes allemandes puis soviétiques. La fraternité de Maximilien Kolbe hébergea alors des réfugiés polonais catholiques ou juifs. Les nazis l’arrêtèrent avec ses frères franciscains puis le relâchèrent après lui avoir fait subir des sévices. En février 1941, il fut à nouveau arrêté par la Gestapo pour avoir accueilli des réfugiés. Interné à Varsovie, il fut transféré à Auschwitz le 28 mai 1941 au bloc 11 du bâtiment 18.  

Or, afin de décourager les évasions, il était établi à Auschwitz que si un homme s’échappait, dix hommes seraient tués en représailles. En juillet 1941, un homme ayant fui, le SS-Hauptsturmführer1 commandant adjoint du camp, Karl Fritsch[1] dit aux prisonniers « Vous allez tous payer pour cela. Dix d’entre vous seront enfermés dans le bunker de famine sans nourriture ni eau jusqu’à leur mort ». Les dix furent sélectionnés. Parmi eux, Franciszek Gajowniczek, sergent de l’armée polonaise, emprisonné pour avoir aidé la résistance polonaise. Franciszek2 se serait alors écrié : « Ma pauvre femme ! Mes pauvres enfants ! Que vont-ils faire ? » Quand il poussa ce cri de détresse, le Père Maximilien Kolbe, devenu désormais le matricule 16670 s’avança et aurait dit au commandant : « Je suis prêtre catholique. Laisse-moi prendre sa place. Je suis vieux. Il a une femme et des enfants. » Le commandant Fritsch accepta la substitution. Maximilien Kolbe fut donc jeté dans une cellule du bloc des condamnés, avec les neuf autres prisonniers qu’il soutint par la prière et l’oraison ; les hymnes et les psaumes, communs aux Juifs et aux chrétiens. Encore vivant après avoir passé deux semaines sans rien ni boire ni manger, un Kapo[2] lui administra une injection de phénol le 14 août 1941. Son corps fut brûlé le 15 août, jour de la fête de l’Assomption de la Vierge Marie à laquelle il avait voué sa vie3. Gajowniczek fut libéré du camp d’Auschwitz ; il avait survécu pendant plus de 5 ans et assura : « Aussi longtemps que j’aurai de l’air dans les poumons, je penserai qu’il est de mon devoir de parler aux gens de l’acte d’amour héroïque accompli par Maximilien Kolbe. ». Béatifié le 17 octobre 1971, Saint Maximilien fut canonisé, reconnu martyr de la foi le 10 octobre 1982 en présence de Franciszek Gajowniczek. 

Pour vous, mes enfants, pour vous jeunes qui ne cheminerez pas dans la vie avec des témoins de l’horreur, pour vous qui avez besoin de vous identifier à des héros ; regardez Maximilien Kolbe, debout aux côtés de Martin Luther King, d’Oscar Romero, de Dietrich Bonhoeffer au portail ouest de l’abbaye de Westminster. Lancez-vous « dans l’aventure de la miséricorde » qui consiste à « construire des ponts et à abattre des murs de séparation » pour « secourir le pauvre » et « écouter ceux que nous ne comprenons pas, qui viennent d’autres cultures, d’autres peuples, ceux que nous craignons parce que nous croyons qu’ils peuvent nous faire du mal »[3]

« Que notre amour se manifeste particulièrement quand il s’agit d’accomplir des choses qui ne nous sont pas agréables. Pour progresser dans l’amour de Dieu, en effet, nous ne connaissons pas de livre plus beau et plus vrai que Jésus-Christ crucifié. » Saint Maximilien Kolbe. 

Érik Lambert.


1 Karl Fritsch fut un des multiples rouages de la machine exterminatrice d’Auschwitz. Le plus connu, qui reconnut et décrivit toutes les atrocités commises, fut Rudolf Höss qui a inspiré le « roman » de R. Merle, La mort est mon métier paru en 1952.

2 Aux côtés des 3 000 SS du camp d’Auschwitz, des Kapos, criminels de droit commun chargés de surveiller les autres prisonniers et de les faire travailler. S’ils ne se montrent pas assez efficaces et donc brutaux, ils sont déchus de leur statut et renvoyés avec les autres prisonniers, ce qui signifie pour eux une mise à mort généralement atroce dans la nuit qui suit. De fait, les premiers prisonniers qui arrivèrent à Auschwitz furent trente Kapos allemands. 

3 Pape François, JMJ, Cracovie, 28 juillet 2016. 

 

Saint Maximilien Kolbe (1ère partie)

Saint Maximilian Kolbe, né le 8 janvier 1894, mort le 14 août 1941 à Auschwitz.

Certes la traduction du passage de la pièce de Bertolt Brecht écrite en allemand La Résistible Ascension d’Arturo Ui[1] n’est pas d’une fidélité absolue. Toutefois, la réplique : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde[2] » peut sembler d’une sinistre actualité. Michel Fugain[3], quant à lui, en 1995 dénichait avec perspicacité le fauve féroce dans sa tanière grise. Lorsque les loups[4] surgissent dans l’histoire la veulerie, la peur, l’épouvante, la stupéfaction et parfois l’aveuglement bousculent notre confort et nos certitudes. Réagir à la funeste aventure devient affaire de chacun. La résistance à l’inacceptable puise son énergie au tréfonds de l’être. En janvier 1933, l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne plongea le monde dans la sinistre tragédie. La résistance à l’oppression exigeait un courage exceptionnel tant l’homme, comme l’écrivit en son temps Étienne de la Boétie, peut accepter la servitude[5]

Dans ces circonstances tragiques, certains se lèvent. Ainsi, des gens d’Église refusèrent l’asservissement et demeurèrent fidèles à leur foi. 

En ces temps sombres, les nazis regroupèrent les religieux dans un même camp de concentration, celui de Dachau. De 1938 à 1945, 2 720 prêtres, séminaristes et moines catholiques furent déportés par les nazis, ainsi qu’environ 141 pasteurs protestants et prêtres orthodoxes[6]. En Pologne, le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich est resté quasiment dans l’état où les Soviétiques le trouvèrent le 27 janvier 1945. Lorsque l’on arrive sur ce lieu plongé dans un silence sépulcral, on est saisi par l’immensité du site : entre 40 et 55 kilomètres carrés[7]. Le 29 juillet 2016, le Pape François fut bouleversé par ce calme lugubre lorsqu’il pria longuement dans la cellule où mourut Maximilian Kolbe[8]. Dans le livre d’or, François écrivit cette phrase qu’il signa :« Seigneur, aie pitié de ton peuple, Seigneur, pardon pour tant de cruauté ».

Le parcours de Saint-Maximilien Kolbe fut singulier[9]. En effet, adversaire résolu du national-socialisme et du communisme, il menait par ailleurs un véhément combat contre les juifs, considérant que le judaïsme était un « cancer qui ronge le corps du peuple ». Le fervent catholicisme que nourrissaient les Polonais conduisait en ces années à un sévère antisémitisme et rien ne prédisposait le frère franciscain à protéger les enfants d’Israël.

Né Rajmund Kolbe, en 1894 à Zduńska Wola, dans le royaume de Pologne, alors partie de l’Empire russe dans une famille très pieuse, de parents tisserands et tertiaires franciscains, il eut en 1906 une vision de la Vierge de Czestochowa qui l’incita à entrer en religion. Dans cette vision, la Vierge lui aurait proposé deux couronnes : une blanche pour la pureté et une rouge pour le martyre. Elle lui aurait demandé de choisir ; il aurait accepté les deux. En 1907, Kolbe et son frère aîné Francis décidèrent de rejoindre les franciscains conventuels. Ils franchirent illégalement la frontière entre la Russie et l’Autriche-Hongrie et rejoignirent le petit séminaire franciscain de Lwów. En 1910, Kolbe fut autorisé à entrer au noviciat. Il prononça ses premiers vœux en 1911, sous le nom de Maximilien, et ses vœux perpétuels en 1914, à Rome, sous le nom de Maximilien-Marie, en signe de vénération pour la Vierge Marie.En 1912, il fut envoyé à Rome pour poursuivre ses études et fut ordonné prêtre le 28 avril 1918 avant de devenir docteur en philosophie et théologie l’année suivante. En octobre 1917, avant d’être ordonné prêtre par le cardinal Basilio Pompii, il avait fondé avec six confrères la Milice des Chevaliers de l’Immaculée, mouvement marial au service de l’Église et du monde. 
Sensible aux moyens de communication d’alors, soucieux de remplir sa mission d’évangélisation, il créa par ailleurs un mensuel spirituel afin de diffuser la pensée de la Milice[10] puis imagina un centre de vie religieuse et apostolique appelé « la Cité de l’Immaculée », « Niepokalanow ». Cette communauté regroupa environ 600 religieux. En 1922, pour promouvoir le culte de Marie, il fonda en son honneur, un quotidien, Le Chevalier de l’Immaculée tiré à 300 000 exemplaires pour atteindre un million d’exemplaires en 1938. Le quotidien était vendu bon marché afin de toucher les plus démunis. Toujours avide d’annoncer l’évangile, il fonda ensuite une maison d’édition et lança une station de radio qui avaient aussi l’ambition de lutter contre le sionisme et la franc-maçonnerie, de convertir schismatiques et juifs. Porteur d’évangile, au service de Marie, il se rendit en 1930 au Japon avec quatre frères et y fonda un couvent sur une colline proche de Nagasaki, le « Jardin de l’immaculée ». Curieusement, ce fut le seul bâtiment resté debout lors de l’explosion de la bombe atomique en 1945.


[1] Titre original : Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui.
[2] Dans sa pièce de 1941, il est écrit : « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch », ce qui pourrait se traduire par « Le ventre est encore fécond d’où c’est sorti en rampant ». Le contexte d’alors ne laissait toutefois pas de doute sur l’identité de ce qui est sorti en rampant.
[3] Chanson de Michel Fugain écrite par Claude Lemesle, La Bête immondehttps://www.youtube.com/watch?v=T6ocBM1TZyI
[4] S.Reggiani, Les Loups sont entrés dans Parishttps://www.facebook.com/watch/?v=1319852931394456
[5] E. de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574.
[6] Cf. G. Zeller, La Baraque des prêtres, Dachau, 1938-1945, Paris, Tallandier, 2015.
[7] http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/fiches-thematiques/les-grandes-etapes-de-la-shoah-1939-1945/etude-de-cas-le-complexe-dauschwitz-birkenau-1940-1945.html
[8] https://www.sudouest.fr/2016/07/29/le-pape-francois-a-auschwitz-seigneur-pardon-pour-tant-de-cruaute-2451508-4834.php   https://www.youtube.com/watch?v=iuPlQK46efE  
[9] https://www.youtube.com/watch?v=Xy2-G6A2Tqk
[10] Attention, le terme pourrait prêter à confusion. https://laportelatine.org/activite/presentation-de-la-milice-de-limmaculee

4, L’ABBÉ PIERRE : LA CONSCIENCE D’UNE SOCIÉTÉ.

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Lors des élections législatives de 1951 organisées suivant la nouvelle loi électorale des apparentements[1] conçue par la « Troisième Force », Henri Gouès soutenu par la Ligue de la Jeune République[2] héritière de Marc Sangnier, n’obtint que 7,69% dans son fief de Meurthe-et-Moselle. L’impact de cette défaite électorale sur le fonctionnement d’Emmaüs fut catastrophique car l’Abbé Pierre perdit ses indemnités parlementaires qui faisaient vivre la communauté. Dépourvu de ressources, il mendiait dans les rues. Un des compagnons lui raconta alors comment il survivait lorsqu’il était à la rue. Il fouillait les poubelles pour revendre ce qui pouvait l’être, pour trier ce qui pouvait être revendu. La « biffe » permit rapidement à 150 compagnons de vivre, et d’aider 600 familles. Les ressources ainsi collectées étaient faibles, l’abbé fut contraint d’acheter des terrains et construisit des logements d’urgence, sans même attendre de permis de construire. La vocation de bâtisseurs des compagnons permit aux autorités de se décharger d’une partie de l’assistance aux pauvres qui étaient nombreux en ces années d’après-guerre. Le bouche-à-oreille et les services sociaux orientaient les sans-logis vers Emmaüs et les baraquements en bois ou en tôle, puis les petites maisons en dur de Neuilly-Plaisance, Pontault-Combault, ou Plessis-Trévise. Pour financer ses activités, il participa en 1952, au jeu radiophonique « Quitte ou double » sur Radio Luxembourg et remporta une somme de 256 000 francs, qui permit l’achat d’un camion, de nouveaux terrains et un début de notoriété. En 1953-1954, la France comptait officiellement 7 millions de mal-logés. L’abbé Pierre songea à lancer un véritable projet de construction : « les cités d’urgence ». Pourtant, un projet de loi visant à allouer un milliard de francs du budget de la Reconstruction aux cités d’urgence fut rejeté par le Conseil de la République[3].  Or, dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954, un bébé mourut de froid dans un vieux bus, à la cité des Coquelicots[4]. Il écrivit une lettre ouverte au ministre du Logement[5], qui assista à l’enterrement du bébé, cérémonie que l’abbé qualifia de « funérailles de honte nationale ». Toutefois, les expulsions continuèrent à se multiplier[6], les sans-logis étaient nombreux. L’abbé et ses compagnons couraient les rues de Paris, afin de distribuer couvertures, soupes et cafés chauds. L’abbé lança alors l’idée de la campagne des « billets de 100 francs » : « On me dit que vous êtes dix millions d’auditeurs à l’écoute. Si chacun donnait cent francs […] sans que cela les prive d’un seul gramme de beurre sur leur pain ! Calculez combien cela ferait ! ». Le 1er février 1954, une femme expulsée de son logement mourut de froid ce qui incita l’abbé Pierre à lancer son célèbre appel sur Paris-Inter puis sur Radio Luxembourg[7]. Cet appel provoqua un spectaculaire élan de solidarité populaire « l’insurrection de la bonté » qui suscita un déluge de dons pour l’aide aux mal-logés[8]. L’abbé Pierre devint grâce à l’influence de la radio, l’emblème de la « guerre contre la misère ». Charlie Chaplin donna deux millions de francs, disant : « Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été et que j’ai incarné. ». Déplorant sa « tumultueuse célébrité », il ne parut plus que rarement après 1954. Il visita les communautés Emmaüs réparties dans 35 pays et donna des conférences. Aux États-Unis et au Canada, il dénonça les nantis et convia la jeunesse à se mobiliser « non pour l’argent, mais pour l’Amour ». Il réapparut toutefois en 1984, à 72 ans, coiffé de son béret, revêtu d’une soutane et de sa pèlerine sur les épaules, chaussé de ses gros souliers pour défendre une enseignante de l’école parisienne Hypérion[9], Vanni Mulinaris, accusée de terrorisme. Au Palais des congrès à Paris, il s’insurgea contre « le scandale de la destruction des surplus agricoles » et il annonça la création de la première banque alimentaire française dont s’inspira Coluche en 1985 pour créer les Restaurants du cœur[10]. En mars 1986, Coluche lui remit pour la fondation Emmaüs un chèque de 1,5 million de francs. Aussi, lié par une lutte commune contre la pauvreté, l’abbé Pierre célébra la messe de funérailles après l’accident de moto qui coûta la vie au comique. L’abbé fut, aux côtés d’Albert Jacquart, Jacques Gaillot, Jacques Higelin, Josiane Balasko et Léon Schwartzenberg, … de tous les combats pour défendre la dignité des démunis. Durant la décennie (1984-1994), il fut la conscience de la société française[11]. Malgré l’âge, il s’engagea encore dans de multiples actions interpelant les gouvernants. En dépit de ses positions iconoclastes sur les questions de société et sur les fastes de l’Église catholique, il fut reçu par tous les papes de l’après-guerre. « Vous êtes mon charbon ardent », lui avait dit Mgr Roncalli, alors nonce à Paris, futur pape Jean XXIII. Il se prononça pourtant en faveur du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes, des hommes mariés et évoqua le mariage homosexuel et l’homoparentalité[12]. Dans ses mémoires[13], il avoua même quelques entorses au vœu de chasteté[14].

L’abbé Pierre laissa un héritage législatif conséquent : loi de 1957 facilitant l’expropriation pour construire, création des ZUP, les zones à urbaniser en priorité (1958), … Entre 1954 et 1977, six millions de logements furent ainsi bâtis. Lors de la crise du logement, de la fin des années 1980, l’abbé s’engagea à nouveau, inspira la loi Besson de mai 1990[15] et soutint la création du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées[16]. Il se battit en faveur de l’application de l’article 55 de la SRU[17], qui obligeait les communes à avoir 20 % de logements sociaux. En 2006, un amendement déposé par le député Patrick Ollier menaçant cette disposition, l’abbé vint à l’Assemblée en fauteuil, engagea tout son poids moral mais aussi physique pour préserver l’intégrité de la loi.L’abbé Pierre mourut le 22 janvier 2007 à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. Il avait 94 ans. « Notre sœur la mort » qui l’avait si souvent frôlé l’a saisi. Il l’avait pourtant si souvent côtoyée lorsqu’il « dévissa » sur un glacier alpestre pendant la guerre ou lorsqu’en juillet 1963, il survécut au naufrage d’un bateau dans le Rio de la Plata. Malgré la maladie pulmonaire dont il souffrait, en dépit des opérations multiples qu’il subit, de la maladie de Parkinson dont il était atteint, l’abbé Pierre ne renonça jamais à sa mission. En 2019, les 360 groupes du monde célébrèrent les 70 ans de la première Communauté Emmaüs. Le défi que s’était lancé l’abbé Pierre en 1949 est devenu une cause mondiale[18].


[1] Le système des apparentements est une loi électorale conçue par la Troisième Force (alliance regroupant des partis hostiles aux gaullistes et aux communistes- SFIO, UDSR-MRP-Radicaux et modérés) pour éviter que le parti communiste et le RPF gaulliste n’obtiennent beaucoup d’élus à l’Assemblée nationale en 1951 et 1956.
[2] Mouvement fondé en 1912 par Marc Sangnier, qui aspirait à concilier l’adhésion à la République et l’attachement aux principes chrétiens. Les résultats électoraux demeurèrent modestes. La Ligue adhéra au Front populaire, se positionnant à gauche de la démocratie chrétienne. Ses quatre députés présents à Vichy le 10 juillet 1940 furent parmi les 57 députés (80 parlementaires en comptant les sénateurs) qui refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain, tandis qu’un grand nombre de jeunes membres du parti entrèrent ensuite dans la résistance. Le 10 juillet 1940, les quatre qui dirent « non » furent les députés Paul Boulet (Hérault), Maurice Delom-Sorbe (Basses-Pyrénées), Maurice Montel (Cantal), Philippe Serre (Meurthe-et-Moselle). L’Assemblée nationale rendit hommage à Maurice Montel, lorsqu’il mourut car il était le dernier des 80 parlementaires qui avaient dit « non » aux pleins pouvoirs à Pétain. https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000003435/l-hommage-de-l-assemblee-au-dernier-depute-ayant-vote-non-le-10-juillet-1940.html. Albert Blanchoin (Maine-et-Loire) et Jean Leroy (Vosges) étaient alors prisonniers de guerre. À la Libération, la JR conserva son autonomie. Elle suivit une ligne originale, défendant un programme social avancé et attira alors de nombreux déçus du MRP, dont l’abbé Pierre. Si la majorité de la JR rejoignit finalement le PSU, une petite minorité maintint le parti qui développa un « socialisme personnaliste » avant de se mettre en sommeil en 1985. 
[3] Chambre haute (équivalent du Sénat) sous la IV°République. 
[4] À Neuilly-sur-Marne.
[5] Maurice Lemaire qui assura cette fonction sous les gouvernements Laniel et Mendès-France. 
[6] https://metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-francais-dans-le-journal-Le-Monde-1945-2014.html
[7] D.Amar, Hiver 54https://www.youtube.com/watch?v=7XBRoeSQA8g  https://www.youtube.com/watch?v=uijdXj73znMhttps://www.francetvinfo.fr/economie/immobilier/immobilier-indigne/video-en-1954-l-appel-de-l-abbe-pierre-pour-venir-en-aide-aux-sans-abri_4938051.html

[9] École de langues, 27 quai de la Tournelle, Paris. https://tempspresents.com/2020/04/27/hyperion-une-ecole-parisienne-suspectee-detre-le-cerveau-politique-des-brigades-rouges/
[10] https://www.youtube.com/watch?v=Cq3z5_u7lac
[11] Toujours considéré comme personnalité préférée des Français de 1988 à sa mort. https://mediaclip.ina.fr/fr/i23269776-l-abbe-pierre-longtemps-personnalite-preferee-des-francais.html
[12] « Je comprends le désir sincère de nombreux couples homosexuels, qui ont souvent vécu leur amour dans l’exclusion et la clandestinité, de faire reconnaître celui-ci par la société. » Il proposait d’ « utiliser le mot d’ « alliance » à la place de « mariage »« On sait tous qu’un modèle parental classique n’est pas nécessairement gage de bonheur et d’équilibre pour l’enfant. » 
[13] Mémoires d’un croyant (1997), Fraternité (1999) et Mon Dieu, pourquoi ? (2005).
[14] « J’ai donc connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction. » Lui qui avait fait vœu de chasteté expliquait : « Cela n’enlève rien à la force du désir, il m’est arrivé d’y céder de manière passagère. Mais je n’ai jamais eu de liaison régulière. » 
[15] Art. 1er. – Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation.
Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité, dans les conditions fixées par la présente loi, pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir.

[16] Décembre 1992.
[17] Loi du 13 décembre 2000. Loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU)
[18] https://www.emmaus-international.org/fr/groupes-membres/emmaus-dans-le-monde/