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WANTED

Il dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » et cela, depuis longtemps, me fait violence… Je le trouve arrogant, radical, exclusif, excluant. J’ai avec lui de ces rapports adolescents dans les¬quels on est toujours trop : volubile ou complètement fermé, boudeur, adorateur, accusateur. Ses excès m’excèdent, j’y réponds par les miens. Il dit qu’il est la vie, la vérité, le chemin.

Il dit qu’il est la vie, la vérité, le chemin, et cela me fait violence.

Devant tous ceux que j’aime, je m’oppose ; devant toute grandeur, je me cabre. J’éprouve. C’est cela ou fonctionnariser l’amour. Mieux vaut mourir !
Je n’ai pas vraiment décidé de le suivre. C’est à force d’opposition que je me suis retrouvée sur ses talons. À la manière des enfants qui vous suivent bras croisés, men¬ton enfoncé dans leur colère. Dites-leur qu’ils ne sont pas tenus de rester dans vos pattes [ainsi me l’a-t-il dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie, mais… va donc où tu veux »], ils tapent du pied et s’avancent encore plus près. Ils vous veulent et je le voulais. Malgré moi. Et je voulais aussi ces paroles agaçantes, frustrantes, choquantes qui me contrariaient, me laissaient sèche, faisaient toujours bouger les lignes du portrait-robot que je m’évertuais à vouloir faire de lui. Pour qu’on reconnaisse ce bandit de ma vie, pour le placarder sur les murs du monde. Wanted !
Mais je jure que jamais je n’ai pu mettre la main sur lui. J’ai senti son souffle tout près du mien, je crois sentir souvent sa main masser mon cœur pour le réanimer. Puis, je le vois tourner à l’angle d’une rue. Car il est le chemin, la vérité et la vie. Toutes ces choses qu’on ne sait ni quantifier ni borner. Ces choses infiniment mouvantes. À la différence des gourous et des dictateurs, il met la vérité en mouvement. Il l’incarne de façon à ce qu’on la désire ardemment et qu’on placarde son nom sur les murs du monde. Ainsi, nous ne mettrons pas la main sur la vérité non plus. Mais nous nous raconterons encore longtemps — et c’est cela qui fait lever la pâte humaine — les fois où nous l’avons aperçu tourner à l’angle d’une rue.

Marion Muller-Colard
Théologienne protestante
(avec l’aimable autorisation de la revue ‘Panorama’- magazine de spiritualité chrétienne- N° 540, année 2017)

FLAGRANT DELIT

La Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Eglise (CIASE) présidée par Jean-Marc Sauvé, un haut fonctionnaire de haute stature physique et morale, a rendu son rapport le 5 octobre dernier. 13000 victimes déclarées, plus de 3000 abuseurs identifiés, une projection raisonnable de plus de 330000 victimes. Des chiffres qui donnent le vertige.

Mais la part la plus sombre du tableau n’est pas dite dans ces chiffres aussi terribles et révélateurs soient-ils.
La part sombre, c’est le flagrant délit d’inhumanité de l’Eglise hiérarchique masculine dont je suis.
La part sombre, c’est que nous savions et nous n’avons pas été touchés dans notre chair. Des victimes ont parlé et n’ont pas été écoutées, ont témoigné et n’ont pas été crues. Elles ont eu l’incroyable courage de dire l’indicible de leur souffrance et cette souffrance n’a pas été entendue, n’a pas été prise au sérieux.

Qu’est-ce qui fait que n’avons pas pu nous identifier, au moins un peu, à ces victimes ? Comment a-t-on pu si communément et si longtemps penser que des caresses ou des attouchements sexuels « ce n’est finalement pas si grave » quand ces gestes laissent un enfant en état de sidération et toute une vie en état d’implosion ? Pourquoi avons-nous dû attendre ce travail de la CIASE pour découvrir l’ampleur de crimes dont certains d’entre nous se sont directement ou indirectement rendus coupables et dont nous sommes tous collectivement responsables ? Pourquoi …?

L’audace du rapport « Sauvé » va jusqu’à se risquer à identifier les causes théologiques et structurelles qui ont favorisé ce caractère « systémique » des abus dans l’Eglise selon l’expression employée par le cardinal Marx, archevêque de Munich, dans sa lettre de démission refusée par le pape François. Et aussi à formuler des recommandations.
Parmi elles, la nécessité de distinguer davantage la fonction sacramentelle des clercs et les fonctions de gouvernement dans l’Eglise, l’exercice de l’une n’étant pas nécessairement lié à l’exercice sans partage des autres. Sans qu’elle soit transposable, la vie religieuse masculine et féminine offre à cet égard un modèle d’autorité dans l’Eglise qui a su institutionnaliser des contre-pouvoirs (constitutions, chapitres, conseils, mandats…) qui ne nuisent pas à l’autorité symbolique du supérieur, sans besoin d’avoir recours à des titres honorifiques dont on peine à voir les fondements évangéliques.
Plus que l’organisation hiérarchique de l’Eglise, c’est sa connotation monarchique qui est en question. Juridiquement les trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont de fait concentrés dans les mêmes mains. Symboliquement, les clercs peuvent facilement être entourés d’un halo de sacralité qui n’est salutaire pour personne et qui en ferait presque des êtres de droit divin.
C’est là un deuxième travers évoqué par le rapport : la figure du prêtre alter Christus dans tous les actes de sa vie. En tant que baptisé chacun de nous est appelé à se conformer au Christ, pas au Christ Pantocrator mais au Christ serviteur souffrant, au Christ des petits et des humiliés, au Christ des victimes abusées.
Il est un autre trait qui fait le lit des abus d’autorité, et les abus sexuels sont des abus d’autorité, c’est le rapport à la vérité. Là encore, la vérité déborde largement son cadre naturel qui est celui du dépôt de la foi. Trop de vérité tue la vérité en même temps qu’elle porte atteinte à l’altérité, au débat, à la différence, et donc aux conditions même d’une vérité humainement recherchée. S’attaquer à la racine des abus sexuels dans l’Eglise suppose de s’attaquer à tous les abus d’autorité, et donc aussi à l’abus de vérité.

Ce constat d’une faillite et l’analyse de certaines de ses causes n’ont pas le dernier mot sur ce que l’Eglise porte de précieux et d’unique en ses vases d’argile. La chute de certains n’a pas le dernier mot sur la fidélité de tant et tant d’hommes à la figure prophétique du prêtre et de la vie consacrée dont le cléricalisme tant dénoncé par le pape François est une pâle caricature. Loin de se résoudre à une impasse, ce rapport est paradoxalement la convocation la plus impérieuse au synode sur la synodalité initié ce 17 octobre et dans lequel le Pape François veut engager toute l’Eglise. C’est une chance à ne pas laisser passer !

Oran octobre 2021 fr. Jean-Paul Vesco op

Je m’imagine

L’actualité parfois nous bouscule, nous réveille et nous révèle. Je voudrais m’arrêter sur ce que l’on appelle désormais « la crise des migrants ». Elle a agi en moi comme un révélateur ; elle m’a ouvert les yeux sur ce qui m’entoure et que je ne voyais pas.
Peu souvent, jusqu’alors, je n’avais réalisé la chance que j’ai d’avoir grandi et de vivre dans un pays en paix. Dans un pays que j’ai parfois envisagé de quitter, mais uniquement motivée par la soif de découvrir de nouveaux horizons. Jamais par peur de la guerre, de sa violence, de ses privations.

« Qu’aurais-je
fait si cet
inconnu nommé
Joseph m’avait
demandé
l’hospitalité ? »

J’ai donc grandi dans un pays en paix où la pratique de ma religion n’a jamais été dangereuse ni problématique. Et pourtant, comme j’ai pesté, en vacances le plus souvent, quand il me fallait parcourir plusieurs dizaines de kilomètres en campagne avant de trouver une messe. Et là encore, une fois arrivée, combien j’ai pu râler devant le ton monocorde du prêtre octogénaire et les voix chevrotantes de l’assemblée ! Je n’ai jamais risqué ma vie pour assister à un office ni craint quoi que ce soit en affirmant ma foi, si ce n’est quelques railleries bien inoffensives.
Enfin, ces exodes d’Afghans, de Syriens, d’Irakiens ou de Lybiens sont venus me bousculer dans mon nid douillet. Parce qu’ils m’obligent à me poser une question, et par là-même à me remettre en question : suis-je capable d’ouvrir ma porte à celui qui frappe ? Suis-je capable, pour l’accueillir, de chambouler mon confort et mon quotidien tranquille ?
En cette période de Noël, cette interrogation prend tout son sens, alors que je vois Joseph tirant son âne dans les rues de Bethléem, inquiet de voir Marie le ventre tendu par la vie qui point, soucieux de n’avoir pour elle et l’enfant à naître aucun logis correct. Je m’imagine cette nuit-là. Qu’aurais-je fait, alors, si cet inconnu m’avait demandé l’hospitalité ? Aurais-je ouvert ma porte, et par là-même mon cœur, ou lui aurais-je demandé de passer son chemin pour ne surtout pas risquer de troubler ma tranquillité ?

ANNE-DAUPHINE JULLIAND
Journaliste, Écrivain

(avec l’aimable autorisation de la revue ‘Panorama
-magazine de spiritualité chrétienne- N° 524, année 2015)

Une déflagration

Car il ne restera plus jamais rien de l’innocence crédule qui m’habitait, plus rien de l’élan salvifique qui me tenait.
Car veuve, je n’ai plus personne à mes côtés pour entendre mon désarroi et porter ma tristesse.
Car je ne verrai plus jamais cet homme, abusé, avec lequel j’ai travaillé, que j’ai entendu être remercié dans le couloir ce lundi pour son témoignage lors d’une assemblée paroissiale, sans pleurer dans mon cœur. Et tant d’autres…
Car il ne me reste plus qu’une déception abyssale. Parce qu’en son sein, j’ai défendu son intégrité face aux accusateurs, croyant les clercs qui m’entouraient.
Je travaille dans l’Eglise, j’y suis engagée… corps et âme ! et je souffre. Comment continuer à chanter, à concevoir de beaux documents en y mettant tout mon cœur sans me dire : « tu les enveloppes de miel, tu les attires, tu les touches au cœur… tu les trompes ! » Il s’agit bien de cela. Je me sens trompée. L’Eglise nous a accueillis, mon époux et moi, et nous avons été d’une grande sincérité. L’a-t-on été envers nous ? Avec le temps, j’ai su que non. Et je redoute ce que je pourrais encore découvrir. 
La souffrance des révélations, en rien comparable à celle des victimes, ne saurait nous appeler au repli. Le rapport de la CIASE (si intègre !) dont les nombreuses et précises recommandations nous invite à un travail en profondeur. L’Eglise doit se réformer. Pour elle-même et pour le monde Je crains que le cléricalisme grandissant ne conduise les communautés vers un entre-soi rassurant, contentes d’elles-mêmes, s’agenouillant tous les dimanches derrière leur pasteur, pour les victimes. Le Christ est venu nous sauver. Il nous veut debout et manches retroussées, prêts à servir ! L’Église ne se sauvera qu’en revenant à Jésus. Le veut-elle ? Faut-il là aussi accepter la déflagration ?Il me reste, à moi, la contemplation de la beauté du monde. Elle seule me sauve. Et je sais que des nouveautés y germent déjà.

Suzanne
Famille Cor Unum.

mettre en cohérence ma propre vie avec celle du monde

« Ayez à cœur de vivre calmement, de vous occuper chacun de vos propres affaires et de travailler de vos mains comme nous vous l’avons ordonné.
Ainsi, votre conduite méritera le respect des gens du dehors, et vous ne manquerez de rien. » (1Thessaloniciens 4, 11-12)

J’ai lu ces versets proposés par la liturgie dans les derniers jours de ce mois, et je me suis interrogé sur le sens qu’ils peuvent avoir pour moi aujourd’hui ; s’occuper de ses propres affaires, travailler de ses mains, ma conduite, qu’est que cela signifie pour moi en cette fin d’été 2021 ?

J’ai 75 ans aujourd’hui, âge auquel les clercs, qu’ils soient diacres, prêtres ou évêques ne peuvent plus exercer de responsabilités dans l’église ; je pense qu’il serait sage d’appliquer ce principe aux autres activités qui rythment nos jours et donc je m’interroge : quelles sont les responsabilités que j’exerce encore et qu’il serait bon que j’abandonne. Sans prendre les versets de l’apôtre Paul « au pied de la lettre », je m’interroge sur le bien fondé de ce que j’apporte à la collectivité dans les domaines où j’interviens, et comment choisir entre mes intérêts propres et ceux du commun ?

En effet, j’entends ces versets de la première lettre aux Thessaloniciens comme un appel à mettre en cohérence ma propre vie avec celle du monde ; n’y a-t-il pas là les prémices du principe du bien commun, l’un des piliers de la doctrine sociale de l’Eglise ?

En ce temps où l’une des préoccupations principales de notre planète est la défense de l’humanité contre un méchant virus, nous voyons apparaître les clivages entre les personnes ou collectivités qui privilégient le bien commun et celles qui défendent des intérêts particuliers au détriment de tous. L’exemple le plus criant au niveau des individus est le refus de la vaccination par ceux qui mettent en avant la primauté du principe de la liberté individuelle ; ce principe peut-il tenir lorsque la vie de la collectivité est en jeu ?
Au plan national, la préoccupation dominante semble être la préparation de l’élection présidentielle de 2022 ; avec quels électeurs ? La très faible participation aux scrutins régionaux du début d’été a confirmé le désintérêt progressif de nos concitoyens pour la démocratie. Durant le repos estival, j’ai pris le temps de lire le livre de Jérôme Fourquet, « L’archipel français », qui tente une explication à ce phénomène en montrant sa complexité à partir des études et données statistiques accumulées sur plusieurs décennies. Sa conclusion est que notre pays est devenu progressivement (il n’est pas le seul dans cette situation en Europe) une nation éclatée en un certain nombre d’ilots qui n’ont plus de références culturelles communes : « une nation multiple et divisée qui n’a plus de référentiel commun ». Il fait apparaitre quelques causes de cette situation : le chômage, conséquence de la désindustrialisation de certaines régions dans la phase de mondialisation, la ghettoïsation de quartiers urbains par la concentration de la pauvreté et par la drogue, le recul de l’éducation, en grande partie lié aux ghettos, mais pas uniquement. Si les causes sont anciennes, mais ont connues une accélération durant les cinquante dernières années, les remèdes, eux, n’apparaissent pas comme des évidences. Faut-il désespérer pour autant ?
Mais que faire ?

Les questions s’accumulent et je ne trouve pas les réponses ; alors je vais essayer de suivre les recommandations de Paul et me concentrer sur mes « propres affaires », sans pour autant oublier les autres.

Jean-Pierre Rossi

ET APRES… C’EST AUJOURD’HUI.

L’après comme un nouvel instant où il y aurait du changement, c’est aujourd’hui.

Quel changement ?

Pour moi, qu’est ce qui change ?

Je ne perçois pas comme un grand changement d’éteindre la lumière, d’économiser l’eau et tout le reste. Actions nécessaires mais minimes, peu mobilisantes face au défi annoncé.

Que m’a fait découvrir cette pandémie.
Nous avons expérimenté notre interdépendance et perçu concrètement notre obligation de solidarité comme frères humains.

Changer mon vocabulaire pour dire les mouvements de population vers l’Europe : horde, invasion, migrants, terroristes, sans papiers, islamistes, flux.
Ce sont, avant tout, des personnes désespérées, abandonnées, tordues dans les règlements administratifs servant de repoussoir.

Nous devons agir collectivement, nous aider, nous soulager, nous parler.
Combattre tous les systèmes d’exclusion dont la télé nous fait le tableau chaque soir.

« TUTTI FRATELLI » nous l’avait dit, nous l’avions même lu, maintenant nous le savons.

Je dois développer la bienveillance vis-à-vis de tous.

Pour mon église.

La province franciscaine de France ne recrute plus et à terme les frères franciscains ne seront plus présents. De même dans chaque diocèse, il n’y a plus de recrutement ou si peu.
A Saint Merry, au milieu de toutes les tensions et contradictions propres à cette nouveauté, l’évêque clos brutalement le débat et renvoi tout le monde !

En confinement, tant bien que mal, les chrétiens ont assuré chacun chez soi ou à plusieurs leur propre liturgie et recueillement. La vie chrétienne pourrait-elle continuer sans les clercs et sans leur autorité ?

La cour pontificale médiévale est complètement obsolète pour nos mentalités contemporaines.
François en son temps a aimanté autour de lui une « foule » d’hommes qui voulaient adopter son nouveau style de vie.

C’est une église nouvelle qu’il faut inventer.
Se défaire de ce que l’on a appris, expérimenté et connu.

Comment nos fraternités pourraient-elles être cette communauté universelle où se célèbrerait le repas partagé ?


Pour la société.

Tout ce qui a été perçu comme « à changer » nous revient en boomerang :
La destruction de l’hôpital, les réformes de l’assurance chômage et du système de retraite au mieux suspendues, renforcement du contrôle aux frontières, les rémunérations exorbitantes des chefs d’entreprise du CAC 40 avec parachute doré, etc.

Le pass-sanitaire, un temps facultatif rendu obligatoire par la bande. Débat au parlement (assemblée nationale et sénat) dans la précipitation, sans possibilité d’amendements, sans consensus qui emporterait l’adhésion du plus grand nombre.

Encore huit cents rescapés en méditerranée autant de noyés.
Les afghans qui s’accrochent aux ailes des avions, qui se font piétinés à mort dans les bousculades. Il faut maîtriser les flux.

Comment porter une force de rupture aux puissances d’argent, du tout marché, du tout se vend, tout s’achète ?

Jacques

L’Avenir est devant

Je pensais que tout serait aisé. Certes, on m’avait dit que ce ne serait pas simple. Mais avec sans doute une dose d’arrogance, j’avais ignoré les avertissements ! Pourtant, l’accélération fut plus rude que je ne l’avais envisagée. Une nouvelle étape de la vie s’est rondement engagée, l’ultime… Quitter une maison dans laquelle nous vécûmes une trentaine d’années, s’évader furtivement d’un établissement qui assurait une reconnaissance sociale. Quelques signatures, des bribes de discours, une décoration ; un chemin de vie familier et gratifiant de plus de quarante années qui s’achevait soudainement. Une vie passée si rapidement à occuper heures et minutes dans un tourbillon incessant en aspirant à …la retraite. Elle est là, le départ dans une ambiance confinée presque en catimini… L’étrange sentiment que subitement quelque chose vient de s’éteindre. Peut-être ce manque d’humilité qui laissait penser dans un coin de l’esprit que j’étais utile ? Puis, subitement l’impression de disparaître des radars de la société. La configuration est déconcertante. Une once de découragement qui sourd, clandestinement, insidieusement. Je suis un peu comme ces deux disciples dont Luc nous conte l’aventure. Tels Cléophas et son ami qui avaient investi temps, espoir en Jésus désormais crucifié ; c’est aussi un peu la fin de mon histoire. Où est Jésus qui fit route avec les désespérés ? Suis-je aussi aveugle, incapable de l’identifier dans ma vie, dans mes soucis ? Suis-je aveugle comme le furent les pèlerins d’Emmaüs ? L’aveuglement sans cécité ? Mon esprit est-il disponible pour l’accueillir ? Les doutes nés de cette nouvelle étape m’aveuglent-ils ? Jésus suit discrètement mon chemin, apparaît mais je ne le vois pas. Il est pourtant là dans ma détresse, mes doutes, ma faiblesse mais aussi dans mes joies comme il le fut aux Noces de Cana. À moi de le trouver dans les douceurs du quotidien ; dans le prochain mariage de notre fils Arthur et de l’enfant qui naîtra peut-être demain. À moi de me laisser surprendre dans le regard de mon épouse toujours là après plus de trente ans. Les deux hommes d’Emmaüs n’avaient pas l’esprit disponible, ils n’avaient que le désespoir de la perte de Jésus en tête. Ne suis-je pas l’un d’eux, ébranlé par ma nouvelle situation ? Peut-être suis-je celui que Luc ne nomme pas ?
Saurais-je le retenir quand il me fera signe comme le firent les deux disciples ? Serais-je moi aussi disciple ? Le verrai-je comme eux le firent lorsqu’il fractionna le pain ? Ce geste de la convivialité, ce geste qui plonge aussi dans notre intimité, ce geste qui est celui de l’Eucharistie. Saurais-je y puiser l’espérance ?
Lorsque Le Caravage peint l’épisode d’Emmaüs, il dévoile un Christ ni jeune, ni vieux et si humain qui surprend. Saurais-je me laisser surprendre ?
Le chemin qu’indique Jésus aux disciples est celui de l’espérance. À moi de l’emprunter avec confiance, à moi d’oublier les désagréments d’un corps parfois frondeur, à moi de ne pas m’apitoyer sur d’insignifiants tracas, de repousser les bouffées de nostalgie. En suivant les pas du Pape François, reconnaître dans l’épisode des pèlerins d’Emmaüs la « thérapie de l’Espérance ».

Jésus m’accompagne sur cette ultime saison de mon existence, celle où je dois chercher Dieu, saisir les instants d’amitié, partager et écouter avec bienveillance. Le mystère nourrit le doute et comme pour Pierre, comme pour les deux pèlerins, la Foi parfois s’éloigne. Profiter du temps qui s’offre à moi dans cette quête. Jésus n’a pas abandonné Cléophas et son ami; tout n’était pas fini !
L’avenir est devant, Jésus fait route avec moi, il s’invite à nouveau à la table de ma vie, il continue à me suivre ; à moi de la reconnaître lorsqu’il se manifeste. Le regard de la Foi qu’évoque Jean (14-19) pourra seul me permettre de relever ce défi.


Érik LAMBERT

S’émerveiller !

Qui n’a pas été émerveillé devant un paysage, un ciel étoilé, une fleur, un nouveau-né… : moment de grâce, rencontre avec la beauté, l’immensité, l’infini, dont on se souvient et que l’on voudrait revivre encore et encore. Et pourtant, dans des conditions semblables on peut aussi ne rien ressentir car, si l’émerveillement fait appel à tous nos sens, il dépend aussi d’une attitude d’ouverture personnelle : c’est une porte qui s’ouvre sur l’extérieur pour une rencontre.

Le Pape François, dans l’encyclique « Laudato Si » explique que François d’Assise vivait en « merveilleuse harmonie avec Dieu, avec les autres, avec la nature et avec lui-même »(LS.10), en symbiose avec tous les éléments et les êtres de la création, ses « frères et sœurs », voyant en eux la grandeur et l’amour de Dieu. S’émerveiller de la Création permet d’accueillir le don de Dieu, de respecter « notre Maison commune », de changer son regard sur les autres, nos frères.

S’émerveiller c’est découvrir le monde avec des yeux d’enfant, sans préjugés, sans filtres, sans arrière-pensées ; c’est dire l’importance de l’éducation dans les familles « premier lieu où se vivent et se transmettent les valeurs de l’amour et de la fraternité, de la convivialité et du partage, de l’attention et du soin de l’autre » (Fratelli tutti n°114). De la cellule familiale à la famille humaine il n’y a qu’un pas : tout est lié, « la terre est un héritage commun dont les fruits doivent bénéficier à tous » (LS.93) grâce à « l’écologie intégrale », car nous habitons tous la même Maison.

« Le Seigneur a fait pour moi des merveilles » s’écrie Marie. A Noël, Dieu arrive parmi nous, dans notre famille, notre Maison. A Pâques, Jésus ressuscite : une présence actuelle que nous ne savons peut-être pas bien discerner. En effet, de même qu’il nous est difficile de nous émerveiller, nous avons des difficultés à trouver Dieu dans l’encombrement de nos activités, nos soucis quotidiens, nos craintes… notre « Galilée intérieure » ainsi que l’écrit le frère franciscain Eloi Leclerc dans son livre « Pâques en Galilée » ; la Galilée, carrefour des nations, bouillonnement de populations, cultures et activités. Les disciples découragés après la mort de leur Maître, se rappelèrent que Jésus leur avait dit « Je vous précèderai en Galilée » (Mc 14,28 ; Mt 26,32), là où ils vivaient et avaient leurs racines.
Dieu nous a précédé et nous attend, personnellement. En nous émerveillant de la création nous avons ouvert une porte extérieure ; pour trouver Dieu il nous faut laisser s’ouvrir une porte intérieure ; c’est tout le sens et l’occasion de ce Carême, chemin vers Pâques. Dieu nous précède, attendant patiemment de nous rencontrer personnellement, là où nous vivons, là où nous sommes profondément.

Confiance : tu t’es déjà ouvert aux merveilles de l’œuvre créatrice de Dieu, découvre maintenant son Amour, puisqu’il t’attend chez toi !

Guy BECHU

Églises contre théâtres ?

Le monde du spectacle est l’un des secteurs d’activité les plus touchés par les restrictions décidées en haut-lieu, sans aucune visibilité quant aux espoirs de reprise, toujours renvoyée aux calendes grecques d’une amélioration sanitaire. Cette limite indéterminée, fluctuante, est un horizon ressenti comme arbitraire alors même que les lieux de spectacle ont engagé de longue date toutes les dispositions préconisées et suffisantes. Ainsi, nombreux sont les artistes désorientés qui ne comprennent pas que les lieux de culte dont la disposition matérielle est similaire à leurs lieux de travail puissent eux ouvrir à peu près librement.

D’une posture anticléricale assez répandue dans ces milieux du spectacle, ils interprètent cela comme un favoritisme d’État, fruit d’un mélange des genres entre Églises et Pouvoir, et se sentent les parents pauvres, « non-essentiels », d’une société où il se vivent souvent comme marginalisés. C’est évidemment une position puérile que d’accuser d’injustice celui qui n’en est pas, ou moins, victime que soi, plutôt que de restituer les responsabilités avec discernement au niveau où elles se prennent, et en l’espèce de « bouffer du curé » plutôt que d’engager une réflexion, voire une action, sur les incohérences de la gestion gouvernementale. Mais c’est là un des défauts courants du monde du spectacle dont je me permets de parler pour en avoir longtemps fait partie : un désintérêt habituel assez général pour la chose politique, et même citoyenne, un corporatisme non dénué d’un certain sentiment de supériorité, d’indifférence hautaine pour les conditions d’existence de ceux qui constituent pourtant leur public (hors certains rites caritatifs qu’ils voient parfois comme une simple possibilité d’affichage promotionnel). La situation extrêmement critique dans laquelle les artistes se trouvent aujourd’hui leur rappelle cruellement qu’ils font partie de la société, parce qu’en en étant exclus de fait, ils prennent brutalement conscience, peut-être, qu’ils en faisaient partie au delà de la billetterie et d’un succès attendu. Ils pourraient par exemple, au lieu de crier à la collusion du sabre et du goupillon, réfléchir aux dimensions sociales de leurs professions, à leurs rôles et à leurs places particulières dans l’humanité, la civilisation. Ils verraient peut-être enfin combien l’exercice de leur art s’est engagé de plus en plus, et sournoisement, dans la voie d’un échange de type commerçant avec un public qu’ils ont de plus en plus tendance à percevoir malgré eux comme un marché. Qu’est-ce qui est « essentiel » pour un artiste : gagner de l’argent ou se livrer à sa création ? Les deux bien sûr, car il faut bien vivre. Mais lorsque le gain détermine la création, peut-on encore parler d’art, et d’artistes ? Dire que ce que vivent les professions artistiques aujourd’hui est la mort de l’art et de la culture reviendrait à avouer qu’elles ne vivent que par, et donc pour, l’argent. Ce n’est heureusement pas le cas de très nombreux artistes de toutes disciplines dont la plupart, d’ailleurs, n’ont pas attendu la crise sanitaire pour manger de la vache enragée, quand il y en avait. Ceux-là, habitués au dénuement, survivront. Mais comme pour l’ensemble des acteurs économiques, ce sont les petites productions, les petites salles, les petits réseaux qui sortiront exsangues — ou ne sortiront jamais — de cette interminable disette. Le marché sera alors entièrement dégagé pour les produits de l’industrie culturelle aux reins autrement solides, et l’art aura complètement fini d’être l’émanation d’une population qui choisit en son sein des porte-voix pour traduire en mots, en sons, en images, la multitude de choses qui la traversent.

Mais si les artistes remettent la création authentique au centre de leur travail et de leurs préoccupations, l’humanité saura bien leur refaire la place qu’ils ont depuis l’origine des temps, et le public pourrait bien vite se désintéresser de la culture industrielle marchande pour redevenir ainsi une population en quête de sens. La rude épreuve que les artistes traversent est peut être l’occasion de cette très profitable remise en question. Encore faut-il s’y risquer… Peut-être après tout que ce que certains artistes envient aujourd’hui à l’Église, sans le voir ni le comprendre, bien plus que le privilège momentané de l’ouverture au public, c’est justement sa faculté à se remettre en question à travers les siècles pour se recentrer sur son rôle évangélique et salutaire, comme François d’Assise l’a poussée à le faire en son temps et comme le pape François s’y efforce courageusement aujourd’hui. Alors si c’est ça les amis : à vous de jouer !

Jean Chavot