Le monde du spectacle est l’un des secteurs d’activité les plus touchés par les restrictions décidées en haut-lieu, sans aucune visibilité quant aux espoirs de reprise, toujours renvoyée aux calendes grecques d’une amélioration sanitaire. Cette limite indéterminée, fluctuante, est un horizon ressenti comme arbitraire alors même que les lieux de spectacle ont engagé de longue date toutes les dispositions préconisées et suffisantes. Ainsi, nombreux sont les artistes désorientés qui ne comprennent pas que les lieux de culte dont la disposition matérielle est similaire à leurs lieux de travail puissent eux ouvrir à peu près librement.
D’une posture anticléricale assez répandue dans ces milieux du spectacle, ils interprètent cela comme un favoritisme d’État, fruit d’un mélange des genres entre Églises et Pouvoir, et se sentent les parents pauvres, « non-essentiels », d’une société où il se vivent souvent comme marginalisés. C’est évidemment une position puérile que d’accuser d’injustice celui qui n’en est pas, ou moins, victime que soi, plutôt que de restituer les responsabilités avec discernement au niveau où elles se prennent, et en l’espèce de « bouffer du curé » plutôt que d’engager une réflexion, voire une action, sur les incohérences de la gestion gouvernementale. Mais c’est là un des défauts courants du monde du spectacle dont je me permets de parler pour en avoir longtemps fait partie : un désintérêt habituel assez général pour la chose politique, et même citoyenne, un corporatisme non dénué d’un certain sentiment de supériorité, d’indifférence hautaine pour les conditions d’existence de ceux qui constituent pourtant leur public (hors certains rites caritatifs qu’ils voient parfois comme une simple possibilité d’affichage promotionnel). La situation extrêmement critique dans laquelle les artistes se trouvent aujourd’hui leur rappelle cruellement qu’ils font partie de la société, parce qu’en en étant exclus de fait, ils prennent brutalement conscience, peut-être, qu’ils en faisaient partie au delà de la billetterie et d’un succès attendu. Ils pourraient par exemple, au lieu de crier à la collusion du sabre et du goupillon, réfléchir aux dimensions sociales de leurs professions, à leurs rôles et à leurs places particulières dans l’humanité, la civilisation. Ils verraient peut-être enfin combien l’exercice de leur art s’est engagé de plus en plus, et sournoisement, dans la voie d’un échange de type commerçant avec un public qu’ils ont de plus en plus tendance à percevoir malgré eux comme un marché. Qu’est-ce qui est « essentiel » pour un artiste : gagner de l’argent ou se livrer à sa création ? Les deux bien sûr, car il faut bien vivre. Mais lorsque le gain détermine la création, peut-on encore parler d’art, et d’artistes ? Dire que ce que vivent les professions artistiques aujourd’hui est la mort de l’art et de la culture reviendrait à avouer qu’elles ne vivent que par, et donc pour, l’argent. Ce n’est heureusement pas le cas de très nombreux artistes de toutes disciplines dont la plupart, d’ailleurs, n’ont pas attendu la crise sanitaire pour manger de la vache enragée, quand il y en avait. Ceux-là, habitués au dénuement, survivront. Mais comme pour l’ensemble des acteurs économiques, ce sont les petites productions, les petites salles, les petits réseaux qui sortiront exsangues — ou ne sortiront jamais — de cette interminable disette. Le marché sera alors entièrement dégagé pour les produits de l’industrie culturelle aux reins autrement solides, et l’art aura complètement fini d’être l’émanation d’une population qui choisit en son sein des porte-voix pour traduire en mots, en sons, en images, la multitude de choses qui la traversent.
Mais si les artistes remettent la création authentique au centre de leur travail et de leurs préoccupations, l’humanité saura bien leur refaire la place qu’ils ont depuis l’origine des temps, et le public pourrait bien vite se désintéresser de la culture industrielle marchande pour redevenir ainsi une population en quête de sens. La rude épreuve que les artistes traversent est peut être l’occasion de cette très profitable remise en question. Encore faut-il s’y risquer… Peut-être après tout que ce que certains artistes envient aujourd’hui à l’Église, sans le voir ni le comprendre, bien plus que le privilège momentané de l’ouverture au public, c’est justement sa faculté à se remettre en question à travers les siècles pour se recentrer sur son rôle évangélique et salutaire, comme François d’Assise l’a poussée à le faire en son temps et comme le pape François s’y efforce courageusement aujourd’hui. Alors si c’est ça les amis : à vous de jouer !
Jean Chavot