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En quoi la pratique de l’art nous élève-t-elle ?

Lorsque frère Joseph m’a demandé en quoi la pratique de l’art m’élevait, la question tombait comme une coïncidence. En effet la veille, je partageais mon parcours avec un artiste qui venait d’intégrer le Groupement Intensité dont je fais partie. A la fin de la conversation, il conclut : « la pratique de l’art a vraiment contribué à t’élever ». Comment en est-il arrivé là ? Par une suite d’exemples, dont je n’avais pas réellement conscience, et qui montraient que je m’étais ouverte aux autres. Contrairement au stéréotype qui veut que l’artiste soit un être égocentrique et enfermé dans son atelier, pour progresser dans ma pratique, j’ai dû, petit à petit, sortir de ma tanière et m’intéresser au monde qui m’entoure.

Le désir de créer m’est tombée dessus, une nuit alors que j’étais adolescente. A partir de ce moment, créer était devenu vital. Créer me donnait le sentiment d’exister. J’étais plus à l’écoute des ressentis et j’ai commencé à regarder les choses différemment. Je cherchais l’inspiration et je l’ai trouvée partout autour de moi. Pratiquer l’art m’a ancrée dans la réalité et d’un coup tout est devenu intéressant. Le monde qui m’entourait, loin d’être insipide ou laid, s’est révélé passionnant : une œuvre à part entière, véritable source d’inspiration.
Après une première période d’euphorie créative, un manque s’est fait sentir. Dessins, peintures, expériences, s’entassaient et tombaient aussitôt dans l’oubli. Tout ce que je vivais, seule avec moi-même semblait incomplet. Il manquait l’autre. Ainsi après avoir appris à ouvrir les yeux, j’allais apprendre à partager.

Lors de mon premier vernissage, ma mère est venue. Personne d’autre. Probablement parce-que je n’avais invitée qu’elle. Lorsque des inconnus me demandaient si j’étais l’artiste, je ne savais même plus mon nom, et de toute façon je n’avais pas trop envie de leur parler puisque je ne les connaissais pas. Partager ce n’est pas seulement montrer ce qu’on fait, c’est prendre soin de l’autre, s’intéresser à lui, l’inviter, créer un lien.
L’art est une leçon de vie. Il m’a appris énormément de choses mais pour ma part ce sont vraiment ces deux points _ ouvrir les yeux et partager_ qui m’ont élevée.

A mon tour j’ai posé la question aux personnes que j’ai rencontrées en expo (un bon moyen d’engager la conversation) et aux lecteurs de mon infolettre.

Les points qui sont le plus souvent revenus sont :
• L’ouverture aux autres et à l’espace.
• L’apprentissage de l’humilité, la quête et la recherche permanente. Le besoin de prendre du recul.
• Amélioration de notre bien-être.
• Voir la réalité avec d’autres lunettes et apprendre à apprécier les différences de points de vue.

Un petit rusé m’a aussi envoyé la réponse de Chat GPT, l’IA qui fait la une de l’actualité depuis quelques temps. Elle a répertorié six points qui forment un résumé bien complet. Je laisse les plus curieux aller lui poser la question. Pour les autres, voici sa conclusion :
« Dans l’ensemble, la pratique de l’art peut vous élever en vous permettant de vous exprimer, de développer votre créativité, d’améliorer votre perception, d’explorer de nouvelles idées, de trouver un bien-être émotionnel, et de stimuler votre réflexion et votre remise en question. C’est une expérience enrichissante qui peut contribuer à votre épanouissement personnel et à votre croissance intellectuelle et émotionnelle. » (Chat GPT)
Et vous, en quoi l’art vous élève-t-il ?

Merci à Frère Joseph, Marianne Martinez, Brigitte Loriers, Françoise Salmon et Philippe Sauvan-Magnet pour leurs contributions à cet article.

Laura Loriers alias Le Graveur Fou
Auteur des Péripéties d’une artiste au XXIe siècle.
www.legraveurfou.com

L’apocalypse de saint Jean

Introduction

Un livre étrange. Le théâtre, le climat et le style tranchent nettement avec tout le reste du N.T., particulièrement avec les évangiles.
Un texte hermétique, dont le langage constamment symbolique semble fait pour les seuls initiés.

AUTEUR
Jean, se nomme l’auteur lui-même, qui se dit relégué à Patmos et se qualifie de prophète. La plus ancienne tradition le tient pour Jean l’évangéliste, mais on en a douté assez vite (différences de style, de thèmes théologiques et d’atmosphère). Il est possible que des disciples de Jean y aient pas mal mis la main, une école johannique.

DATE = entre 90 et 96 (sous Domitien finissant), quoique 17, 9-11 semblerait situer la rédaction après la persécution de Néron sous Vespasien (vers 69-79). Auquel cas, deux hypothèses : ou bien une partie de l’œuvre serait de l’époque de Vespasien ; ou bien l’auteur, comme l’auteur de Daniel en 160 av. JC., ferait de l’anti datation, c’est-à-dire décrirait le passé comme s’il était encore à venir.

CIRCONSTANCES
L’EGLISE est dans la tourmente. Nous sommes au temps de la 3° génération chrétienne. Non seulement le Christ n’en finit pas de revenir, mais voilà que se déchaîne une ère de persécutions sous un empereur mégalomane, Domitien. – Déjà Néron, 30 ans plus tôt, avait déclenché pour la 1ère fois une persécution venant de la puissance romaine (et non plus des juifs), mais c’avait été le caprice d’un fou. Sous Domitien le motif devient spécifiquement religieux : l’empereur se fait appeler « Seigneur et Dieu », et exige qu’on lui rende un culte, sous peine de prison, de confiscation, de déportation et même de mort. Et la Province romaine d’Asie fait du zèle. Le problème pour 1’Eglise est très grave et le danger mortel, à la fois au dehors et au dedans :

  • Vis-à-vis des autorités, 1’Eglise ne peut transiger, ce serait un blasphème envers Dieu et le Christ. Mais c’est risquer la persécution, la fin du développement, et même l’extinction progressive de la foi.
  • Mais à l’intérieur, certains chrétiens inspirés par le courant « gnostique » – désignés nommément comme « nicolaïtes » à Ephèse et Pergame – distinguaient entre le « matériel » dans l’homme (son extérieur, son corps, ses gestes) et le « spirituel » qui seul compte (l’intérieur, le cœur, les pensées, l’intention). Ils acceptaient donc de faire les quelques simagrées cultuelles pour être tranquilles.

Sous Domitien, empereur de 81 à 96, 1’Eglise revivant la même situation de prétentions impériales impies, Jean ne trouve pas de meilleur modèle que Daniel et son mode d’expression grandiose, triomphal et secret.

Fr Joseph

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 2ème partie

Comme nous l’avons vu précédemment, François a voulu que tous ceux qui exerceraient une autorité au sein de l’Ordre vivent cette charge, non comme un pouvoir, mais comme un service auprès de leurs frères.
A leur tête, figurent le ministre général et les ministres provinciaux. Leurs tâches sont nombreuses et variées. Le ministre provincial doit, par exemple, faire respecter la Règle, convoquer le chapitre provincial, élire le ministre général, confier les charges, recevoir les postulants, assurer le lien avec l’Église. Il doit aussi pourvoir aux besoins des frères, sur le plan matériel, mais également les accompagner et les corriger, sur le plan spirituel, car l’âme de ses frères lui a été confiée et il aura à en rendre compte devant le Seigneur. (1Reg 4, 6) Ainsi, si un frère « veut se conduire en esclave de la chair et non dans la docilité à l’Esprit…son ministre et serviteur fera de lui ce que, selon Dieu, il jugera le plus à propos. Tous les frères, les ministres et serviteurs comme les autres, auront soin de ne jamais se troubler ni s’irriter à cause du péché ou du mauvais exemple d’autrui…Que de leur mieux, au contraire, les frères viennent en aide spirituellement au coupable ». (1 Reg 5, 6-8) Le ministre est donc appelé à visiter ses frères le plus souvent possible, à leur donner des avis spirituels et à stimuler leur générosité. « Les frères qui sont ministres et serviteurs des autres frères visiteront leurs frères, les avertiront, les corrigeront avec humilité et charité, sans leur prescrire jamais rien qui soit contre leur âme et contre notre règle. Quant aux frères qui sont sujets, ils se rappelleront que, pour Dieu, ils ont renoncé à leur volonté propre. Je leur prescris donc avec force d’obéir à leurs ministres en tout ce qu’ils ont promis au Seigneur d’observer et qui n’est pas contraire à leur âme et à notre règle. » (2 Reg 10, 1-3)
C’est une conception de l’obéissance très singulière que celle de François : certes, l’autorité du ministre est réelle et les frères sont tenus de lui obéir. Pour autant, il ne s’agit pas d’obéir à un homme en tant que tel, le ministre, mais au Christ qu’il représente et donc d’obéir par amour pour Dieu : « Un sujet ne doit pas considérer l’homme dans son supérieur, mais Celui pour l’amour duquel il a choisi d’obéir. » (2 Cel 151) Cette obéissance est un exemple parfait de la désappropriation, si chère à François, puisqu’elle conduit à renoncer à sa volonté propre pour s’en remettre à la volonté de Dieu : « Un sujet croit parfois sentir qu’une autre orientation serait meilleure et plus utile pour son âme que celle qui lui est imposée : qu’il fasse à Dieu le sacrifice de son projet, et qu’il se mette en devoir d’appliquer plutôt celui du supérieur. Voilà la véritable obéissance, qui est aussi de l’amour : elle contente à la fois Dieu et le prochain. » (Adm 3, 5-6)
C’est pourquoi les frères sont invités à obéir avec humilité, simplicité, rapidité et à persévérer dans cette voie. Mais le ministre ne peut commander, au nom de l’obéissance, sans une raison grave, et il ne peut aller contre l’esprit de la Règle : « Si un ministre donnait à un frère un ordre contraire à notre règle de vie ou à sa conscience, le frère ne devrait pas obéir, car il ne peut être question d’obéissance là où il y a faute et péché. » (1 Reg 5,2)
François, connaissant bien la propension de l’homme à transformer son autorité en autoritarisme, même dans la vie religieuse, a voulu contourner cet écueil et limiter les éventuelles dérives au sein de l’Ordre. D’une part, cette clause de conscience autorise les frères à ne pas obéir à un ordre qui irait conte la Règle ou contre le salut de leur âme. D’autre part, les frères qui reçoivent une charge, par élection ou par nomination, ne l’exercent que durant un temps donné et la remettent en fin de mandat. Pas de ministre à vie chez les frères mineurs ! François ajoute même dans la seconde Règle que si un ministre général n’était plus jugé « apte au service et au bien commun de tous », les frères devraient en élire un autre. (2 Reg 8,4) Animé par l’esprit de service, le ministre ne doit pas s’approprier sa fonction: «Aucun ministre, aucun prédicateur, ne revendiquera comme un bien propre, soit sa charge de ministre des frères, soit l’office de prédicateur ; mais à l’heure même où on le lui enjoindrait, il devrait abandonner sa charge sans contester. » (1 Reg 17,4) Les biographes nous disent que François fustigeait les frères qui ambitionnaient les honneurs et les hautes responsabilités ou qui s’offusquaient de ne pouvoir conserver leur charge.
François trace lui-même le portrait qui devrait être celui du ministre général, « le père de cette famille » : Il doit mener une vie digne, avoir une bonne réputation et faire preuve de discernement. Il doit savoir partager son temps entre la prière et le soin de l’Ordre qui lui a été confié. Il doit être impartial dans ses relations et répondre « avec douceur » aux besoins de chacun. Il se comportera avec simplicité, et ce d’autant plus si c’est un érudit. Il devra se méfier de l’argent et se montrer exemplaire dans son usage. Et surtout, il doit avoir des qualités de cœur : consoler ceux qui souffrent, apaiser et soulager ceux qui sont tourmentés, ne pas avoir peur de s’abaisser « pour ramener à la douceur les obstinés ». (2 Cel 185) Lorsqu’un frère commet une faute, il ne doit point s’irriter contre lui, mais l’accueillir « en toute patience et humilité », « l’aider avec une affectueuse douceur » et à chacun il doit témoigner « autant de bonté qu’il voudrait s’en voir témoigner à lui-même ». (1 Let 43-44)
Cependant, François ajoute que le ministre doit veiller à ce que son indulgence ne soit pas excessive car elle pourrait introduire tiédeur et relâchement. (2 Cel 186)
On le voit bien, la tâche des ministres n’est pas aisée : il s’agit d’être à la fois « fermes pour commander » et « indulgents pour pardonner », « ennemis du péché » et « médecins des pécheurs », c’est pourquoi François recommande aux frères de les honorer et de les aimer car ils portent un lourd fardeau. (2 Cel 187)
Quand l’autorité se fait service, c’est toujours la miséricorde et l’amour qui l’emportent, comme l’illustre si bien la Lettre à un ministre : « Voici à quoi je reconnaîtrai que tu aimes le Seigneur, et que tu m’aimes, moi, son serviteur et le tien : si n’importe quel frère au monde, après avoir péché autant qu’il est possible de pécher, peut rencontrer ton regard, demander ton pardon, et te quitter pardonné. S’il ne demande pas pardon, demande-lui, toi, s’il veut être pardonné. Et même si après cela il péchait encore mille fois contre toi, aime-le plus encore que tu m’aimes, et cela pour l’amener au Seigneur. »

P. Clamens-Zalay

Prière

AIDE-MOI A ETRE DE CE MONDE

Aide-moi à te rencontrer, moi qui si souvent encore vis et agis comme si tu n’étais pas là.
Aide-moi à être de ce monde
mais avec toi, en moi
dans mon cœur,
dans ma chair vivante,
dans mes gestes d’homme.
Aide-moi à être celui qui marche,
qui marche dans la vie, là où marchent les hommes, avec eux, l’un d’eux,
mais sans regarder mes pieds,
sans tâtonner comme un aveugle,
le regard droit comme celui qui voit
je voudrais,
oh ! oui, Seigneur, je voudrais de toutes mes forces
qu’en me regardant marcher au milieu d’eux
comme un voyant, ils soient libérés de leur angoisse.

Michel Quoist

Un Livre Une Expo

Le Nageur
Un livre de Pierre Assouline

Pierre Assouline,
Le Nageur, Paris, Gallimard, 2023,
256 pages, 20 €

Il y a des histoires de vie plongées dans la « grande histoire » qui demeurent ignorées. Le récent livre de Pierre Assouline lève le voile sur la tragédie que vécut un nageur méconnu, même si quelques piscines portent son nom : Alfred Nakache. Il fut pourtant une célébrité durant les années 1930 et dans l’immédiat après-guerre. Son histoire est celle des juifs de France durant les années sombres, elle est aussi celle d’une rivalité humaine. Même si un certain polémiste, éphémère candidat à la magistrature suprême l’oublie ou se vautre dans le mensonge, c’est bien Philippe Pétain qui abolit le décret Crémieux et déchut les Juifs d’Afrique du Nord de la nationalité française. Or, Alfred Nakache fit partie de ces juifs français qui perdirent leur qualité de Français. Pierre Assouline, bon connaisseur des années sombres, adepte des longueurs de piscine, rend hommage au petit gars de Constantine. La trame chronologique repose sur la rivalité qui scelle probablement le sort du nageur d’Auschwitz. L’avenant, souriant et résistant, fruste nageur, Alfred Nakache et l’élégant brasseur, flambeur antisémite, milicien, collaborateur, Jacques Cartonnet. Deux nageurs qui s’affrontaient à coups de records de France et d’Europe ; des collectionneurs de titres nationaux qui s’opposaient même dans leurs styles de nage. Soutenu par la plupart des autres nageurs d’alors, relativement protégé par les victoires apportées à la France, soutenu par le commissaire général-tennisman bondissant pétainiste Jean Borotra[1], Nakache fut victime de la presse collaborationniste « le Youtre le plus spécifiquement youtre de la Youtrerie[2] » et très probablement dénoncé par son rival : « Si je le ­revois, je le tue » aurait dit « Artem »[3]Nakache, le juif algérien subit le sort de ses coreligionnaires, déporté avec sa femme et sa fille de deux ans, gazées à leur arrivée à Auschwitz. Il survit, un matricule tatoué sur le bras ; les SS l’obligeant à plonger afin de chercher les clés et les cailloux qui étaient lancés au fond d’une citerne d’eau croupie et glacée. Les sadiques aimaient en effet humilier les talentueuses victimes de la folie nazie. Les gardiens organisaient ainsi des matchs de football entre SS et Totenjüden à Belzec[4] ou entre SS et Sonderkommandos à Auschwitz ; des combats de boxe entre des champions devenus faméliques et des brutes présentes dans les camps.  

Évacué à la faveur des marches de la mort, il vit mourir le boxeur Young Perez[5], avant d’être libéré de Buchenwald par les Américains.  Sorti de l’enfer des camps, donné pour mort, cadavérique, il participa toutefois aux Jeux Olympiques de Londres en 1948 et reprit son métier de professeur de sport. C’est à Cerbères que le licencié du TOEC mourut à 67 ans en pratiquant sa natation quotidienne. 

Outre de tristes histoires de vie, le livre est aussi celui d’un écrivain féru de natation, sensible à l’histoire d’un enfant qui a surmonté sa peur de l’eau lorsque ses camarades quelque peu espiègles lancèrent ses chaussures dans l’eau, qu’il dut récupérer pour éviter l’ire familiale. C’est aussi celui d’un homme qui surmonta l’horreur grâce à la passion qui l’animait. L’ouvrage précis et documenté, foisonne de détails, d’anecdotes parfois inédites telle celle qui rappelle que les déportés devaient coudre les poches de leurs pantalons car les Allemands trouvaient arrogant qu’ils se promènent les mains dans les poches. 

On peut être rétif au style très particulier de Pierre Assouline mais, en des temps où le souvenir des horreurs du joug nazi s’estompe, à une époque où l’on ose affirmer sans ciller que le seul régime de collaboration d’Europe qui ne fut pas mis en place par les nazis protégea ses juifs nationaux, savoir ce que fut la vie d’Alfred Nakache contribue à appréhender ce que fut la réalité d’un régime criminel.

Érik Lambert.   


[1] Remplacé le 18 avril 1942 par Joseph Pascot.
[2] Je Suis partout
[3] « Le poisson » en hébreu, surnom donné à Alfred Nakache 
[4]https://www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/mars/Source/Documents/MCP/bordeaux/HK_Bordeaux_Le_sport_europeen_a_lepreuve_du_nazisme.pdf
[5] Boxeur juif originaire de Tunisie, champion du monde poids mouches en 1931, déporté en 1943. Un film Victor Young Perez est sorti en 2013.


Degas en noir et blanc
A voir à la BNF jusqu’au 03 septembre 2023

Pour vous y rendre 👉 c’est Ici

Qui ne se souvient des innocentes ballerines qui s’évertuaient autrefois à décorer les couloirs de nos écoles ? Ces reproductions aux couleurs passées portaient la signature d’Edgar Degas. Elles en côtoyaient d’autres de Pissaro, Monet, Renoir… comme dans une exposition du mouvement impressionniste dont il fut l’un des fondateurs. Ce serait une ignorance coupable de ne voir en lui que le peintre des petits rats de l’Opéra tant son œuvre est d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles. L’exposition présentée jusqu’au 3 septembre à la Galerie Mansart de la Bibliothèque nationale de la rue Richelieu (infiniment plus élégante que son rejeton mitterrandien) est une excellente occasion, pour 10 € tout au plus, de faire connaissance avec une facette moins connue de l’un des plus grands et plus audacieux artistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Et pour trois euros de plus, il est possible de visiter tout le site après son heureuse rénovation achevée l’année dernière, notamment son musée, sans oublier de glisser un regard dans sa magnifique salle ovale où se sont escrimées des générations de chercheurs plus ou moins studieux.

Comme son titre l’indique, l’exposition est consacrée à la prédilection de Degas pour le noir et blanc, c’est-à-dire à sa recherche de la nuance lumineuse menée tout au long de sa vie en utilisant les ressources du crayon, du fusain, de la plume ou du lavis, et de toutes les techniques de gravure ou d’estampe — eau forte, aquatinte, pointe sèche, monotype, vernis mou, lithographie… (une vidéo les présente au public) — qu’il a lui-même développées ou renouvelées avec une inventivité extraordinaire, afin de saisir une incomparable qualité de clair-obscur telle qu’il la percevait dans les lieux fermés, caf’conc’, théâtres, coulisses, cabinets de toilette féminins, intérieurs bourgeois, sans oublier les maisons closes où il promena son regard sur les nuances subtiles de l’ombre qui caresse la chair et enténèbre les chevelures. Il employa sa capacité à capturer le mouvement pour croquer des instantanés si troublants de vérité poétique que ses contemporains, dans son époque de profonde mutation, semblent nous parler aujourd’hui de leur humanité inaltérable. On peut deviner en cela son goût prononcé pour le coup d’œil et de crayon d’un Daumier ou d’un Gavarni, entre autres, dont il collectionna les estampes, et aussi comprendre sa dernière passion presque compulsive — de son propre aveu — pour la photographie dont l’exposition nous donne de beaux exemples. Son esthétique particulière ne s’y dément pas malgré la nouveauté de l’artifice technique, autre preuve du génie de l’artiste par ailleurs éclatant dans les nombreux chefs-d’œuvre parmi la soixantaine de réalisations que l’exposition nous donne à découvrir.

Elle est organisée selon l’évolution chronologique des expérimentations d’Edgar Degas, accompagnées par des amis tels que Camille Pissaro, Mary Cassatt, Felix Bracquemont et bien d’autres, de ses premières copies de Rembrandt ou de Dürer à la réinvention du monotype dont il fait lui-même les tirages, chaque fois différents, en passant par la création d’une revue intitulée Le jour et la Nuit, qui restera lettre morte, jusqu’à sa pratique novatrice de la lithographie retravaillée qui donne lieu à la merveilleuse série de ses « nus de femmes à leur toilette ». Il contrôle l’impression de ses gravures afin que chacune soit, non pas une répétition, mais une étape de sa recherche expressive toujours plus avancée, quitte à les retravailler à l’aide de différentes techniques graphiques et picturales pour en faire des « dessins imprimés » — comme il nommait lui-même ses estampes. Manquant de moyens financiers pour poursuivre ses coûteuses innovations et surtout souffrant de graves problèmes oculaires, il se consacra plus particulièrement à la sculpture et au pastel avant que la cécité puis la surdité ne l’entraînent dans la misère, jusqu’à son enterrement à l’automne 1917, à 83 ans, où ce géant de l’art ne voulut d’autre discours d’hommage que : « Il aimait le dessin. »

Jean Chavot

EDITO DE JUILLET

Liberté ou sécurité ?

Le 7 juin dernier, dans le cadre d’une « clarification » du code de procédure pénale voulue par le gouvernement, le sénat autorisait l’activation du micro et de la caméra du téléphone portable à l’insu de son propriétaire. S’il est vrai que cette disposition est limitée dans son usage, il n’en reste pas moins qu’elle prend place dans un ensemble dont nombre de sénateurs — entre autres — dénoncent la confusion, et plus généralement dans un recul constant des libertés pu-bliques et privées. La raison invoquée, qui rendrait nécessaires ces atteintes répétées, est partout et toujours la même : la sécurité. Celle-ci n’étant pas plus assurée pour autant, la course en avant qui en résulte, de lutte anti-terroriste en mesures anti-covid, fait penser à la définition de la folie selon Einstein : faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent. Quoi qu’il en soit, la question du rapport entre sécurité et liberté s’impose à nous, et plus précisément celle du poids de la technologie dans leur balance.

On voit déjà un paradoxe dans l’usage actuel de la technologie en elle-même. Destinée à offrir de nouvelles possibilités et donc de nouvelles libertés, elle se trouve produire l’effet contraire en réduisant l’autonomie et le pouvoir de décision de l’individu qui, par exemple, confie ses choix d’itinéraire, d’achat, d’opinion et même de vie sentimentale à des applications, au détriment de son libre arbitre, de la rencontre avec le prochain et des cadeaux de la providence. Certes, il ne s’agit pas là à proprement parler de sécurité, mais de praticité. Toutefois les deux se confondent dans l’illusion d’une maîtrise du destin si absolue qu’en seraient écartés tout danger, toute épreuve, toute surprise… rêve d’une sécurité parfaite où se vivrait la satisfaction de tous les désirs : une sorte d’Éden 2.0, en somme, où, démiurge de sa propre existence, chacun en contrôlerait tout, de la procréation assistée à la mort décidée.

Jésus est apparu dans un monde en proie à de multiples craintes et dangers. Mesurons ce que le décalogue et les lois mosaïques apportèrent de structuration et de sécurité au peuple hé-breu. Ces lois organisèrent la vie et la liberté collectives de manière plus harmonieuse et durable, telle la règle du sabbat protégeant le repos du travailleur. En accomplissant un miracle ce jour-là, ou lorsque ses disciples affamés arrachèrent des épis, Jésus fut accusé de transgresser la loi divine. Au contraire, il n’était pas venu l’abolir, mais l’accomplir, c’est-à-dire lui donner tout son sens divin que la stricte observance littérale des Pharisiens avait fini par dévoyer : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat », dit-il. En prenant cette liberté, Jésus nous montre que c’est le Père qui nous l’accorde par Sa loi et que toute autre liberté que l’homme se donne à lui-même doit être rendue — pour employer un raccourci — à César. Cela signifie pour un chrétien que la liberté consiste à se laisser défaire de ses penchants contraires à l’Évangile afin de pro-gresser dans la voie de la sainteté. Jésus ne l’impose jamais, ses recommandations sont toujours précédées de « Si tu veux… ». Mais il ne s’agit pas d’affirmer une volonté personnelle, bien plutôt de la soumettre à celle du Père, sur la terre comme au ciel : « Père, si tu le veux […] non pas ma volonté, mais la tienne. », dit-il encore au jardin de Gethsémani.

Dans notre société technologique que son idolâtrie du confort rend sourde au Verbe divin, comment s’étonner que la liberté se conçoive comme l’espace du bon plaisir que rien ne limite, pas même les lois naturelles. Et comment s’étonner qu’il en résulte un sentiment profond et diffus de désordre, de menace, lequel engendre dans un cercle terriblement vicieux une demande crois-sante de sécurité. Que la technologie soit appelée au secours pour l’assurer montre à quel point celle-ci occupe dans les esprits la place d’un dieu omnipotent. Pourtant, quiconque est animé par la foi l’apprend chaque jour : il n’est de liberté ni de sécurité qu’en Dieu, unies en une seule et même grâce qui est le salut.

Le comité de rédaction

Prière

Au creux de ma vie

Dans le gouffre où je crie, Seigneur,
il me semble que tu es sourd.

Dans la mort qui m’angoisse, Seigneur,
il me semble que tu es aveugle.

Au pourquoi que je me pose, Seigneur,
il me semble que tu es muet.

Seigneur je ne sais plus.
Mais je sens que tu es présent, là, au creux de ma vie.
Cette vie que j’ai si souvent envie de haïr, de rejeter.
Pourtant, n’est-elle pas une invitation à ta propre fête?
Accorde-moi Seigneur
la force de vivre tous les jours
ta résurrection
afin que je puisse, comme le fils prodigue,
prendre part à la grande fête.
O Christ, toi qui me permets de vivre l’inespéré.

Alléluia!

Natacha

UNE EXPO UN LIVRE

Ken Domon, le maître du réalisme japonais

Pour s’y rendre 👉 Tout est là

La maison du Japon offre une très belle et, à beaucoup d’égards, très émouvante présentation de l’œuvre de Ken Domon, l’un des plus grands photographes de l’archipel, et du monde sans aucun doute, bien que la curiosité générale se dirige moins vers cette rive du Pacifique. En fait de photographie, le racisme ordinaire à peine conscient avec le-quel l’occident considère globalement l’Asie nous propose plutôt l’image de colonnes de touristes qui prennent des clichés de tout et n’importe quoi. Cette exposition est aussi l’occasion de nous débarrasser, précisément, de nos propres clichés. Sa centaine d’images couvre une soixantaine d’années, de 1926 à 1989. Elle est doublement offerte : c’est la première exposition consacrée en France à Ken Domon, la troisième seulement en dehors du Japon après l’Italie et l’Allemagne ; de plus, elle est gratuite, chose trop rare alors que les prix d’accès aux événements culturels connaissent une déplorable inflation.

Que Ken Domon soit un maître, rien de plus évident, si l’affiche ne nous en avait pas avertis avant, dès que l’on entre dans l’exposition. Il est également l’auteur de nombreux écrits fondateurs sur son art. Mais pourquoi parler de réalisme à son sujet ? Cette qualifi-cation toujours contestable l’est encore davantage lorsqu’on parle de photographie. N’est-elle pas réaliste par essence puisque la réalité y est représentée presque directement par impression de la lumière ? Disons que le mot signifie ici que le maître est au service de ce qu’il voit avec ou sans son appareil : les gens, leur sourire, leurs souffrances, leur enfance, leurs bonheurs, leurs plaies, leurs espoirs, leurs défaites, leurs amours, leurs travaux… leur vie en somme, sans aucun artifice, dans les lieux mêmes où elle commence, se déroule et finit : la ville, le village, la mine, la rue, l’atelier, l’usine, le temple, les ruines d’Hiroshima, l’hôpital où se rendirent les victimes survivantes encore longtemps après que la seule bombe atomique jamais larguée, avec celle de Nagasaki, eut explosé sur une multitude d’innocents. L’artiste réalise également, métier oblige, des portraits de célébrités dans dif-férents domaines, artistique, scientifique et littéraire, pour lesquels il déploie une capacité extraordinaire, là aussi, à saisir la vérité d’un regard, la complexité d’une expression et la grâce d’un mouvement. Il photographie les enfants — il en est lui-même père d’un kyrielle —avec une tendresse presque tangible et sans concession à la mièvrerie car les petits japonais ne sont pas extraits de leur condition souvent misérable ; au contraire, Do-mon effectue un véritable reportage sur les souffrances sociales du Japon avec un réa-lisme qui sut éveiller ses concitoyens à d’urgentes nécessités.

L’œuvre de Ken Domon témoigne d’un amour du prochain et d’une attention pour le monde qui honorent l’artiste et décrivent l’homme, d’autant que sa vie connut des épi-sodes cruels, à l’image de celle du Japon contemporain. Ainsi, victime d’une première hé-morragie cérébrale en 1959, à l’âge de cinquante ans, il se remet au travail malgré une hé-miplégie droite, à l’aide d’un trépied. Frappé de nouveau dix ans plus tard, c’est en fauteuil roulant qu’il le reprend, avant qu’une troisième hémorragie en 1979 ait raison de sa pas-sion et de sa vie en 1990. Cette évocation pour rappeler qu’il y a toujours quelqu’un der-rière un appareil, et que la qualité de la photo est avant tout le reflet de la qualité de qui la prend.

Jean Chavot


Contre le cléricalisme, retour à l’Évangile
Yves-Marie Blanchard

Yves-Marie Blanchard,
Contre le cléricalisme, retour à l’Évangile,
Paris, Salvator 2023, 136 pages, 16 €.

Le rapport Sauvé dévoilant l’ampleur des abus sexuels dans l’Église et la pandémie[1] ont mis à jour la crise qui sourdait au sein de l’Église catholique. Depuis 2000 ans, les secousses affrontées par l’Église furent légion mais, celle que nous vivons, est singulière car elle est celle du pouvoir interne.Or, Yves-Marie Blanchard[2], en publiant Contre le cléricalisme, retour à l’Évangile participe au débat engagé. Le titre lui-même semble faire écho aux convulsions qui secouent l’Église d’aujourd’hui.  L’auteur affirme l’ambition de son livre : « à l’heure où l’église universelle est vigoureusement invitée à pratiquer la synodalité, comment ne pas se ressourcer dans les textes bibliques pour mesurer combien ceux-ci se gardent de cette tentation cléricale ? L’Église ne peut pas échapper à certaines logiques de pouvoir. Mais ces logiques sont en réalité opposées à la démarche évangélique. »

Prêtre lui-même, il ne souhaite pas porter de jugements sur les personnes mais sollicite le Nouveau Testament afin de dénoncer les stratégies de pouvoir trop souvent pratiquées dans l’Église[3].

À la lecture des sept chapitres, rédigés d’une plume alerte, il appelle à une réelle cohérence de l’Institution avec le texte évangélique. Il plonge dans le texte grec ou hébreu pour défendre ses positions. Ainsi, rappelle-t-il la parole de Jésus dans Mathieu 23 : « N’appelez personne votre père sur la terre ». Il s’agit pour lui de dénoncer un paternalisme ecclésiastique, partie prenante du cléricalisme. Il rappelle ainsi que nous n’avons qu’un seul Père, celui du Ciel. Dès lors, le titre de frère serait plus adapté que celui de père ; Jésus lui-même refusant les termes cléricaux et dénonçant les sept malédictions qui frappent scribes et pharisiens hypocrites[4]. Parmi elles, la mise en scène de soi, et « l’incohérence de vies parées de belles apparences mais en réalité pourries et corrompues »[5]. Il s’attache longuement à la façon dont Paul s’adresse à ceux qui l’entourent rappelant que la Première lettre aux Corinthiens comporte seize fois l’appellation « frères ». Il sollicite Luc et Paul[6] afin de distinguer les Douze et les apôtres et de ne pas concentrer sur eux seuls le ministère apostolique incitant à interroger un modèle ecclésial teinté de cléricalisme[7]. Sollicitant l’épître aux Galates[8], il rappelle que notre Église a oublié la pluralité constitutive du corps des croyants : « Tous, vous êtes fils de Dieu à cause de la foi en Christ Jésus… Il n’y a pas masculin et féminin. Car tous, vous êtes UN en Christ Jésus. ». Il ne peut y avoir d’opposition entre masculin et féminin, hommes et femmes sont habilités à prier et prophétiser[9]. Citant les multiples évocations de femmes dans le texte, il pousse l’Église à réfléchir à l’accès féminin aux responsabilités et aux ministères. Par ailleurs, en plongeant dans le texte des Béatitudes, il rappelle la place des plus petits, des enfants pour argumenter : « Il ne suffit pas de prêcher au monde la pauvreté spirituelle, la pureté ou droiture d’intention, …la douceur et l’attention aux plus petits, sans d’abord appliquer ces principes à tous les domaines de la vie ecclésiale »[10]. Paul n’a de cesse d’appeler à la fidélité de l’Institution comme des individus à l’Écriture ; l’humilité doit guider le chrétien et le conduire à rejeter toute ambition et soif de pouvoir. Berger[11], brebis, pêcheurs d’hommes ; Jésus est à la pêche afin que ce qu’il y a de meilleur en nous luise en le suivant : « Venez derrière moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes.[12] »

Poursuivant son apostrophe, au chapitre sixième, Blanchard use des métaphores de la porte et du pasteur pour appeler à une gouvernance de l’Église. Le terme apparaît d’une rare pertinence car c’est de cela dont il s’agit …gouvernance[13] et non gouvernement ! Il s’agit d’être au service des humbles et de ne pas avoir un souci de gestion managériale. L’auteur attend que tout pasteur suive les pas de Jésus en se mettant au service d’autres brebis que celles de son troupeau. Le cléricalisme ne se satisfait-il pas d’une tacite entente avec ce qui semble constituer les aspirations de la majorité du troupeau ? Enfin, Blanchard conclut en invitant à la conversion du « sommet à la base » qui constituerait l’Église-famille loin des nostalgies ; avide d’unité et non d’uniformité mais si fidèle aux Écritures. 

Certes, le livre flatte ceux qui posent un regard critique sur une Église sclérosée qui semble si lourde à réformer, soucieuse d’éviter les remous et les scandales, privilégiant trop encore l’omerta. Pourtant, être chrétien c’est rester d’abord soucieux de l’Évangile et ne pas demeurer figé dans des certitudes même lorsque le monde bouscule un ordre qui semblait établi. Or, dresser des remparts nourrissant l’illusion de se protéger des vents contraires, sombrer dans un repli identitaire conduit à se poser en victime et à désigner des coupables. Le cléricalisme n’était sans doute pas ce que Jésus attendait lorsqu’il s’adressa à Pierre : « Tu es Rocher et sur cette roche je bâtirai mon église. [14]». L’établissement d’une stricte hiérarchie ne fut-il pas progressif après la chute de l’Empire romain d’Occident en 476 ? En effet, comme l’affirma le médiéviste Jacques Le Goff, l’Église établit son organisation au cœur de l’Empire entre 325[15] à 476. Elle devint une force politique qui n’était sa vocation, encouragée en cela par les Carolingiens[16]. L’alliance se manifesta du reste lors du couronnement de Charlemagne à Rome par le pape Léon III à la Noël 800. Le peuple franc fut même alors décrété « élu de Dieu », sa supériorité militaire étant le fruit de sa piété. 

Plus tard, face à la modernité, l’Église s’imaginant perdre le pouvoir sur les esprits, nourrit la crainte d’un monde qui bouleverserait d’ancestrales croyances et pratiques ; la liberté de conscience et la démocratie étant œuvre satanique. Or, si le concile Vatican II engagea un « aggiornamento »[17] spectaculaire, il ne remit pas en cause l’organisation verticalement hiérarchisée d’une institution reposant sur un « modèle » mâle célibataire.L’ouvrage de Blanchard puise dans l’Évangile avec la précision de l’helléniste pour dévoiler les nuisances du cléricalisme cultivé par des laïcs comme par des religieux. Sans engager un réquisitoire contre l’Institution, il identifie sereinement les obstacles à la communion de la communauté. Après tout, l’Église est d’abord celle des fidèles, elle n’est pas la propriété de la hiérarchie, elle n’est pas celle des seuls mâles, elle doit être celle des petits et de pasteurs au service. La synodalité est son avenir.

Érik Lambert


[1] À l’origine d’une situation inédite de rupture de la vie sociale catholique puis de dissensions entre pratiquants.
[2] Prêtre du diocèse de Poitiers, agrégé de lettres, docteur en théologie, professeur honoraire d’exégèse du Nouveau Testament et de théologie patristique à l’Institut catholique de Paris, diplômé en langues bibliques, grec, hébreu, syriaque et araméen. Membre du Groupe des Dombes. http://groupedesdombes.eu/ 
[3] Page 11.
[4] Mt, 23, 13-29. Hypocrite en grec, désigne un comédien, quelqu’un qui interprète, qui joue, qui feint.
[5] Page 21.
[6] Lc, 6,13, 1 puis 6, 12-16 ;  Co 15, 1-11.
[7] Jésus demande aux disciples, pas seulement aux apôtres, ni à Pierre seul, le soin de « bâtir » son Église : « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. » (Matthieu 18:18), que l’on retrouve aussi dans l’Évangile selon Jean 20:19-28 (aux disciples présents, hommes et femmes) : « Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. »
[8] Ga 3,28.
[9] 1 Co 11, 4-5.
[10] Page 72.
[11] Jn, 21 :16. 
[12] Mc 1, 14-20
[13] Le concept est intéressant. Si dans les années 1970 Michel Foucault suggérait que la gouvernance consistait en les règles du jeu qui « visent à organiser le libre épanouissement des personnes », la racine étymologique du mot « gouvernance » est issue du verbe grec kubernân, évoqué par Platon dans La République, au sens de pilotage d’un navire. Mais, c’est au XVIe siècle que ce mot apparut dans les Six Livres de la République de Jean Bodin (1576). La gouvernance désignait alors la science du gouvernement, la manière de gérer dans l’intérêt général la chose publique. 
[14] Mt 16 :18.
[15] Concile de Nicée.
[16] On se reportera avec très grand profit à l’excellent ouvrage de Marie-Françoise Baslez, Comment notre monde est devenu chrétien, Points, Seuil.
[17] https://www.lemonde.fr/archives/article/1966/11/16/l-aggiornamento-de-l-eglise-catholique_2685783_1819218.html

Edito de juin

En mai, fais ce qu’il te plaît
(mais ne l’impose à personne)

Les nouvelles se sont égrenées au fil des jours de mai sans rapport apparent les unes avec les autres, mais dont la succession composait une litanie qu’on aurait souhaitée moins affligeante. Ainsi entendit-on au tout début du mois qu’en réponse au ministre de l’éducation qui venait de signaler l’importante augmentation des atteintes à la laïcité à l’issue du Ramadan, le recteur de la Grande Mosquée de Paris s’insurgea contre ce qu’il considérait comme un procès discriminatoire, en outre fermement condamné par l’organisation « Musulmans de France ». Le 10 mai, on apprit la démission du maire de Saint-Brévin après l’incendie criminel de son domicile. Un lourd climat de tension et de menace pesait sur la municipalité du fait des menées d’opposants à l’implantation d’un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA). La surdité à ses appels de l’État, qui lui avait pourtant imposé le centre, avait préalablement usé et découragé l’édile. Quatre jours plus tard, le 14 mai, c’était au tour de membres du mouvement catholique traditionaliste Civitas d’alimenter la chronique après q’ils eurent empêché par la force la tenue d’un concert de l’organiste Kali Malone prévu dans l’église Saint-Cornély de Carnac dont ils bloquèrent l’entrée aux cris de « Arrière Satan ! », jugeant « profanatoire » l’oeuvre de l’artiste contemporaine. Et la litanie continua, chaque jour apportant son lot d’absurdité et de confrontation obtuse et brutale, en mai comme sans doute en juin et désormais tout au long de l’année. Suffit-il de le déplorer, doit-on s’y résigner ? Certainement non, pas en tant que citoyen et encore moins en tant que chrétien.

Essayons de comprendre ce phénomène de notre temps : la fragmentation de la société individualiste en de multiples groupes et groupuscules incapables de dialoguer, constitués et mus par la volonté d’imposer leurs intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général et au nom d’une vérité qu’ils seraient seuls à posséder contre tous. Faut-il imputer cette involution aux formes spectaculaires du journalisme dominant qui se repaît de polémique, de « clash », aux réseaux dits « sociaux » qui enferment dans des opinions arrêtées plutôt qu’ils ouvrent à d’autres conceptions ? C’est un peu court, dirait Cyrano, car il s’agit là de symptômes plutôt que des raisons profondes du mal. Nous constatons en effet chaque jour le délitement accéléré du lien social : macro-social avec le creusement indécent des inégalités et l’élargissement de la coupure entre les catégories dominantes et les autres, et donc la rupture du contrat social et le repli dans des mirages identitaires ; micro-social avec, par exemple, la disparition des principes élémentaires de la courtoisie qui témoigne d’un déficit aggravé d’attention au prochain, si ce n’est d’hostilité a priori. Dès lors, on ne peut dire un mot sans que l’interlocuteur, au lieu de chercher à le comprendre dans ses nuances, se demande à quel groupe ennemi l’on se rattache, d’où il déduit tout un discours convenu que l’on n’a jamais tenu, à quoi il répond par un autre discours convenu conclu par l’impossibilité définitive de s’entendre sur rien, d’autant que le langage lui-même tend à s’appauvrir par l’utilisation de formules toutes faites et de mots creux divulgués à l’envi par les médias. Or, on le sait, l’incapacité à s’exprimer par la parole est la grande porte ouverte à la violence.

Devant cette violence, le chrétien se trouve bien désemparé, comme devant la fragmentation de la société qui met à l’épreuve son amour du prochain et sa foi dans le salut collectif. C’est qu’il lui est imposé une double contrainte : d’un côté il ne peut réagir à la violence par la violence ni à l’individualisme par le repli sur lui-même, et de l’autre il ne peut accepter de subir ou que soient subies ni l’une ni l’autre. Il y a pourtant et toujours une solution à la double contrainte, et une seule : la refuser, comme Jésus nous apprend à le faire face aux multiples et vaines tentatives des pharisiens et des scribes pour le piéger. Comme lui, avoir le courage de résister sans trahir sa foi, insister inlassablement sur ce qui rassemble, soigner son langage en en chassant les lieux communs, cultiver l’écoute au lieu de fourbir ses réponses dogmatiques, élargir le débat plutôt que chercher à clouer le bec, ne viser qu’à la paix et au bien… la liste est longue des ressources dont nous trouvons la richesse et la puissance dans notre foi et dans l’Évangile. À quoi l’on peut ajouter, quand chacun prend le prétexte d’affirmer et de défendre sa liberté pour imposer sa vérité aux autres, qu’il n’est de liberté qu’en Dieu car Lui seul nous libère de nous-mêmes. Ainsi résonne particulièrement la parole de saint Pierre dans sa première épître (3,15-18), adressée (selon la Bible de Jérusalem) aux « étrangers de la Dispersion » (!) :« Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect. »

Le comité de rédaction

Le Frère Pierre REINHARD, franciscain-prêtre (1932-2011)

A été une figure marquante de la fondation missionnaire confiée aux Franciscains du Nord Togo.

Né le 19 septembre 1932 à LA GRAND’COMBE (Gard/ diocèse de Nîmes), dans une famille de 9 enfants. Il entra au noviciat franciscain le 1er octobre 1950 à Gillevoisin, et fut ordonné prêtre le 27 juin 1959 à Orsay.
Il poursuivit des Etudes de catéchèse à l’Institut catholique de Paris (1959-1961)

En septembre 1959 Pierre part pour la fondation missionnaire franciscaine du nord Togo, qui deviendra le diocèse de Dapaong. Après deux années de préparation sur place, essentiellement par l’étude de la langue, Pierre exercera diverses charges :
Directeur de l’école des catéchistes de Bombuaka : de 1964 à 1984. Responsable de la catéchèse du diocèse
Supérieur des franciscains du Togo, de 1969 à 1978, Vicaire général du diocèse en 1979

Le 1er mars 1984, après la démission de Mgr Barthélémy HANRION, Pierre est nommé Administrateur Apostolique du diocèse, en attendant que l’on puisse nommer évêque un prêtre originaire du pays. Il exerce cette charge jusqu’en 1991.

Pierre continuera à servir : économat du diocèse, vicaire du dimanche. Il poursuit aussi ses études de la langue et de la culture Moba dont, il fut un des meilleurs connaisseurs.

Pierre laisse une œuvre écrite importante :
Dictionnaire, Grammaire, Description de la langue Moba, Proverbes du pays Moba
Traductions des textes liturgiques, des quatre Evangiles, du Livre des Actes des Apôtres,
Il a aussi animé les équipes chargées de préparer des parcours de catéchèse.
Et divers rituels : Baptême des adultes par étapes, bénédiction des chapelles, Funérailles
Pierre avait plusieurs cordes à son arc : l’apiculture, la viticulture, le volley-ball.

Nommé gardien de la maison franciscaine de Maogjwal, à Dapaong.
En 1996, Pierre est nommé Délégué du Provincial de la Province de France Ouest, pour la fondation franciscaine de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin et Togo), A ce titre il travaillera à la création de la Province franciscaine du Verbe incarné (actuellement : Côte d’ivoire, Bénin, Burkina-Faso et Togo).A la création de cette Province, en 2001, Pierre, comme les autres frères européens, a opté pour l’appartenance à cette Province africaine.

Il est entré dans la Paix de Dieu, le dimanche 27 février 2011 à Paris, dans sa 79è année, après 61 ans de vie religieuse et 52 de sacerdoce.
Il a laissé le souvenir d’un religieux fervent, bon animateur de la vie en fraternité, animé d’un vrai zèle missionnaire, assumant avec conscience et compétence les diverses charges qui lui furent confiées.
La messe de funérailles a été célébrée vendredi 4 mars 2011, dans la chapelle du couvent de Paris7, rue Marie-Rose, 75014 PARIS. L’inhumation a eu lieu le samedi 12 mars 2011 à Dapaong (Togo)

Fr Luc Mathieu, ofm