Une femme à moitié nue qui avance vers le spectateur, émergeant des fumées révolutionnaires, brandissant le drapeau tricolore, au milieu d’hommes tous plus inquiétants les uns que les autres pour le monde établi d’alors. Ce personnage c’est la liberté, l’allégorie de cet idéal en marche, peinte par Delacroix suite aux trois Glorieuses de 1830, qui portèrent Louis-Philippe sur un trône que la famille d’Orléans avait approché durant sept années à la mort de Louis XIV. Comme nombre d’artistes de son temps, Delacroix trouva son inspiration en admirant les œuvres antiques qui inondaient alors le vieux continent.
C’est l’histoire tumultueuse de la belle dame des Cyclades que raconte Candice Nedelec dans son livre Le Roman vrai de la Vénus de Milo. La découverte de la statue, révélée par l’officier de marine Olivier Voutier, constitua le début d’une aventure romanesque. Qui était cette belle femme ? C’est la question que se pose Candice Nedelec. Découverte en 1820 sur la volcanique île de Mélos , au Sud-Ouest de l’archipel peuplé par Minos, la Vénus de Milo fut l’objet de tractations que narre la journaliste de Gala. Tractations politiques, fruits des ambitions des uns et des autres pour honorer leur pays et gagner la faveur du souverain. Symbole du romantisme philhellène qui s’enflamma pour la cause grecque depuis que l’archevêque de Patras eut incité les Grecs à se soulever contre l’oppression ottomane. L’appeler Vénus n’était en fait guère adapté car son origine grecque aurait dû la conduire à être baptisée Aphrodite ou peut-être Amphitrite. Candice Nedelec, perspicace, soulève les enjeux que pouvait représenter cette statue. Comme elle le suggère, le hasard fit bien les choses puisque la découverte fut fortuite. Ce fut celle d’un paysan gêné par la résistance offerte à sa charrue qui dégagea la belle au visage parfait, mais au corps mutilé. Un officier français de passage imagina que la France eût été avisée d’acquérir cette apparition antique. L’auteure perçoit le contexte d’alors, celui d’une compétition entre puissances européennes pour garnir les musées de collections qui seraient les vitrines de leur puissance. L’Antiquité était au goût du jour, l’expédition de Bonaparte en Égypte et l’émergence du néoclassicisme appelaient à une beauté idéale aux proportions rigoureuses. Les romantiques, eux, étaient plutôt enclins à privilégier les passions plus que la vertu ; pourtant, les tourments de la Grèce nourrissaient leur inspiration. La France de Louis XVIII fut donc prête à accueillir l’œuvre mais ce ne fut possible qu’après des négociations avec l’ombrageuse Sublime Porte avide de remplir les caisses de l’État. Les enchères firent l’objet d’intenses négociations. Candice Nedelec décrit avec pertinence mais en un style parfois laborieux le voyage de la belle Égéenne, les discussions animées entre experts pour décider s’il convenait de soigner Aphrodite en lui faisant un petit lifting ou en pratiquant une greffe de marbre. L’aventure de cette Vénus au superbe drapé jeté sur les hanches, fut celle des Français ballotés entre la guerre franco-prussienne et la Commune. Elle vécut l’évacuation à la faveur des conflits mondiaux, fut bringuebalée au gré des expositions et des contingences politico-diplomatiques imposées au patrimoine culturel. Il est vrai que l’auteure se laisse un peu aller à des fantaisies romanesques mais son ambition n’était pas de faire œuvre d’historienne. Le souci de mêler l’Histoire, l’Histoire de l’art et l’imagination littéraire conduit à une écriture parfois pesante. Certes, la confusion des genres nuit effectivement à l’élégance de l’écriture mais les aventures de la beauté amputée et mystérieuse, œuvre d’un Praxitèle, d’un Phidias ou d’un obscur Alexandros d’Antioche du Méandre séduit le lecteur. L’ouvrage de Candice Nedelec, malgré quelques faiblesses, a le mérite de réveiller la célèbre déesse, véritable satisfaction érotique fantasmée par Dali, avide de découvrir l’intérieur du corps et de l’âme de la divine apparition.
Au Commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. David Graeber et David Wengrow
Nous percevons notre préhistoire à travers des lunettes : l’œil droit, comme celui de Hobbes, voit une humanité foncièrement mauvaise fort opportunément corrigée par la loi et l’ordre, et le gauche, celui de Rousseau, lui prête une nature originellement bonne, mais pervertie par la propriété et l’inégalité. Ces deux yeux — dont les auteurs font découler les idéologies de droite et de gauche — composent une seule image : celle de l’État comme unique possibilité d’une société. Cette vison repose sur un évolutionnisme ancré dans les esprits non seulement de Hobbes, de Turgot, de Rousseau mais bien au-delà, de Marx, de Freud… de tous les intellectuels qui ont projeté le modèle européen sur des époques dont tout leur était pourtant à peu près inconnu : nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs auraient vécu dispersés dans des clans dont la petite taille autorisait une sorte de communisme primitif, puis l’élevage et l’agriculture les auraient rassemblés dans des villes où l’importance des groupements imposa des systèmes de régulation, de moralisation, d’organisation, naturellement assumés par ceux qui contrôlaient les surplus de production, c’est à dire les classes dominantes, grâce auxquelles la civilisation put enfin émerger de la confusion bestiale…
Depuis que Rousseau, Hobbes et les autres s’autorisaient toutes les audaces, l’étude de la préhistoire a fait des pas de géant, et même des pas décisifs ces dernières décennies. Pourtant, les conceptions évolutionnistes et autres téléologies erronées continuent de faire fortune dans l’esprit du grand public comme dans celui de la majeure partie des intellectuels et des politiciens. L’immense mérite de Graeber pour l’anthropologie et Wengrow pour l’archéologie est de s’employer par ce livre, qui est une véritable somme de connaissances, à restituer une image plus juste de la douzaine de millénaires (Holocène) qui nous précèdent : « (…) de l’Égypte antique au Pérou des Incas, en passant par la Chine des Shang, il apparaît que l’État, ou ce que l’on définit comme tel, est loin d’être une constante historique ou le résultat d’un processus évolutionniste qui aurait pris sa source à l’âge du bronze ». Les préjugés y volent en éclats au fil des chapitres : de très importantes agglomérations précédèrent de loin la naissance de l’agriculture ; nos ancêtres, doués des mêmes facultés cognitives que nous, se sont montrés plus inventifs pour structurer leur vie collective ; de très diverses formes d’organisation politique ont existé, alterné et coexisté à travers les âges, dont beaucoup visaient à contenir les ambitions dominatrices et à maintenir la liberté de chacun en limitant les pouvoirs dans le temps et dans l’espace ; l’État n’est pas une fatalité démographique mais une construction déterminée qui résulte de l’histoire européenne, imposée au reste du monde à partir de 1492 par la colonisation brutale et destructrice de toutes les autres formes de gouvernance telles que celles qui firent la grandeur de Teotihuacan, Çatal Höyük, Knossos, Mohenjo-Daro…
« Comment avons-nous pu nous laisser enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination ? » C’est la grande question qui traverse le livre. Elle s’impose à nous alors que l’humanité entre sous nos yeux dans une crise déterminante pour sa survie. Le travail de compilation de Graeber et Wengrow est à ce titre plus que bienvenu, éclairant, magnifiquement nourrissant pour la réflexion, et aussi très urgent, car « repenser les prémisses de l’évolution sociale, c’est repenser l’idée même de politique ». En revanche, il souffre d’un vide, voire même d’une certaine indigence conceptuelle, où les préoccupations féministes et indigénistes des auteurs résonnent souvent comme des préjugés à la mode, gênant la possibilité d’une synthèse des connaissances par ailleurs très précieuses qui y sont révélées. S’ajoute à ce manque — mais sans doute devra-t-il être comblé par des travaux ultérieurs — l’anti-religiosité peu discrète avec laquelle les auteurs présentent la spiritualité exclusivement comme un argument de domination. Cette impression est renforcée par le titre français qui détourne les premiers mots de la Bible, alors que le titre original anglais— The Dawn of everything (l’aube de toute chose) — était plus judicieux. Mais ces critiques n’enlèvent rien à la nécessité de lire ce livre pour imaginer des sorties à l’impasse délétère dans laquelle notre humanité se précipite en ne voyant d’autre avenir possible que l’État capitaliste, alors qu’il rend justement tout avenir impossible.
La galerie Joseph ouvre à Paris, dans le marais, une vingtaine de lieux à des événements variés. Elle propose actuellement, 116 rue de Turenne, une exposition présentée comme un événement en lui-même. En effet nous dit-on : « Small is beautiful, Miniature Art, est la première exposition européenne à réunir 20 artistes de l’Art Miniature et révéler leurs œuvres physiques au grand public. » Jusque là, l’Art miniature était un phénomène lié à ce qu’il est convenu d’appeler les « réseaux sociaux » où elles s’exposaient en image, à l’instar du Street-Art, autre tendance de l’art contemporain.
Les œuvres, comme le titre l’indique, sont à peu près toutes minuscules, au point que des loupes sont à disposition pour les contempler. Sous cloche pour beaucoup, elles mettent en scène des figurines placées dans des univers sobres ou au contraire très détaillés, souvent de manière incongrue, décalée, avec — on le comprend — une extrême minutie qui constitue une grande part de leur valeur spectaculaire. Quant à leur valeur artistique, inégale, on est en droit, au-delà de tout conservatisme, de se poser quelques questions. Suffit-il à une œuvre d’être petite (small) pour être belle (beautiful) ? Où est la nouveauté dont elles se targuent lorsqu’on connaît la longue et magnifique tradition de la miniature, des enluminures médiévales aux portraits en vogue de la renaissance au XIXème siècle ? À quoi rime une telle minutie, si ce n’est à une certaine absurdité, lorsque les œuvres sont reproduites sur de grandes photographies afin d’être visibles du public ? La performance de maquettiste, pour impressionnante qu’elle soit, constitue-t-elle à elle seule un sujet d’admiration, un talent artistique ? Toutes ces questions trouvent des réponses positives dans deux aspects. Le premier est que la miniaturisation du sujet, de la figure, permet le développement relatif de son contexte, dans des dimensions bien plus larges que celles de la peinture ou de la sculpture traditionnelles. Son replacement surprenant dans une réalité quotidienne dont émane parfois une vraie poésie, un humour riche de sens, nous invite à prêter attention à la beauté et au sens des petites choses sur lesquelles nous marchons tous les jours. Le second aspect est l’impression enfantine qui résulte de toutes ces œuvres : il est toujours bon de retomber en enfance, au temps où nous jouions avec des petits soldats, où nous nous inventions des mondes pour les entourer, où nous étions maîtres d’un univers que nous avions créé, loin de celui des adultes où nous nous sentions nous-mêmes si minuscules… Si l’amateur d’Art trouvera difficilement son compte dans cette exposition, ses enfants, en revanche, y seront parfaitement dans leur élément : ils y verront, mis en scène, le jeu qu’ils pratiquent eux-mêmes sans aucune prétention. Cela éveillera en eux une conscience artistique très profitable, éventuellement mise en œuvre dans des ateliers proposés en marge de l’exposition.
Une dernière question, tout de même, pour les adultes qui s’adonnent à l’Art miniature, penchés sur leur loupe : hormis la mode, qu’est-ce qui les pousse à ces créations minuscules qui requièrent un si énorme travail ? De quoi jouissent-ils à faire sortir de leurs mains ces univers recréés ? On peut oser une réponse qui est une autre question : dans un monde sans Dieu, l’homme devenu géant devant ses œuvres se rêve-t-il en deus ex machina ?
Jean Chavot
La Splendeur et l’infamie d’Erik Larson
Il y a des personnages que des circonstances exceptionnelles font entrer dans l’histoire ou les font sortir à nouveau des caves de l’histoire. Ainsi Winston Churchill, jeune ministre perdit-il à Gallipoli une bonne partie de son crédit. L’opération engagée au printemps 1915 fut une catastrophe imputée au jeune premier lord de l’Amirauté, alors âgé de 40 ans, en poste depuis 1911, Winston Churchill. Soucieux que les soldats britanniques cessent de « mâchouiller du barbelé dans les Flandres », il pensa à s’emparer du détroit des Dardanelles, mais l’armée ottomane commandée par le jeune colonel Mustafa Kemal, futur Atatürk, mit en échec les troupes françaises et celles de l’Empire britannique[1]. Vaincus par les Turcs et les épidémies les troupes réembarquèrent piteusement. Or, Churchill fut désigné comme le principal responsable du désastre des Dardanelles. Les politiques fuirent dès lors le « vieux lion ». Pourtant, au printemps 40, ce fut vers celui qui avait toujours tempêté contre les nazis et la frilosité de Chamberlain à Munich en septembre 1938[2], que se tournèrent les Britanniques. Devenu premier ministre le 10 mai 1940, quelque peu par défaut, il dut mener un pays désormais ultime rempart contre les gargantuesques ambitions hitlériennes. De nombreux ouvrages furent et sont consacrés à Churchill[3], mais celui de Larson offre un intérêt certain par son approche originale. Chronique intimiste de l’Annus horribilis qui courut de mai 1940 à mai 1941. Isolé face à la puissance dominatrice nazie, le Royaume-Uni dut affronter la succession de défaites et la bataille d’Angleterre, préalable indispensable à la réussite de l’hypothétique réussite de l’opération « Seelöwe »[4]. Larson téléporte son lecteur dans la chambre de Churchill qu’il croise en peignoir à la sortie de son bain. Il est là lorsque Winston s’exprime devant le Parlement le 13 mai 1940[5], et est assis sur les bancs de Communes le 4 juin[6]. Plongé dans le quotidien d’un homme exceptionnel avec ses faiblesses, son charisme et ses éclairs de génie. Entraîné dans les bourrasques de l’automne 1940 lorsque Hitler engagea une nouvelle tactique consistant à bombarder systématiquement les villes britanniques dans l’espoir d’abattre le moral anglais. Emporté dans le Blitz qui frappa les quartiers populaires de l’East End de Londres mais aussi le palais de Buckingham puis de nombreuses villes britanniques. Londres bombardée 57 nuits de suite avant que le brouillard n’offrît un répit aux habitants… Puis ce furent les villes du royaume telle Coventry réduite en cendres dans la nuit du 14 au 15 novembre. On imagine partager un Johnnie Walker Black Label, et une bouteille d’eau-de-vie dès le lever du matin avec de l’eau gazeuse. On fume un « Romeo y Julieta », alors que Mary Churchill, agitée par ses émois sentimentaux, vit de manière parfois insouciante sa vie de jeune femme avant de s’engager au sein du Women’s Voluntary Service. Nous passons des week-ends dans les résidences de Chequers Court à Ellesborough et de Ditchley Park avec les invités du natif prématuré du palais de Blenheim. Clémentine, intelligente et vive est à ses côtés avec nous alors que Randolph, coureur de jupons, buveur, colérique accumulant les dettes de jeux perd sa femme, la belle Pamela[7] lassée des frasques de son époux. Nous soutenons ses efforts afin de convaincre Roosevelt d’engager son pays dans le conflit. Nous sommes épuisés par le rythme de Churchill, toujours en mouvement qui monte en pleine nuit sur les toits du 10 Downing Street pour observer les avions allemands bombardant la capitale anglaise. Parfois, oubliait-on que ce géant de la seconde guerre mondiale était aussi un mari et un père de famille. On discute avec John Colville, le secrétaire particulier, avec Lord Beaverbrook, l’ami intime du Premier Ministre, craint et sans cesse démissionnaire mais aussi avec le physicien Frédérick Lindemann, surnommé le « Prof » le lobe scientifique du cerveau churchillien. Farci d’anecdotes, reposant sur des documents historiques souvent inédits[8], l’aventure que vit le lecteur au fil de courts chapitres est celle d’un grand homme, imprévisible, déterminé, indomptable, intrépide mais si humain lorsqu’il verse des larmes le 3 juillet 1940 après la tragédie de Mers-el-Kébir[9]. Ainsi, si l’on plongeait dans l’histoire des futurs du passé, que serait-il survenu si Lord Halifax, pressenti par beaucoup dont George VI, avait occupé le poste de Premier Ministre ? Foin de cela, car l’ouvrage de Larson ne manie pas l’uchronie, il nous entraîne dans un passé qui fut celui d’un homme avant d’être celui d’un géant.
Erik Lambert
[1] On regardera avec intérêt le film de Peter Weir avec Mel Gibson, Gallipoli sorti en 1981 mais surtout le très beau La promesse d’une vie avec un remarquable Russell Crowe. [2] À l’automne 1938 suite aux funestes accords de Munich, Churchill affirma : « […] Je vais commencer en disant la chose la plus impopulaire et la plus indésirable […], ce que tout le monde voudrait oublier ou faire semblant de ne pas voir, mais qui doit néanmoins être cité, à savoir que nous avons subi une défaite cinglante et totale, et que la France a à en souffrir peut-être plus que nous […]. Ne croyez pas que c’est la fin. C’est seulement le commencement du jugement, la première gorgée, le premier avant-goût d’une coupe amère qui nous sera tendue année après année, à moins que dans un suprême rétablissement de notre santé morale et de notre ardeur guerrière, nous nous relevions et combattions pour la liberté comme par le passé ». « Ils ont eu le choix entre le déshonneur et la guerre ; ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre« . [3] On pourrait se reporter avec grand intérêt aux biographies de A.Roberts, F.Kersaudy, et F.Bedarida. [4] La Bataille d’Angleterre, débuta officiellement le 10 juillet 1940 lorsque la Luftwaffe, l’aviation allemande de Göring, lança, depuis ses bases du Nord Pas-de-Calais, un premier raid au-dessus de la Manche pour bombarder des convois de navires britanniques. Le 16 juillet 1940, Hitler diffusa sa Directive n°16 qui déclencha les préparatifs de l’Opération Seelöwe (« Lion de Mer » ou « Otarie » en français) : « Puisque l’Angleterre, en dépit d’une situation militaire désespérée, ne montre aucun signe de compréhension, j’ai décidé de préparer une opération de débarquement et, si besoin, de la mettre à exécution. Le but de cette opération sera d’éliminer toute possibilité que le territoire national anglais serve de base à la poursuite de la guerre contre l’Allemagne et, le cas échéant, de l’occuper entièrement ». Le 20 août 1940, il remercia la poignée de pilotes de la Royal Air Force qui avaient repoussé les attaques aériennes allemandes et préservé l’Angleterre d’une invasion qui eut été fatale à la liberté en Europe :« Jamais, dans l’histoire des guerres, un si grand nombre d’hommes n’ont dû autant à un si petit nombre » (« Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few »). [5]« Je n’ai à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur » (« I have nothing to offer but blood, toil, tears, and sweat »),[6]« Nous combattrons sur les plages, nous combattrons sur les terrains d’atterrissage, nous combattrons dans les champs et dans les rues, nous combattrons dans les montagnes ; nous ne nous rendrons jamais » (« We shall fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills ; we shall never surrender »)… [7] Pamela Harriman, considérée parfois comme une courtisane, surnommée « La grande horizontale ». Mariée en 3ème noce en septembre 1971 avec l’ambassadeur américain William Averell Harriman avec lequel elle avait entretenu une liaison pendant la guerre. [8] Y compris le journal de Goebbels. Le volume 1943-1945 est paru chez Tallandier. [9] Le 3 juillet 1940, la Royal Navy attaque la flotte française amarrée dans la rade nord-africaine de Mers el-Kébir, près d’Oran (1297 morts et 350 blessés chez les marins français). L’objectif était d’éviter que la flotte française ne devienne allemande.
Libres, simples et heureux, trois adjectifs qui semblent relever du registre onirique. C’est pourtant ce que propose d’appréhender Michel Sauquet dans un court ouvrage constitué de témoignages. La pensée de « François » constitue le fil conducteur de la réflexion sur les comportements adoptés face à une nature qui souffre de notre avide consommation et de notre cruelle insouciance. Le Pape François, souvent sollicité dans ce petit ouvrage rappelle dans Laudato si’ que nous ne sommes pas Dieu[1]. Les expériences relatées sont celles de personnes qui opèrent des choix de vie cohérents avec le message de Saint-François. Ces témoignages me renvoient au magnifique conte initiatique du Petit Prince : identifier l’accessoire et l’essentiel[2], invisible pour les yeux. Tous les personnages recherchent le contentement et rares sont ceux qui peuvent être sauvés sauf l’allumeur de réverbères qui a le sens de la mission. Finalement, le voyage constitue une métaphore de notre humanité. Les hommes se condamnent à la frustration en cherchant la maîtrise ce qui conduit au manque et à l’ennui. Pour Saint-Exupéry, on ne voit bien qu’avec le cœur ; il cultive une morale de responsabilité.
En lisant le « recueil de témoignages » de Michel Sauquet, je perçois un chemin de vie d’une extrême ambition, tel celui que l’on trouve dans les contes initiatiques de l’aviateur-écrivain et de Pamela Lyndon Travers[3]. Les expériences contées incitent au retour à l’essentiel, un peu comme dans Le Petit Prince qui vient sur terre puis repart[4]. Même si l’auteur rassure dès l’introduction en affirmant « qu’il ne s’agit pas d’être dans le sacrifice…mais de rompre nos chaînes d’addiction, …[5] », on referme le livre avec un étrange sentiment de culpabilité ; le sacrement de réconciliation apparaît dès lors indispensable. Adopter des comportements responsables lorsque nous épargnons[6], lutter contre notre peur de manquer[7], accepter le partage de son lieu de vie[8], se détacher de son ego[9], rechercher un sens à la vie[10], accorder son activité aux valeurs de sa foi[11], sortir de sa zone de confort[12], adopter une discipline végétalienne[13] ; autant de défis à relever. Las ! J’avoue que je ne dispose pas de l’énergie, de la volonté de mener tous ces combats. Nul doute pourtant que nos modes de vie et de consommation conduisent à de nouvelles formes d’esclavage[14].
Pourtant, les témoins incitent à un bouleversement de nos modes de vie qui engagerait des conséquences économiques et sociales brutales[15]
Dans cette ode à suivre un chemin exigeant, on peut discuter avec humilité l’interprétation des écrits de Descartes. En effet, sous les plumes de Michel Sauquet[16] et de Jean Bastaire[17] , René Descartes est soupçonné de penser que l’être humain possède la terre avec charge à lui de l’exploiter sans limites. Or, dans son Discours de la méthode le philosophe tourangeau écrivit « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature[18]» et non « l’homme est maître et possesseur de la nature, … ». Cela change tout, car pour Descartes, le terme de maître n’est pas Dominus ; ce n’est pas « celui qui domine » mais plutôt Magister ; « celui qui maîtrise[19] ». Il s’agit plutôt de mieux maîtriser la nature, l’environnement dans lequel évolue l’homme. Ainsi, l’homme ne serait plus à la merci d’une nature perçue comme son adversaire. L’ouvrage philosophique fut rédigé au XVII° siècle, sa démarche consistait plutôt à libérer l’être humain des caprices de la nature qu’il affrontait. À l’aide des sciences, l’homme pouvait désormais rendre cette nature utile en cultivant ses connaissances.
Il n’y avait donc pas chez Descartes une vision de légitimité prédatrice empruntée à une hubris, triste enfant de la nuit[20] ; mais bien de permettre à l’homme de sortir de sa servitude face aux risques naturels[21]. Il suggérait donc que l’homme pouvait aspirer à dominer la nature, même si sa connaissance demeurerait toujours imparfaite. Le XIX° siècle alla plus loin avec l’interprétation de la philosophie positiviste : « À quoi sert Dieu si les sciences permettent de comprendre ? »
Il y a dans ce petit ouvrage des questions fondamentales soulevées à de multiples reprises depuis le siècle de Saint-François[22]. La doxa ultra-libérale qui préside à la marche de notre monde appauvrit sans cesse les plus pauvres et enrichit les plus riches. Supprimer la pause du dimanche au nom du réalisme économique, penser que plus ; c’est mieux[23], accréditer la « théorie du ruissellement » pour défendre certaines décisions fiscales, se vouer au culte du productivisme[24] sont autant de manifestations du règne de l’économique et du financier aux dépens du politique. Tout cela constitue des obstacles titanesques à l’érection d’une société de fraternité universelle. La course effrénée après le temps, la soif de consommation sont autant d’écueils pour retrouver l’essentiel.
Les témoins sollicités par Michel Sauquet, lancés sur les traces de Saint-François, prônent l’humilité, la solidarité universelle cosmique, l’écologie intérieure et extérieure[25] ; fondations indispensables à un retour à l’essentiel. L’optimisme et l’émerveillement[26] doivent guider sur le chemin de l’engagement citoyen même si certains ont dû capituler face au veau d’or[27].
Les enjeux planétaires semblent gigantesques, mais, pour autant, ne doit-on pas apporter notre humble participation à l’œuvre commune[28] ?
Les contributeurs de ce livre sont-ils de doux illuminés à l’humilité radieuse[29] ou les éclaireurs du monde de demain[30] ?
[1] N°67, [2] On retrouve par ailleurs cette idée dans le livre de M.Sauquet, page 24. [3] Du reste, était-ce un hasard si les aventures de la « sautillante » Mary Poppins furent initialement éditées en France par l’éditeur chrétien Desclée de Brouwer ? [4] Et si le Christ était dans son esprit ? [5] Page 16. [6] Page 21. [7] Page 22. [8] Page 30. [9] Page 41. [10] Page 43. [11] Page 51. [12] Page 64. [13] Page 96. [14] Page 23, Nous avons apprécié la phrase « …ce n’est pas parce que je peux faire quelque chose que je dois le faire ; ce n’est pas parce que je peux m’offrir tel bien que je dois le faire…Et ce n’est pas non plus parce que je ne peux pas le faire que le monde va s’écrouler. » [15] Page 28 : « on peut vivre avec moins sans pour autant dépérir : certes moins de dépenses culturelles, mais aussi moins de vêtements, moins de carburant, moins d’appareils ménagers, moins de dépenses de restaurant… ». Une solide anticipation est souhaitable car l’impact économique et social risque d’être spectaculaire. [16] Page 10. [17] Page 88. [18] « …On peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie”. Page 168 de la version de la Pléiade. [19] Au sens d’expert. [20] Érèbe, divinité née du chaos représentant les ténèbres. [21] Dans le texte de Descartes « Nature » comporte une majuscule, ce qui manifeste la dimension supérieure du concept appréhendé. [22]The Limits to Growth, (publié en français sous le titre Halte à la croissance ?) connu sous le nom de « Rapport Meadows » publié par le Club de Rome le 1eroctobre 1972. [23] Et qu’enlever quelque chose est associé à une perte page 39. [24] Laurent Grzybowki pages 34-35. On achète environ deux fois plus de vêtements qu’il y vingt ans, que l’on porte …deux fois moins ! page 56. [25] Page 105. [26] Laudato si’ n°11 [27] Le 14 mars dernier, Emmanuel Faber était démis de ses fonctions de président de Danone « avec effet immédiat » suite à la fronde des actionnaires. Évoqué pages 110-111. [28] Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! « Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. » Légende amérindienne citée par Pierre Rabhi. [29] Page 43. [30] Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. Mark Twain ou Winston Churchill.
Le Florentin Alessandro Filipepi, alias Sandro Botticelli (1445-1510), est l’une des figures majeures de la Renaissance (le Quattrocento) qui traversa la péninsule de la Sicile à la Lombardie au XVème siècle, avant de vivifier le reste de l’Europe. La République de Florence était alors dominée par la famille Médicis qui donna deux reines à la France au siècle suivant. Son mécénat favorisa l’envolée artistique dans la Cité-État, en particulier celle de Botticelli (de botticello, ou « petit tonneau »). Fils d’un artisan tanneur, il apprit le dessin comme apprenti chez l’un de ses frères orfèvre. Très doué, il ne tarda pas à s’initier à la peinture chez un grand maître : Filippo Lippi. Il acquit rapidement une très belle et longue renommée qui ne déclina qu’avec l’émergence de deux autres éminents Florentins : Léonard de Vinci, puis Michel-Ange.
Chacun a dans les yeux quelques-uns des tableaux de Botticelli, comme Le Printemps ou La Naissance de Vénus, qui sont aussi emblématiques de cette période faste que La Joconde, peinte un peu plus tard. Cette exposition d’une quarantaine d’œuvres prêtées par d’importants musées européens est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir d’autres œuvres, et par là une richesse créative exceptionnelle qui dépasse l’artiste lui-même, car on peut aussi y admirer le travail de contemporains qu’il a influencés, voire employés. En effet, la pratique artistique de cette époque était très différente que celle que nous connaissons. Botticelli créait de toutes pièces, certes, mais il déclinait ensuite ses motifs en série, à l’aide de « cartons » qui permettaient de les reproduire, ce dont s’occupait ses disciples dans le cadre du travail d’atelier en vigueur alors, pratique collective très éloignée — malheureusement peut-être — de nos conceptions actuelles. Cet aspect historique est très bien expliqué sur des panneaux dans les diverses salles de l’exposition, ainsi que l’évolution du peintre, de sa technique comme de ses inspirations et influences, replacée dans le contexte d’une époque mouvementée sur tous les plans : artistique, intellectuel, politique, religieux…
L’exposition qui se clôturera le 24 janvier 2022 n’a que deux défauts : celui d’être relativement chère (de 10 à 17 €), et celui de nous laisser un peu sur notre faim, notamment parce qu’elle ne présente pas d’œuvres très connues, hormis la merveilleuse Madone au livre et l’éblouissante La Belle Simonetta qui fait l’affiche pour l’occasion. Mais après tout, est-ce un défaut ? Car la présence de chefs-d’œuvres universellement connus aurait peut-être occulté la beauté d’images qui ne sont pas moins belles. Un dernier reproche, toutefois, aux commissaires pour ce curieux sous-titre donné à l’exposition. S’il est incontestable que Botticelli fut, pour notre bonheur, un très grand artiste, on ne voit pas bien à quoi correspond l’appellation anachronique de « designer «. Peut-être à une incapacité d’accepter que nous ayons aujourd’hui beaucoup de leçons à prendre d’une époque si bouillonnante de créativité ?…
L.Rhinehart, Jésus-Christ président (Jesus Invades George : An Alternative History) Forges de Vulcain, 458 pages, 20 €.
Jeune, jamais il ne me serait venu à l’esprit qu’un jour un raz-de-marée populiste pût s’emparer du monde voire de la France. C’était l’ère des illusions qui repoussait les bateleurs de foire dans des profondeurs groupusculaires. Pourtant, avant les sinistres rodomontades du président-histrion Trump, il y eut George Walker Bush, 43ème Président des États-Unis. Homme le plus puissant de la planète, coutumier des gaffes et des lapsus, il fut à l’origine d’un néologisme peu flatteur à son endroit : le bushisme. Luke Rhinehart, écrivain américain, auteur d’un ouvrage « culte » semi-autobiographique L’Homme-dé[1], imagine que Jésus, un peu naïf, demande à son père de tenter de mettre un terme aux souffrances de l’humanité en prenant le contrôle de l’âme d’un homme de grand pouvoir en évitant toutefois une nouvelle crucifixion. Il jette son dévolu sur le Texan néoconservateur en lutte contre le terrorisme George Walker Bush. Le choix n’est pas dû au hasard puisque le Président américain fut frappé par un renouveau mystique lors de son double mandat. L’humour est omniprésent mais derrière cette posture de façade, émergent nombre de questions afférentes aux décisions prises durant les 8 ans de cette présidence. Habité par le Christ qui s’exprime à sa place sans qu’un Bush simplet et impuissant puisse l’en empêcher, le « Président-Jésus » conduit la politique américaine sur des voies très surprenantes pour son entourage médusé. Est-il devenu fou ? Un exorcisme est nécessaire afin de le faire revenir à la raison. Mais n’est-ce pas le malin qui se fait passer pour Jésus ? Uchronie malicieuse dans laquelle apparaissent ceux qui ont côtoyé le Président : sa femme, mais surtout Dick Cheney prêt à remplacer avantageusement un Bush pris de folie et Donald Rumsfeld, membre fondateur du think tank néoconservateur Project for the New American Century. On s’affiche chrétien mais tout de même pas au point de prendre des décisions inspirées de l’Évangile. Nul doute que l’esprit de George Walker a sombré lorsqu’il annonce que l’armée américaine doit arrêter de tuer des hommes et qu’il convient qu’elle se retire d’Irak. Inspiré par Jésus, il part sans escorte au cœur de Sadr City, échappant miraculeusement à tous les attentats. Même Karl Rove[2] ne parvient pas à faire entendre raison à son poulain. Rhinehart profite de sa farce burlesque pour dénoncer les mœurs politiques et les combinaisons dont sont friands les politiciens d’outre atlantique[3]. Il n’hésite pas à blâmer les sombres actions de la politique extérieure américaine par la bouche du Machiavel républicain. Ainsi, la politique moyen-orientale qui permet à Israël de créer la premier pays prison de l’histoire[4] ou les mensonges qui ont « justifié » l’intervention de 2003 en Irak[5]. Rove se réjouit de la crédulité des deux tiers de l’opinion américaine persuadés que Saddam Hussein et al-Qaida développaient une bombe atomique fourrée à l’arsenic et que, Egypte et Arabie saoudite étaient des alliées alors que presque tous les terroristes du 11 septembre étaient saoudiens ou égyptiens. Rhinehart égratigne aussi au passage les démocrates et suggère ce que sont les limites de la démocratie à une époque où nos nations sont menacées par le populisme. Il rejoint là un illustre ancêtre déjà soucieux au XIX°siècle des dérives inhérentes à ce système politique[6]. Espiègle, sans retenue, l’auteur n’hésite pas à imaginer la nuit trioliste ébouriffante offerte à Laura. Mais, Jésus ne s’intéresse pas vraiment aux péchés, il privilégie de grandes questions : « quand beaucoup de monde se fait tuer, ou meurt de faim ou vit dans des conditions horribles ».[7] Bush imagine disposer des pouvoirs de Jésus et tente même de marcher sur les flots du lac de Tibériade lorsqu’il se rend en Israël. George se plaint tout de même de ce Jésus, mec taciturne voire autoritaire. Mais le trio infernal a perdu le contrôle de sa marionnette devenue celle du Galiléen. La loufoquerie du Président ne plaît pas à l’administration républicaine qui apprécie peu ces étranges idées de partage, de générosité, de paix[8]. La mission de Jésus est un échec et Dieu s’interroge : « Ça ne marche jamais. Je commence à Me dire que j’ai dû arranger les choses pour que ça finisse toujours comme ça » [9] Rhinehart, disparu à l’automne dernier, avait déjà imaginé un savoureux roman, celui d’une invasion d’extra-terrestres en forme de ballons de plage poilus[10], adeptes du jeu et de la rigolade, offre à la faveur de Jésus-Christ président une belle satire de l’administration Bush, de la société et de la démocratie américaines ; théâtre des machinations, des magouilles, des mensonges au service d’ambitions et d’intérêts particuliers.
ÉRIK LAMBERT.
[1] L.Rhinehart, (de son vrai nom George Powers Cockcroft), L’Homme-dé, 1971. Un psychiatre joue les décisions prises dans sa vie aux dés. [2] Karl Rove, https://www.courrierinternational.com/article/2003/06/05/karl-rove-le-cerveau-de-george-bush [3] Karl Rove, voulant discréditer un candidat démocrate, avait volé du papier à en-tête dans son bureau puis avait rédigé des invitations assurant « de la bière gratuite » et « des filles » lors d’une réception organisée peu de temps après. Il avait ensuite distribué les invitations à des marginaux et des clochards. [4] Page 205 sur les territoires palestiniens. [5] Page 207. [6] « Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de s’en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public ; et, si l’on regarde de très près, on verra que la religion elle-même y règne bien loin comme doctrine révélée que comme opinion commune (…) la foi dans l’opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Vol .2. [7] Page 369. [8] Clin d’œil à la chanson de Moustaki qui est si émouvante. https://www.youtube.com/watch?v=JcuMkP16K5o [9] Page 457. [10] L.Rhinehart, Invasion, Paris, Forges de Vulcain, 448 pages.
La pipe qui prie et qui fume de Maurice Chappaz (Réédition), Edition Conférence, 200 pages, 25€. Lien vers la boutique
Maurice Chappaz (1916-2009) est un écrivain suisse, attaché corps et âme à ses montagnes du Valais. « Seuls les paysans ont une patrie et une religion », dit-il, et en effet son regard d’une méticulosité presque paysanne, nourri par une culture profonde, éclairé par une foi vivante, se voue avec un hétéroclisme voyageur à observer le « oui pur et simple au bonheur ou au malheur d’être né », formule qui est plus qu’une formule tant le pur et le simple suffiraient à qualifier la pleine attention qu’il porte aux gens et aux choses, retranscrite avec une belle constance dans la grande diversité de thèmes et de formes de son œuvre considérable.
La pipe qui prie et qui fume (2008), dernière publication de Maurice Chappaz, est un ultime journal estival du poète qui contemple sa terre et tout ce qu’elle lui suggère en miroir de souvenirs, de rêves, de questions certaines et de réponses incertaines, sans cesse changeantes comme le paysage et le ciel qui s’offrent à ses improvisations méditatives, tandis qu’il fume sa pipe, qu’il inhale et exhale la fumée comme une manifestation de la vie entrante et sortante, que l’on nourrit et qui nourrit. Fumer, prier… « Prier c’est fumer et souffler vers le ciel cette réalité immédiate ». Celui qui « mordille dans l’au-delà » se rend disponible à l’instant où « La pipe aussi cesse son rêve, s’éteint comme la lune » ; il « avance à reculons comme une écrevisse dans un ruisseau vers un dernier curieux premier jour ». Tout semble apprendre à ne faire qu’un dans la poésie presque synesthésique de Maurice Chappaz où la nature n’est pas séparée de l’homme qui la contemple non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur et à l’intérieur de lui, une nature avec laquelle il se confond et qui redevient ce qu’elle est : la Création. « Dieu se parle à lui-même, la nature est son corps et Dieu lui parle, nous lui appartenons. L’esprit de Dieu plane sur nous et si nous l’écoutons nous sommes libres, nous accomplissons notre longue et brève naissance avant de laisser s’échapper l’âme devenue ce qu’elle doit être dans l’éternité. »
Plus qu’illustré — ce dont il n’aurait aucun besoin — le livre est orné de monotypes de Pierre-Yves Gabioud propres à prolonger la méditation inspirée par ces textes et, comme eux, intenses, vibrants et délicats. À défaut de partager une liqueur du Valais avec l’homme que l’on voudrait connaître « vraiment », on peut se plonger dans d’autres ouvrages publiés par le même éditeur, par exemple dans le Journal intime d’un pays qui rassemble une importante collection d’articles lumineux écrits entre 1931 et 2009 par cet auteur terrien et céleste.
« Giurascrittore » (juristécrivain), la profondeur et la hauteur de l’apport de Salvatore Satta à la philosophie du droit comme à la littérature du XXième siècle (et du nôtre) sont telles qu’il fallait bien un néologisme pour tenter de présenter cet auteur italien capital, à peu de chose près méconnu en France. Son œuvre plus proprement littéraire se compose d’un roman de jeunesse, La veranda, d’un roman qu’on pourrait dire d’adieu, Il Giorno del giudizio, dont la publication posthume connut un grand retentissement national et international, et de ce livre écrit au milieu de sa vie, entre juin 44 et avril 45, qui est une méditation sur la guerre et les vingt années de fascisme auxquelles la destitution et l’arrestation de Mussolini mirent fin (si l’on néglige la République de Salò) le 25 juillet 1943.
De Profundis, loin de la chronique, est une réflexion métahistorique en vingt-quatre chapitres dont le titre emprunté au psaume 130 dit assez l’inspiration spirituelle, échappant ainsi à tout débat partisan, bien que Satta fût fondamentalement opposé au fascisme. L’axe de cette réflexion est la « formidable revalorisation du péché originel » que constitue le mouvement qu’il voit, au moment où il écrit, culminer dans la destruction de sa patrie. Au-delà de Mussolini, des « hiérarques » complaisants qui l’abritaient et s’abritaient derrière lui, et des combinaisons macropolitiques au nom desquelles le peuple italien est sacrifié, l’artisan de l’atrocité, actif ou passif, est celui qu’il appelle « l’homme traditionnel que chacun porte en lui, et dont seule la destruction permettra d’établir le règne de Dieu sur terre ». L’homme traditionnel, ou « homme-ver », se caractérise par son souci « (…) de se lover dans son cocon, c’est-à-dire de créer autour de lui une sphère juridique, citadelle de son individualité et de son égoïsme ». La conception que Satta a du droit, fil dont est tissé le cocon de l’homme traditionnel, bouscule la représentation qu’on s’en fait, ou dénonce le manque de réflexion à son propos : « L’esprit de la loi résidait dans l’échange des libertés primordiales, mais très inconfortables, de tuer et de voler, avec la liberté de s’emparer, sous certaines conditions, des biens du monde ». Comme est illuminante sa conception de la liberté, synonyme de paix de l’esprit de qui se fie plus à l’observance des devoirs de la vertu qu’au droit, « (…) liberté qui ne se réduit pas à des termes politiques, ni à des termes juridiques, parce qu’elle n’a besoin d’aucune norme pour être protégée : mais chacun la conquiert et la garde dans son cœur, et nul ne peut y attenter ; de la liberté chrétienne, en un mot, faite de renoncement et de sacrifice de soi ». Et comme est dérangeante sa conception de la providence, dont les desseins « sont exécutés par le diable », afin de nous conduire au jugement qui intervient presque par incidence, « (…) devant le tribunal de Dieu, comme devant celui de l’histoire, (qui) se prononce hors du temps, et ne tient pas compte des frissons ni des impatiences d’un individu ni d’un peuple ».
La lecture de cet ouvrage est de celles dont on ne sort pas indemne. Elle est bouleversante non seulement par les idées qu’on y découvre avec étonnement et enthousiasme, mais aussi par la poésie intensément vécue et transmise qu’on reçoit de pages empruntes d’une vérité à nu et à vif, comme seules un homme animé par la liberté en question est capable de produire. Il est traduit avec une belle attention par Christophe Carraud, et complété par lui de notes abondantes et précieuses, ainsi que d’une postface précisant la préface de Remo Bodei, non moins éclairante sur la pensée puissante et originale d’un esprit incomparable.
« Que ton règne vienne » François-Xavier de Boissoudy à la galerie Guillaume
François-Xavier de Boissoudy n’est pas un peintre catholique, il est, selon ses propres termes, « juste un catholique qui peint ». On comprend la nuance en découvrant sa peinture qui n’est pas un art de convention, mais au contraire l’expression d’un émerveillement authentique, vécu, dit-il, en 2004 « lorsqu’un jour j’ai été touché par Sa présence ». Cette révélation a fait de sa peinture un art religieux au sens retrouvé, ou tout simplement trouvé, dans une inspiration qui est avant tout une aspiration. Car, dit-il encore, « C’est l’essence même de l’art d’être une prière et un dialogue avec le Créateur ».
Ce dialogue rayonne de ses tableaux. Lavis ou peinture à l’huile, peu importe la technique pourtant parfaitement maîtrisée, car elle s’efface devant la force de l’expression, de même que le peintre s’efface devant son sujet pour mieux s’en faire l’instrument. C’est en cela qu’on peut parler d’art religieux retrouvé, car cette humilité vraie est le fait d’artistes devenus rares, religieux ou non : ceux qui se mettent au service de la puissance qu’ils représentent, à contre-courant d’une époque où l’on plébiscite les autres qui, esclaves d’autres nécessités, tentent de se revêtir eux-mêmes des beautés qu’ils convoquent. La peinture de Boissoudy est libre de ces pauvres ambitions-là ; elle est franche, directe, dépouillée, « simple » pourrait-on dire, comme le geste d’un homme au savoir-faire habité, c’est-à-dire exempte de toute sophistication narcissique ou spectaculaire. Ainsi, le thème commun à tous ses tableaux est-il la lumière. Toujours centrale, elle révèle le monde et les personnages qui le peuplent, peints dans des teintes sobres, unifiées et résolument terriennes, comme pour dévoiler que tout est incarnation de la Présence. Boissoudy, en témoignant si simplement, vitalement, de sa prière et de son dialogue avec le Créateur, nous induit, au-delà de son œuvre, à les vivre par nous-mêmes dans la réalité qui nous entoure, à « voir » cette réalité comme sa Création. Et cette prière particulière de l’artiste devient notre prière à tous, par l’effet de sa poésie intense et véridique. L’art y retrouve sa dimension de grâce : création à l’image de la Création comme Dieu nous a faits à son image. Cette universalité fraternelle est encore soulignée par les titres des œuvres, tous des verbes à l’infinitif — Naître, Revenir, Reconnaître, Croire, Guérir, Chercher, Rencontrer, Louer… — qui nous incitent à la pratique, au dialogue et à la conjugaison, pour que s’élève la prière des prières : « Que ton règne vienne » sur la terre où nous vivons comme au ciel auquel nous aspirons.
Les visites d’expositions restant interdites, il est impératif de prendre rendez-vous avec la galerie Guillaume (voir les informations ci-dessous) pour admirer les œuvres en tant qu’acheteur potentiel, dans le cadre du « Click and collect » de rigueur. Le galeriste accueillant, sympathique et passionné ne vous en voudra pas si vous ne repartez qu’avec le beau catalogue (25 €), ou celui qui contient une gravure de l’artiste (75 €) ou même les mains vides (mais à coup sûr les yeux brillants).
Jean Chavot
Jusqu’au 29 mai. Galerie Guillaume, 32 rue de Penthièvre, 75008 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 14h à 19h. https://www.galerieguillaume.com Pour voir l’exposition, prendre impérativement rendez-vous au 06 71 00 89 72 ou par e-mail : galerie.guillaume@wanadoo.fr Le lien du catalogue ici : https://www.galerieguillaume.com/pdf/expo/Franc__ois-Xavier%20de%20boissoudy%202021%20copie_1.pdf Et ici : https://www.revue-conference.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1946:que-ton-regne-vienne-oeuvres-de-francois-xavier-de-boissoudy&catid=156:collection-en-regard&Itemid=56
En quatorze brefs chapitres de son petit (mais grand) livre de 152 pages, Luigi Santucci explore l’essentiel des domaines de relation où s’exprime la magnifique intention de l’amour du prochain. Elle se heurte trop souvent, dans son application active et concrète, à l’échec, imputé le plus fréquemment à l’autre, au prochain, justement. Mais que la rencontre soit fortuite, désirée, obligée par les circonstances ou les liens du sang, l’amour du prochain fait naître le bonheur de toute relation, à condition de ne pas s’en tenir à l’intention, d’accepter et d’assumer la rencontre sans réserves.
Attirant ou repoussant, ou les deux à la fois dans les paradoxes de l’âme humaine, le prochain n’est pas celui qui est proche, au sens de voisin, mais celui qui est autre, une part autre de notre humanité commune. C’est cette humanité toujours complexe que le prochain manifeste devant nous, dans laquelle Luigi Santucci nous invite à voir la nudité de l’enfant qu’il fut ou du vieillard qu’il sera, tout comme nous l’avons été, le sommes et le serons. Sa méditation est guidée par sa foi d’où il observe les occasions d’une générosité non pas recherchée, mais vécue authentiquement, autrement dit spontanément, sans calcul, tout entière dédiée à l’autre tel qu’il se présente, quel qu’il soit, au-delà de toute reconnaissance attendue. À l’instar du Samaritain, pourtant méprisé, qui ouvre un crédit illimité à l’auberge pour celui qu’il a sauvé et soigné, afin que son secours se prolonge au-delà de sa présence.
Ces quatorze chapitres délicieux de lucidité, de sincérité, de tendresse et d’humour, sont autant d’« exhortations chrétiennes », selon les termes de l’auteur qui les entoure de guillemets souriants. Parce qu’il il ne s’agit nullement de leçons de morale, même s’il fait indubitablement œuvre de moraliste (un mot qui fâche de nos jours) : il ne s’agit pas ici d’édicter des préceptes de bonne conduite, mais de prendre conscience que la sainteté, « (…) si elle signifie essentielle-ment amour et identification à Dieu, prend forme concrète, tangible, (…) dans un souci constant et actif du prochain ». L’auteur nous y invite par l’exemple. Pas le sien, bien sûr, car il s’avoue sou-vent dépassé, comme nous tous, par sa faiblesse et sa mesquinerie propres. Il nous entraîne en douceur dans sa méditation aimante, illustrée par une culture profonde, au détour d’anecdotes amusantes, émouvantes, qui comportent leur édification sans besoin de longues analyses.
Le livre se referme sur deux autres textes brefs. Le premier, Fragments d’un autoportrait, est une transcription d’un message que Luigi Santucci enregistra pour ses enfants peu avant de mourir, ode passionnément sereine à la vie et à l’amour qui sont finalement proches d’être la même chose. Et une Postface de Christophe Carraud, traducteur et éditeur du texte. Il nous fait mieux connaître l’auteur, nous documente et nous éclaire sur la signification du terme « prochain ». Il nous alerte aussi sur le peu de place que notre société française, du fait d’un certain chauvinisme culturel et d’un mépris pour la pensée chrétienne, accorde aux grands auteurs italiens contemporains comme Luigi Santucci. Ainsi, Ton Prochain est son premier livre traduit en français. Vivement… le prochain !
La chauve-souris et le capital Stratégie pour l’urgence chronique Andreas Malm
Corona, Climate, Chronic emergency, le titre original rend davantage justice au livre qu’Andreas Malm, géographe rigoureux, a écrit dès avril 2020. Il y fait preuve d’une lucidité et d’une précision remarquables en ces temps de grande confusion où l’inquiétude pourrait faire passer l’épidémie pour un événement en soi, fortuit, dont découleraient des conséquences incalculables. Or, cette épidémie est elle-même la conséquence d’un contexte de très grand déséquilibres entre la nature et l’activité industrielle et commerciale, mais aussi entre la zone riche tempérée et la ceinture tropicale. D’énormes populations déjà déshéritées y subissent les premiers effets désastreux de la dégradation globale de l’environnement qu’ils ne participent pourtant que très marginalement à créer. L’auteur souligne l’écart entre la promptitude et la force de la réaction des pays riches face à l’épidémie, et leur attentisme, leur passivité face aux défis de l’urgence chronique — comme s‘ils croyaient pouvoir y échapper après l’avoir provoquée. Leur seul souci, le virus une fois maîtrisé, serait-il que le monde reparte comme avant, autrement dit pour le capitalisme mondial : que les affaires reprennent, selon le cynisme destructeur du Business-as-usual qui semble devenu sa seule loi ?
Aucune épidémie n’est jamais tombée d’un ciel vengeur. Elles naissent et s’épanouissent toutes dans des situations favorables où l’on retrouve les mêmes facteurs depuis qu’elles existent : surpeuplement, tension entre ressources et subsistance, promiscuité avec la faune sauvage et domestique, propagation par les voies commerciales. Ces conditions sont créées et réunies par l’homme, ou plutôt aujourd’hui par une petite frange de l’humanité qui en tire un profit colossal au prix de l’appauvrissement général, de l’épuisement des ressources naturelles, de la destruction quasi méthodique de la nature. Andreas Malm nomme « capitalisme fossile « cet ordre — plutôt ce désordre — qui marche au charbon et au pétrole pour ponctionner massivement les ressources naturelles et humaines de la ceinture tropicale, multipliant les transports, les déforestations à grande échelle, les élevages industriels qui sont des incubateurs à virus, les trafics en tout genre, et provoquant l’entassement dans des mégapoles, la promiscuité des populations locales avec la faune sauvage en même temps que cette dernière disparaît du fait de la réduction de son habitat naturel. Telles sont les conditions déclencheuses de la « crise sanitaire » actuelle. On peut soigner la maladie — et c’est tant mieux ! — avec des médicaments ou des vaccins, mais il faudra plus que ça pour soigner la Terre et l’humanité : une vraie prise de conscience, une vraie volonté d’agir à la racine du mal, un vrai et profond changement.
Réformisme, socialisme, léninisme, communisme, anarchisme… pour finir, Andreas Malm nous invite à revisiter les propositions de l’histoire contemporaine, sans parti pris, afin d’élaborer la stratégie d’un changement politique qui pourrait réparer les déséquilibres dans lesquels notre monde s’enfonce, puisque le régime de l’actuel capitalisme globalisé ne semble apte qu’à les aggraver. Cette recherche d’autres perspectives est indispensable, car la force du capitalisme est de faire croire qu’il est le seul ordre possible, et urgente, si l’on veut éviter la catastrophe. Finalement, le titre français de ce livre éclairant est peut-être bien vu, pris comme une question : qui est le plus nuisible : la chauve-souris, ou le capital ?
Jean Chavot
M, l’enfant du siècle Antonio Scurati
Benito Mussolini naquit le 29 juillet 1883 en Romagne, dans une région à tradition militante « rouge ». Un père forgeron anarchiste, une mère institutrice très pratiquante, une enfance misérable mais une éducation chrétienne chez les Salésiens firent de ce jeune homme un militant socialiste. Directeur d’un hebdomadaire de gauche, La Lotta di classe, il souhaitait l’émergence d’un homme nouveau au service de la Nation et de l’État. Devenu directeur du quotidien du parti socialiste Avanti ! à Milan, il bascula dans le nationalisme en créant un nouveau journal, Il Popolo d’Italia, grâce au soutien financier d’une de ses multiples maîtresses. En novembre 1921, il fonda le Parti National fasciste, premier parti d’Europe occidentale ouvertement non-démocratique avant d’accéder au pouvoir dans des conditions grandguignolesques le 29 octobre 1922. Qui était-il ? Répondre à cette question constitue l’ambition du singulier ouvrage d’Antonio Scurati, avide d’appréhender le personnage complexe de Mussolini. Ce livre, pertinemment intitulé M, l’enfant du siècle, fut primé en Italie. La forme choisie par l’auteur peut être déconcertante. Ce n’est pas tout à fait un roman, ce n’est pas non plus vraiment un ouvrage historique ; on pourrait considérer qu’il s’agit d’une chronique. L’« intrigue » court des années de naissance du fascisme à la mise en place effective de la dictature après l’assassinat du député Giacomo Matteotti en juin 1924.
Nombre de protagonistes s’expriment par la plume de Scurati : Mussolini, mais aussi le poète nationaliste Gabriele d’Annunzio, Marinetti, fondateur du futurisme, Margherita Sarfatti, maîtresse, égérie et généreuse donatrice. S’expriment aussi les adversaires du futur Duce ; le tout ponctué d’archives, de discours, de citations, d’articles de presse. Il est plus aisé de naviguer dans ce volumineux ouvrage (de 842 pages[1]) lorsque l’on a des connaissances historiques ou lorsque Google est à proximité. L’ambiance particulière des bonimenteurs de cette époque, propice à toutes les ambitions, même celles des plus médiocres, est perceptible. L’incroyable expédition de Fiume, la violence des squadristes, les gesticulations du dictateur romagnol ne sont que le prélude d’un siècle gourmand en bateleurs de foire. Il est vrai que le dictateur, par ses mimiques, par son verbe, par ses tenues, confine au personnage de la Commedia dell’arte dépourvu de masque. Organisé en saynètes d’une dizaine de pages sous un chapeau comportant le nom d’un acteur, une date et un lieu, il faut être concentré pour ne pas perdre le fil du roman-journal d’autant que, tout d’un coup[2], la configuration initiale s’efface au profit de titres offerts aux chapitres, alors que la narration alterne avec les postures introspectives.
Mussolini fut parfois perçu comme un aimable dictateur comparé à Hitler, peut-être par les mécomptes militaires du César de carnaval[3] ; mais ne nous y trompons pas ; il sut exploiter efficacement les angoisses, les peurs et les frustrations de tout un peuple.
Ne sourions pas au souvenir des pantomimes ou des outrances de l’homme de Predappio car les solutions et promesses simplistes nourrissent toujours les attentes de ceux qui ont besoin de certitudes.
Un livre intéressant, mais il est parfois difficile d’empêcher l’esprit de s’évader vers des horizons moins complexes.
Érik Lambert.
[1] Hors annexes ! C’est le premier volume d’une trilogie. [2] Page 779. [3] L’armée italienne fut souvent mise en échec durant toute la guerre et ce, dès juin 1940 lors de la bataille des Alpes. César de carnaval, qualificatif attribué par Joseph Paul-Boncour, Entre-deux-guerres. Souvenirs de la IIIe République, t. II, Les lendemains de la Victoire, Paris, Plon, 1945, p. 338.