Pour saint Thomas d’Aquin, comme pour saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect.
Duns Scot au contraire souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté. Il estime que la personne humaine aime Dieu sans perdre la liberté de ne pas aimer Dieu. L’amour divin agit de façon prévenante pour soutenir, supporter, assister la volonté dans sa considération aimante.
Duns Scot évoque une morale de l’harmonie et non de l’obligation. C’est la théologie franciscaine, un art de vivre. Pour lui, la nature humaine n’est pas suspecte puisqu’elle vient de Dieu. Son anthropologie est positive comme celle de François. Il a fait l’expérience d’un Dieu Bon. Il est un fidèle disciple de François. Mais la nature humaine n’est ni parfaite ni complète, il faut arriver à une plus grande harmonie. L’éducation et la vie morale (art de vivre) viennent perfectionner le contexte moral.
La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix.
Quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.
A l’époque de Duns Scot, la majorité des théologiens opposait une objection, qui semblait insurmontable, à la doctrine selon laquelle la très Sainte Vierge Marie fut préservée du péché originel dès le premier instant de sa conception. En effet, cela allait à l’encontre de l’universalité de la Rédemption, Marie alors n’aurait pas eu besoin du Christ et de sa rédemption. Or la foi, tant dans l’Immaculée Conception que dans l’Assomption corporelle de la Vierge, était déjà présente chez le Peuple de Dieu. Que fit Duns Scot ?
Il appliqua la notion générale de la grâce opérante prévenante pour conclure que Marie était sans péché depuis le premier instant de sa conception. « Parce que le Christ est le Rédempteur universel, il s’ensuit que Marie n’a pas eu le péché originel, et je le prouve.» Il développe alors un argument de « convenance » exprimée par la formule logique, issue de la théologie scolastique : « Potuit, decuit, ergo fecit » qui se traduit par « Il pouvait le faire, cela convenait ; donc il l’a fait ». Cette formule s’interprète comme suit : « Dieu a pu créer la Vierge dans la pureté originelle ; il convenait qu’il en fut ainsi; donc il l’a fait ». L’argument paraît subtil, mais il est solide. C’est la rédemption prévenante. Cela enthousiasma les franciscains de son temps ! La théologie a par la suite accueilli cet argument en l’état et l’a approfondi. Il deviendra le dogme de l’Immaculée Conception en 1854 avec le Pape Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus. Le Peuple de Dieu a donc précédé les théologiens !
Son amour pour l’Eucharistie et la contemplation de la Passion
Comme disciple fidèle de saint François, Duns Scot avait une grande dévotion pour le sacrement de l’Eucharistie. Il y voyait la présence réelle du Christ-Jésus dont l’amour s’est révélé au Calvaire. L’Eucharistie est pour lui sacrement de l’unité et de la communion qui nous conduit à nous aimer les uns les autres et à aimer Dieu comme le Bien commun suprême (cf. Reportata Parisiensa, in IV Sent., d. 8, q. 1, n. 3).
Ce grand théologien franciscain s’est posé la question : « Pourquoi fallait-il que le Christ endure la Croix pour nous sauver ? » Sa réponse est limpide : L’homme était tellement embourbé dans le péché qu’il n’était plus capable de saisir l’amour miséricordieux du Père qui voulait le sauver, ni le témoignage explicite de la sainteté du Fils-Incarné dont la seule présence parmi nous sanctifiait l’humanité. Or la rédemption du péché devait rencontrer l’adhésion libre de l’homme. Il fallait donc que le Christ nous donne une preuve indubitable de son amour pour que nous soyons amenés à l’accepter librement. « C’est pour nous séduire par son amour, que le Christ a donné sa vie pour nous ». (frère Luc Mathieu ofm cité sur le site de Sheerbroke)
Pour Duns Scot, l’Incarnation est l’œuvre la plus grande et la plus belle de toute l’histoire du salut. Il affirme qu’elle n’est conditionnée par aucun fait contingent, qu’elle est l’idée originelle de Dieu d’unir toute la création à lui-même dans la personne et la chair du Fils. Ainsi il soutient que le Fils de Dieu se serait fait homme même si l’humanité n’avait pas péché.
Il écrit ceci dans la Reportata Parisiensa : « Penser que Dieu aurait renoncé à une telle œuvre si Adam n’avait pas péché ne serait absolument pas raisonnable! Je dis donc que la chute n’a pas été la cause de la prédestination du Christ et que – même si personne n’avait chuté, ni l’ange ni l’homme – dans cette hypothèse le Christ aurait été encore prédestiné de la même manière. » (in III Sent., d. 7, 4).
Duns Scot est certes conscient qu’en réalité, à cause du péché originel, le Christ nous a rachetés à travers sa Passion, sa Mort et sa Résurrection. Mais pour lui, l’Incarnation est depuis toute éternité projetée par Dieu le Père dans son plan d’amour. Elle est l’accomplissement de la création et rend possible à toute créature, dans le Christ et par son intermédiaire, d’être comblée de grâce et de rendre gloire à Dieu dans l’éternité.
Sur sa tombe est gravée l’inscription suivante : « L’Angleterre l’accueillit ; la France l’instruisit ; Cologne, en Allemagne, en conserve la dépouille ; c’est en Ecosse qu’il naquit ». Comme tout étudiant et professeur de son temps il voyagea beaucoup !
Né probablement en 1266 dans un village qui s’appelait précisément Duns, non loin d’Edimbourg il fut attiré par le charisme de François d’Assise et entra chez les Frères mineurs. En 1291, il fut ordonné prêtre. Duns Scot fut dirigé vers des études de philosophie et de théologie auprès des universités d’Oxford et de Paris. Il entreprit ensuite l’enseignement de la théologie dans ces mêmes universités (mais aussi à Cambridge), en commençant à commenter, comme tous les Maîtres de ce temps, les Sentences de Pierre Lombard.
Lorsqu’un grave conflit éclata entre le roi Philippe IV le Bel et le Pape Boniface VIII, Duns Scot s’éloigna de Paris et préféra s’exiler volontairement plutôt que de signer un document hostile au Souverain Pontife, ainsi que le roi l’avait imposé à tous les religieux. Avec les Frères franciscains, il quitta le pays.
Toutefois, les rapports entre le roi de France et le successeur de Boniface VIII redevinrent rapidement amicaux, et en 1305, Duns Scot put rentrer à Paris pour y enseigner la théologie sous le titre de Magister Regens. Par la suite, ses supérieurs l’envoyèrent à Cologne comme professeur du Studium de théologie franciscain. Là, il mourut le 8 novembre 1308, à 43 ans à peine, laissant toutefois un nombre d’œuvres important.
En raison de la renommée de sainteté dont il jouissait, son culte se diffusa rapidement dans l’Ordre franciscain. Mais c’est au XXème siècle seulement qu’il fut déclaré bienheureux par le pape Jean-Paul II le 20 mars 1993.
Comment la mémoire populaire imagine-t-elle le Moyen-Âge ? À l’aune du film Les Visiteurs, au fil de productions romanesques ou de poncifs véhiculés par de vagues souvenirs d’école bercés par le roman national : guerres, famines et épidémies étaient le lot de nos ancêtres médiévaux. Malgré le court mais brillant essai produit par Régine Pernoud[1], on oublie que du XIème au XIIIème siècle, s’étendit le manteau des cathédrales[2] manifestation du « beau Moyen-Âge ». De l’An Mil, qui fut celui de la naissance de nombre d’États actuels, au début de la guerre de cent ans la chrétienté occidentale fut le théâtre de puissantes transformations économiques, intellectuelles, artistiques et politiques dont notre « civilisation » fut le fruit. Au XIIIe siècle, la société européenne occidentale entra en profonde mutation. L’essor démographique qu’elle connut s’accompagna de deux changements fondamentaux : le développement des cités et l’extension des surfaces cultivées. Cette période fut souvent perçue comme une ère de progrès et de relative prospérité. Du reste, l’histoire des constructeurs et le développement des cathédrales gothiques furent liés à l’essor des villes dans le monde chrétien ainsi qu’à l’expansion des ordres monastiques que connut l’Europe dès la fin du premier millénaire.Elle s’exprima dans l’art gothique qui se répandit, dans la floraison des cathédrales qui modelèrent un nouveau paysage urbain, mais aussi dans l’émulation intellectuelle des grandes cités. Ce bouillonnement intellectuel du XIII°siècle trouva son expression dans la disputatio,[3] sorte de joute théorique. Cette spectaculaire évolution se manifesta par le développement des échanges économiques, la réduction du nombre des disettes, les progrès techniques. Or, l’un des acteurs essentiels de ces transformations fut l’Église catholique, dont le chef spirituel était le pape. Elle était d’autant plus respectée que la population communiait dans une foi profonde et sincère, quoique entachée de violences et de superstitions. Au cœur du message chrétien, au Moyen Âge, nos ancêtres nourrissaient l’espoir d’être sauvés et l’angoisse d’être condamnés lors du Jugement Dernier. Les morts seraient alors jugés par Dieu selon leur foi et leurs œuvres: les bons iraient au paradis, les méchants en enfer. Entre les deux, l’Église médiévale développa l’idée du purgatoire, un lieu où l’on « purgerait » les fautes avant le paradis. C’est pour les hommes imparfaits l’espoir d’être sauvés après un temps plus ou moins long de pénitence.
Toutefois, comme l’écrivit Georges Duby[4], « L’époque, en fait, fut dure, tendue, et fort sauvage« . Les conflits entre les différentes classes de la société furent fréquents. L’insécurité et la crainte résignée du lendemain étaient symbolisées par la roue de Fortune[5], que l’on trouvait souvent représentée dans les églises et dans les manuscrits.
C’est en ces temps de chambardements que le pape Honorius IV[6] mourut le 3 avril 1287. Les cardinaux se réunirent en conclave très rapidement mais leur assemblée fut frappée par l’épidémie qui conduisit six cardinaux à se présenter devant leur créateur ; funeste présage ! Après dix mois, le 22 février 1288, les survivants élurent comme pape, à l’unanimité, le cardinal-évêque de Palestrina[7]. Théologien et ministre général des Franciscains, Jérôme d’Ascoli avait été promu cardinal par Grégoire IX[8] qui l’avait envoyé comme légat[9] à Constantinople en 1272 pour travailler à l’unité des Églises en invitant les Grecs à participer au second concile de Lyon.
Peu après son intronisation, le premier pape franciscain nomma comme cardinaux deux Colonna[10], Napoléon et Pierre, et le ministre général des franciscains, le théologien Mathieu d’Aquasparta. Cette connivence avec la famille des Colonna qui avait déjà fourni deux papes : Jean XII et Benoît IX[11] fut à l’origine de tensions voire de troubles à Rome.
Par ailleurs, le 28 mai 1291, en Palestine, les 200 000 hommes du sultan El Achraf Khalil réduisirent les défenses de Saint-Jean d’Acre, malgré la résistance des Templiers groupés autour du grand maître Guillaume de Beaujeu. Saint-Jean d’Acre était l’ultime bastion de ce qui fut le royaume franc d’Orient. Sa chute mit un point final à l’épopée des croisades presque deux siècles après la prédication du pape Urbain II. Nicolas IV tenta en vain d’organiser une nouvelle croisade en fusionnant Templiers et Chevaliers de Saint-Jean.
Sourcilleux quant à ses pouvoirs temporels, il employa sa diplomatie à obtenir du roi Alphonse d’Aragon[12] la libération du roi Charles II de Naples qu’il retenait prisonnier. Charles se rendit aussitôt à Rome, où il fut couronné solennellement le 19 mai 1289.
Soucieux des missions en Orient, Nicolas IV envoya en 1288 en Tartarie[13] le franciscain Jean de Montecorvino, qui remplit une ambassade auprès du roi de Perse, puis, en 1291, rejoignit l’Inde et parvint jusqu’à la cour du grand khan[14] des Tartares, auprès duquel il demeura onze ans. En Europe, il fonda les universités de Montpellier[15] et Lisbonne.Nicolas IV mourut le 4 avril 1292, après seulement quatre ans de pontificat, et fut inhumé dans la basilique Sainte-Marie-Majeure, qu’il avait restaurée.
Érik Lambert
[1] Régine Pernoud, médiéviste qui publia en 1977, un livre décapant, Pour en finir avec le Moyen-Âge dans lequel mille ans d’histoire resurgissent. Le Moyen Âge est mort, vive le Moyen Âge ! [2] Expression que l’on doit à Raoul Glaber (985 – 1047), moine clunisien et chroniqueur du roi Robert le Pieux, témoignant au début de l’an mil du phénomène de reconstruction des églises, et de l’érection des cathédrales avec la formule désormais célèbre du « blanc manteau d’églises » qui recouvre le monde. [3] Il s’agissait d’un débat, un mode de réflexion argumentative qui a progressivement supplanté la pédagogie monastique vouée à la seule lectio. La disputatio de quolibet (débat en règle sur tout sujet) est la forme la plus solennelle que revêt la disputatio dans l’Université médiévale. Le genre est illustré par les plus grands noms de la scolastique comme Thomas d’Aquin ou le franciscain Guillaume d’Ockham. [4] Historien médiéviste membre de l’Académie française et professeur au Collège de France qui est un des rares historiens à voir son œuvre publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». [5] Les Grecs avaient fait de la Fortune (fille de Zeus) une divinité qui dispensait bien et mal selon ses caprices. Les Romains l’adorèrent dans de nombreux temples sous le nom de Fortuna, puis l’on représenta la Fortune sous les traits agréables d’une jeune femme ailée, parfois nue, souvent les yeux bandés, le pied posé sur une roue, ayant à la main une corne d’abondance. La roue tourne : qui aspire à devenir riche doit prendre garde. La Fortune, aux yeux bandés, ne sait à qui elle distribue. Le mouvement de la roue est continuel et toujours, les hommes seront sensibles aux charmes de la déesse Fortune : on est au plus haut ou au plus bas de la roue ; tel est le symbole de la vie humaine. Au sens figuré, la roue de la fortune représente les révolutions, les hasards et les vicissitudes dans la vie des hommes : la roue tourne et ne s’arrête jamais. [6] Pape de 1285 à 1287. Il s’est opposé aux prétentions espagnoles en Sicile. [7] Ville importante du Latium déjà du temps des Romains. [8] Devenu pape en 1227 il joua un grand rôle, avant son accession au souverain pontificat, dans la formation de l’ordre des Frères mineurs (Franciscains). Il fut l’ami de François d’Assise, pour lequel il éprouvait une très vive admiration et dont il suivit les entreprises en se faisant nommer cardinal protecteur de l’ordre. Il dirigea celui-ci vers des entreprises d’action et vers une règle de vie qui ne correspondaient peut-être pas à l’idéal du Poverello. Son œuvre principale, fut l’organisation de l’Inquisition érigée en office universel afin de lutter contre l’hérésie. [9] Le légat a latere est un cardinal représentant, dans des circonstances exceptionnelles, le pape en personne, et il a droit aux mêmes égards que ce dernier. [10] Au Moyen Âge et à la Renaissance, la péninsule italienne était constituée de multiples États voire de villes-États dominés par de puissantes familles. À l’instar des autres familles nobles d’Italie, les Colonna, puissant lignage romain apparu à la fin du XIe siècle, recourent à la violence afin de s’imposer sur la scène politique. Rome s’embrase souvent de leur fait comme, par exemple, en 1455, au lendemain de l’élection pontificale de l’oncle de Rodrigo Borgia, sous le nom de Calixte III. Les Colonna affrontent alors dans les rues leurs ennemis héréditaires, les Orsini. Partisans de longue date des Borgia, les Colonna mettent leurs armes à leur service, que ce soit sous Calixte III ou sous Alexandre VI, contre leurs adversaires, en particulier les della Rovere. [11] Puis Martin V au XV°siècle. [12] Le traité de Tarascon signé le 19 février 1291 par le pape Nicolas IV, le roi Charles II de Naples (maison d’Anjou) et le roi Alphonse III d’Aragon. Suite au conflit opposant la papauté, alliée à la maison d’Anjou, et la maison d’Aragon pour la possession du royaume de Sicile. Ce conflit ouvert par les Vêpres siciliennes de 1282 est aggravé par la croisade d’Aragon de 1285. Le roi de France Philippe le Bel et Nicolas IV, soutiens de Charles 1er de Sicile, voulurent chasser le roi Jacques 1er de Sicile. Pour y parvenir, ils engagèrent des négociations avec son frère aîné le roi Alphonse III d’Aragon qui aboutirent à la signature du traité de Tarascon. [13] Nom donné par les Européens au Moyen-Âge à la partie de l’Asie centrale et septentrionale s’étendant de la Mer Caspienne et de l’Oural à l’Océan Pacifique. [14] Titre porté par celui qui exerce un pouvoir politique, religieux dans le monde mongol ou soumis à l’influence mongole (Turquie, Perse, sous-continent Indien) [15] Héritière de la Faculté de médecine créée en 1289, l’Université de Montpellier a été l’une des premières à paraître en Occident.
Le nouveau pape était un étrange personnage qui contrastait avec la dignité classique des ecclésiastiques romains : poète, compositeur et chanteur, c’était aussi un joueur de billard et de pétanque et un redoutable cavalier.
Artiste, Clément XIV fonda le musée Clémentin. Il accueillit à Rome le jeune Mozart et lui conféra l’ordre de l’Éperon d’or.
Après le siècle d’or de 1540 à 1640, les jésuites étaient devenus les confesseurs habituels des souverains catholiques mais il leur était reproché un sévère relâchement et une grande hypocrisie comme l’illustra l’affaire du père de Lavalette[1].
L’époque était à l’affrontement entre les puissances et l’influence de l’ordre fondé par St Ignace. Ce fut une période très animée qui portait préjudice à l’image de l’Église. Ainsi, lors des fêtes du carnaval ouvert par la cloche du capitole qui ne sonnait par ailleurs que pour signifier la mort des papes et achevées par les jeux du moccoli lors de laquelle chacun tentait de conserver sa fine bougie allumée suscitant de plaisantes poursuites dans les rues auxquelles participaient princes, ambassadeurs, belles dames mais aussi prélats. Rome changeait le lendemain car on recevait les cendres. Rome était soumis à l’assaut de la franc-maçonnerie interdite par Clément XII en 1738 et par Benoît XIV en 1751 mais elle était prospère durant la seconde moitié du siècle. La contagion maçonnique venue d’Autriche et de France gagnait. En réalité, la maçonnerie d’alors n’était pas un athéisme ; elle souhaitait une religion purifiée et rationalisée et rejoignait en nombre de points le courant janséniste[2]. L’insatisfaction était grande vis à vis de l’état de l’Église. Cette méfiance était sensible jusqu’à Rome où l’on ne cessait d’imprimer et de diffuser livres et libelles[3] hostiles à tous les jansénistes et crypto-jansénistes accusés de vouloir évacuer le dogme et transformer la religion révélée en un vague théisme[4]. À l’ombre même de Saint-Pierre, se réunissait un cercle, l’archetto (l’archet) qualifié de « janséniste » alors que ses membres étaient des catholiques hostiles au laxisme et aux jésuites, mais désireux de tenir compte du progrès des Lumières.
Afin d’accéder au trône de Saint-Pierre, Vincenzo Ganganelli avait adopté une attitude conciliatrice entre les zelantii[5] et le parti des couronnes[6]. Il produisit un billet qui ne contenait aucun engagement ; dans lequel il déclarait « qu’il recourait au souverain pontife le droit de pouvoir éteindre en conscience la société de Jésus, en observant les règles canoniques, et qu’il était à souhaiter que le futur pape fasse tous ses efforts pour accomplir le voeu des couronnes ». Le droit dont il s’agit ne pouvait être contesté par aucun théologien catholique et par les ultramontains[7] moins encore que par tous autres ; le reste était l’expression d’un simple souhait.
Une fois élu, Clément XIV estima que les déclarations qu’il avait faites avant d’être pape, laissant entendre qu’il fallait remettre en cause l’influence des jésuites, avaient été imprudentes. Il louvoya pendant quatre ans, pressé et menacé par les monarchies. Le 13 décembre 1769, Clément adressa aux pasteurs et aux fidèles une encyclique, qui était le programme de son pontificat. Il y recommandait l’obéissance aux princes, le respect et l’amour, et il déclara que le bien de l’Église était inséparable de la paix des États. Le jeudi saint de l’année 1770, il s’abstint de faire procéder à la lecture accoutumée de la bulle In coena domini[8] ; il leva les excommunications prononcées aux termes de cette bulle, contre les administrateurs du duché de Parme ; il réussit à apaiser le roi du Portugal, qui avait menacé le précédent pape[9] de supprimer la nonciature et de nommer un patriarche pour ses États. Malgré l’incessante pression des puissances qui avaient banni les Jésuites, il ne mit aucune hâte à l’instruction de la grande cause relative à l’abolition de cet ordre ; il y procéda lui-même, sans confier à personne le résultat de ses délibérations, sinon peut-être aux pères Buontempi et Francesco, deux religieux de son couvent des Saints-Apôtres, qu’il avait gardés auprès de lui. Confinée dans ses États de plus en plus mal administrés, la Papauté affaiblie se laissa arracher la suppression de la compagnie de Jésus, déjà chassée par les différents souverains catholiques, jusqu’à ce que le 16 août 1773, se rendant aux arguments des cardinaux français et espagnols qui l’avaient élu il publiât le bref Dominus ac RedemptorNoster Jesus Christus[10], qui liquidait les biens de la compagnie de Jésus dans les États de l’Église et laissait aux autres souverains la faculté de le faire dans leurs propres États.
Les cardinaux opposés à cette mesure se livrèrent à une sorte de grève en ralentissant leur activité. L’archevêque de Paris refusa d’appliquer le bref. Déjà frappée par une trentaine de suppressions et d’expulsions par les différents souverains catholiques, la Compagnie organisa son repli : le luthérien Frédéric II et l’orthodoxe Catherine de Russie décidèrent de conserver chez eux les résidences de jésuites. Pour faire fléchir le pape, le gouvernement français avait fait en 1769 occuper Avignon ; la ville fut évacuée en mars 1774.
Les partisans des Jésuites attendaient le châtiment céleste qui devait frapper le pape coupable d’avoir aboli cet ordre ; les plus fanatiques annoncèrent sa mort prochaine, sur la foi des visions de sœur Marie-Thérèse du Cœur de Jésus et de Bernardine Renzi, divulguées par les confesseurs de ces femmes. Des rapports du cardinal de Bernis[11], ambassadeur de France, écrits longtemps avant la promulgation du bref attestaient que Clément avait le pressentiment que l’abolition de l’ordre des Jésuites lui coûterait la vie.
La santé du pape, jusqu’alors vigoureuse, déclina rapidement. Il mourut, le 10 septembre 1774, victime d’un refroidissement à l’âge de soixante-neuf ans après un pontificat de cinq ans. La rumeur se répandit aussitôt qu’il avait été empoisonné. Il fut inhumé en la basilique romaine des Douze-Apôtres. Casanova lui consacra un monument funéraire près du Triomphe de l’Ordre Franciscain de Baciccio. Le tombeau de Clément XIV passe pour l’un des chefs d’œuvre de l’art classique. Le caractère de Clément paraît avoir été celui d’un Franciscain autant qu’il était possible au XVIIIe siècle, épris de simplicité, de recueillement et d’amour des œuvres de Dieu dans la nature. Avant son élévation, il prenait ses délassements dans l’étude de la botanique et de l’entomologie et quelques exercices corporels. Devenu pape, il continua à rechercher le silence et la solitude, ayant pour compagnie préférée quelques religieux de son ordre. De tous les papes, il fut peut-être celui qui a le moins parlé, et l’un de ceux qui ont le plus scandalisé Ies Romains par le mépris des pompes que ce peuple affectionnait.
Érik Lambert
[1] En 1741, il fut envoyé en Martinique où la Mission traversait une grave crise matérielle. Le Père Lavalette parut être l’homme providentiel pour relever la situation. Comme ‘procureur’ il était chargé de trouver les ressources financières nécessaires au bon fonctionnement de la mission. En 1751, les premières accusations de participation à des opérations commerciales furent lancées contre le jésuite français. Antoine Lavalette fut rappelé de Martinique en 1753 pour justifier sa conduite. Juste avant qu’il ne meure, le supérieur général de la Compagnie de Jésus l’autorisa à rentrer dans sa mission, où il devint le Supérieur des Missions Françaises de l’Amérique du Sud en 1754, mais avec un ordre explicite d’arrêter toute entreprise commerciale. Cet ordre fut ignoré par Lavalette qui poursuivit avec sa compagnie commerciale. Il fut canoniquement suspendu jusqu’à décision du Supérieur Général. Mais avant que décision soit prise Lavalette quitta la Compagnie (1762). Après le bannissement des jésuites du royaume de France, il répudia formellement ses liens avec les jésuites en prononçant le serment qui, en condamnant le caractère pernicieux de l’Ordre permettait aux anciens jésuites de recouvrer leur statut et droits comme citoyens français. Retiré dans son village natal de Valette il meurt le 13 décembre 1767. Ce scandale – et le refus des jésuites français d’accepter d’engager leur responsabilité financière – donnèrent l’opportunité aux ennemis de la Compagnie en France de déclencher des attaques contre celle-ci. Le 6 août 1762, le Parlement de Paris prit un arrêt bannissant la Compagnie de Jésus de France. Malgré l’intervention du pape Clément XIII, Louis XV fut amené à expulser les jésuites le 26 novembre 1767.
[2] Le jansénisme est un mouvement religieux qui a agité l’Église catholique en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il est né dans les cercles intellectuels de l’Université de Louvain (Belgique) à la fin du XVIe siècle, en réaction à l’optimisme des jésuites. Ses fondements théologiques ont été exposés par l’évêque d’Ypres Jansenius (Cornelis Otto Jansen de son vrai nom, 1585-1638), d’où son nom. En soulignant comme les protestants l’importance de la « prédestination » dans le chemin qui mène à la vie éternelle, Jansenius et ses disciples se mirent à dos les Jésuites et une grande partie de la hiérarchie catholique. Ils séduisirent par ailleurs des catholiques avides de mysticisme et de retour à une pure spiritualité. Parmi ces derniers, l’abbé de Saint-Cyran, Jean Duvergier de Hauranne, qui devient confesseur puis directeur de conscience de l’abbaye de Port-Royal de Paris et de son abbesse, Jacqueline Arnauld. Des querelles théologiques aigües se déclenchèrent dont l’enjeu, gâta la vie de la cour de Versailles, aboutir à la dissolution de Port-Royal et altérer les relations entre la monarchie française et le Saint-Siège. Sous le règne de Louis XV, le mysticisme janséniste conduisit même à des émeutes dans les rues de Paris, en particulier avec l’affaire de l’Hôpital général. Elle eut pour lointaine conséquence l’expulsion des Jésuites (1764).
[3] Écrit généralement court, diffamatoire, dirigé contre une personne, un groupe de personnes, une corporation.
[4] Doctrine qui admet l’existence d’un Dieu unique et personnel comme cause transcendante du monde.
[5] Cardinaux défenseurs obstinés de la papauté du XVIIème au XIXème siècle.
[6] Soutenant les pouvoirs temporels monarchiques.
[7] Qui soutiennent et défendent les positions traditionnelles de l’Église italienne, le pouvoir absolu, spirituel et temporel du pape.
[10]Jésus-Christ, notre Seigneur et Rédempteur, un écrit apostolique supprimant la Compagnie de Jésus.
[11] Il n’est pas le plus célèbre des cardinaux qui ont orienté les destinées de la France. Moins illustre que Richelieu ou Mazarin, François de Bernis n’en a pas moins joué un rôle majeur dans la diplomatie sous Louis XV et Louis XVI.
Certes, il y eut Clément V, rendu célèbre par Maurice Druon relatant ce lundi 18 mars 1314 lorsque Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay furent brûlés sur « l’île aux juifs » à Paris. Malédiction aussi tonitruante qu’apocryphe[1],appelant Guillaume de Nogaret, le roi Philippe le Bel et le Pape Clément au tribunal de Dieu. Cet épisode rendit célèbre un ancien pontife dont le nom se perpétue à la faveur du grand cru classé de Graves dont l’étiquette porte son nom. Se nommer Clément lorsque l’on coiffe la tiare serait-ce gage de lutte contre des ordres religieux ?
Jusqu’à la fin du XVIII° siècle, la carte des confessions chrétiennes en Europe demeura une carte politique : « cujus regio, ejus religio[2] ». Le catholicisme, comme les autres confessions chrétiennes, fut frappé par la profonde crise de conscience qui, tout au long du siècle, façonna une Europe nouvelle.L’influence de l’Angleterre et de la France conduisit en effet l’élite italienne à adhérer à une « philosophie », projet de bonheur de l’humanité à la faveur du développement des sciences et des techniques. Faire reculer les superstitions ; tout cela conduisait à privilégier la « raison », le « progrès », la « bienfaisance » voire le « cosmopolitisme ». Paradoxalement, cette aspiration à améliorer le sort du collectif conduisit à une exaltation de l’individu auquel il fut offert l’opportunité d’échapper à des pressions ancestrales. Le « temps des Lumières » commença en Italie après la paix d’Aix-la-Chapelle de 1748[3] qui conclut la guerre de succession d’Autriche. Après les traités d’Utrecht et de Rastadt[4] la domination espagnole sur la péninsule prit fin. Si les papes les plus emblématiques de ce XVIII°siècle furent l’intelligent et pittoresque Benoît XIV[5]et « le père des pauvres », Pie VI[6] ; ces deux pontifes ne laissèrent en grande partie que des projets. L’histoire fit peu de cas de Vincenzo Ganganelli, fils d’un modeste chirurgien, né près de Rimini en janvier 1705. Fait cardinal en 1759 par le Pape Clément XII sur la recommandation du Général des jésuites Ricci. Qui était-il ?
Jean-Vincent fit ses études d’humanité chez les jésuites de Rimini puis chez les piaristes[7] d’Urbino. Ce fut en cette ville qu’il prit l’habit chez les frères conventuels sous le nom de frère Laurent. Après avoir enseigné au scolasticat[8] de la province de Romagne[9], il fut nommé professeur au collège Saint-Bonaventure de Rome. En 1731, il soutint sa thèse de doctorat sur Saint-Ignace et fut élu définiteur général[10] de son ordre. C’est cet homme qui fut élu au Saint-Siège le 18 mai 1769 après un conclave de …3 mois ! ÉRIK LAMBERT.
[1]« Pape Clément !… Chevalier Guillaume !… Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste jugement ! Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! » Ainsi s’exclame Jacques de Molay, le dernier maître des Templiers, au moment de périr sur le bûcher le 18 mars 1314. C’est en tout cas ce qu’écrit Maurice Druon dans la suite romanesque Les Rois maudits.
[2] « Telle la religion du prince, telle celle du pays.» est une maxime exprimé en latin qui édicte le principe politique selon lequel le souverain d’un pays impose sa religion à ses sujets. Ce principe plutôt d’inspiration protestante fut consécutif aux conflits nés de la Réforme. Principe affirmé suite à la paix d’Augsbourg de 1555. Cet adage manifeste la supériorité du temporel sur le spirituel.
[3] Le 18 octobre 1748, le traité d’Aix-la-Chapelle met fin à la guerre de la Succession d’Autriche. Cette guerre de huit ans révéla l’émergence d’une nouvelle puissance avec laquelle il faudra compter : la Prusse.
[4] Le traité d’Utrecht, complété le 6 mars 1714 par celui de Rastatt mit fin à la guerre de Succession d’Espagne (1702-1714). L’Angleterre en fut la principale bénéficiaire, obtenant Gibraltar, et, surtout, des positions territoriales et commerciales décisives dans l’Amérique colonisée, qui assurent sa prépondérance économique et diplomatique au XVIIIe siècle. La France de Louis XIV, fut affaiblie mais parvint à installer un prince Bourbon, Philippe V, sur le trône d’Espagne, brisant le vieil encerclement du royaume par les possessions des Habsbourg.
[7] La congrégation des Piaristes ou Frères des écoles pies a été fondée par le prêtre espagnol José de Calasanz (1556-1648). Celui-ci, ayant fixé sa résidence à Borne, y avait en 1597 une école gratuite pour les enfants pauvres. Vingt ans plus tard, il organisa les instituteurs qu’il employait en une société religieuse, la « Congrégation Pauline des pauvres de la Mère de Dieu des écoles pies » ; en 1621, la Congrégation fut transformée par Grégoire XV en un ordre religieux, les Piaristes. Les écoles pies se répandirent assez rapidement en Italie, en Espagne, en Allemagne, et surtout en Pologne, où les piaristes eurent au dix-septième et au dix-huitième siècles des collèges florissants.
[8] Institut religieux où les futurs prêtres font leurs études
[9] Région du nord de l’Italie qui s’étend de la chaîne des Apennins jusqu’au fleuve Pô avec des villes comme Bologne et Ravenne (capitale de l’Empire romain d’Occident en 402 sous le règne d’Honorius jusqu’à la déposition de Romulus Augustule en 476. Ce dernier a inspiré le roman de V.Manfredi, La Dernière Légion puis le film éponyme de Doug Lefler )
[10] Religieux qui est chargé d’assister pour un temps déterminé le supérieur général ou le provincial dans l’administration des affaires de l’ordre.
3. Une jeunesse bretonne à l’aube du siècle des totalitarismes, … Celle d’un restaurateur de l’ordre avant le second conflit mondial, …qui le conduisit au martyr.
L’actualité et les déclarations récentes d’intellectuels auto-proclamés, illustrent la complexité de la configuration nationale au lendemain de la déroute du printemps 1940. Les illusions nourries par la posture de l’État français[1], la volonté de gommer, à l’issue du conflit, la situation proprement exceptionnelle de la collaboration d’un régime unique en Europe occupée[2], ont contribué à la manipulation éhontée de l’Histoire[3]. Entre 1940 et 1942, seuls des individus mus par des convictions philosophiques, religieuses, patriotiques, humanistes, …entrèrent en résistance. Le mouvement s’accrut avec le temps, les déconvenues allemandes, le poids croissant des restrictions, les exécutions et le STO[4], …Les motivations des résistants étaient variées : du refus de la défaite et de l’occupation, au refus du pétainisme ; du mépris de la collaboration, au rejet de la répression, des mesures antisémites et des rafles, …La résistance revêtit des formes multiples : de l’attentisme prudent, de l’écoute de la BBC, à l’action directe ; du renseignement à la diffusion de la presse clandestine ; des réseaux d’évasion, au refus du STO. Parmi ces résistants de la première heure, des religieux ulcérés par une idéologie mortifère dénoncée en son temps par la Pape Pie XI[5] s’engagèrent et payèrent de leur vie leur fidélité à l’Évangile[6].
Or, le Père Corentin, relativement préservé des combats de la campagne de France[7], refusa la captivité. Revenu à Paris, il ne pouvait qu’être indigné par les perquisitions qui frappèrent les sites franciscains dans la seconde partie de l’année 1940. Dès cette année, ses activités constituèrent des actes de résistance. Ainsi, facilita-t-il la fuite de prisonniers évadés et soutint-il les premiers résistants. Par ailleurs, au couvent de la rue Marie-Rose, il côtoya le père Bougerol, très engagé auprès de la résistance[8]. Dès 1937, le père Cloarec avait manifesté son hostilité aux régimes totalitaires alors que le discours de componction vichyste[9] ne pouvait que heurter ses sentiments patriotiques. Cet engagement paraît cohérent avec son parcours auprès du Tiers- Ordre, son attachement à l’Action catholique et sa formation théologique plutôt doloriste.
La résistance s’organisant au fil des années et gagnant en capacité de nuisance ; l’engagement de Corentin Cloarec s’accrut au sein du mouvement Vercingétorix. L’année 1942, charnière[10] d’un conflit qui commença à basculer, conduisit parfois les catholiques à se déchirer. En effet, malgré de notables exceptions[11]l’épiscopat français demeura très majoritairement légitimiste et pétainiste creusant un fossé entre la hiérarchie de l’Église de France et la résistance de sensibilité catholique. La déclaration de repentance de septembre 1997[12] sonna comme l’aveu d’un microcosme frileux attiré par le conservatisme affiché par l’État français, même lorsque la funeste illusion d’une autonomie de Vichy devint flagrante. On ne peut du reste que déplorer le persistant et obstiné décalage existant entre l’épiscopat et nombre de fidèles. Le Père Corentin s’engagea sur une autre voie, celle de l’aide aux filières d’évasion de pilotes et de réfractaires au STO. Ces actes de résistance constituèrent un défi pour la Gestapo et les supplétifs français de tout poil. En effet, les pilotes alliés reprenaient le combat alors que les réfractaires alimentaient les maquis. Corentin Cloarec accueillit même dans son couvent parisien des réunions clandestines et abrita des personnes recherchées.
En 1944, la répression s’accrut, alimentée par l’imminence de la défaite et la radicalisation des « ultras » de la collaboration[13]. C’est dans ce contexte de règlements de compte que survint l’assassinat du Père Corentin. Le 28 juin 1944, deux jeunes Français envoyés par la Gestapo ouvrirent le feu sur lui. Touché de plusieurs balles alors qu’il tentait de se réfugier dans le réfectoire du couvent, il s’écroula et mourut dans une clinique peu de temps après. Qui fut à l’origine de cette exécution et pourquoi ? Difficile de nourrir des certitudes car un grand nombre de vengeances endeuillèrent la France de l’époque. Peut-être fut-ce une des réponses au meurtre de Philippe Henriot le pétainiste acharné et le collaborateur zélé de la Radiodiffusion nationale, la radio de Vichy. Antisémite forcené, propagandiste devenusecrétaire d’État à l’Information et à la propagande en janvier 1944, engagé dans « la guerre des ondes » contre le « juif » Pierre Dac, Henriot fut exécuté justement le 28 juin 1944. Peut-être le Père franciscain fut-il une victime collatérale des règlements de comptes au même titre que le fut Georges Mandel le 7 juillet 1944. L’assassinat du Père Cloarec conduisit nombre de Parisiens à assister à ses funérailles le 3 juillet au couvent Saint-François. Comme celle de beaucoup de résistants, sa mémoire disparut progressivement après le conflit.
Restaurateur de l’Ordre après la Grande Guerre, rejetant la défaite et l’occupation, le combat de Corentin Cloarec fut celui d’un chrétien, fidèle à son engagement franciscain auprès de ceux qui souffraient, en lutte contre le mal ; pour Dieu et sa patrie jusqu’au martyr. Érik Lambert.
[1] L’État français qui nourrit l’illusion d’une indépendance par rapport aux Allemands tout en entrant dans la collaboration. Le 24 octobre 1940, Pétain, chef de l’État français, rencontre Hitler dans la petite gare de Montoire-sur-le-Loir. Par une poignée de main très médiatisée, le vieux maréchal célèbre officiellement la « collaboration » entre la France vaincue et l’Allemagne triomphante. Il s’en explique à la radio comme à son habitude, quelques jours plus tard, le 30 octobre 1940 : « C’est dans l’honneur et pour maintenir l’unité française, une unité de dix siècles, dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen, que j’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration (…). Cette collaboration doit être sincère… ». https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000226/entrevue-de-montoire-entre-petain-et-hitler.html
[2] Le 10 juillet 1940, à Vichy, les députés confient à Pétain les pleins pouvoirs constitutionnels. Seul cas en Europe d’un régime mis en place par le pays occupé lui-même.
[3] L.Joly, La Falsification de l’Histoire, Eric Zemmour, les droites, Vichy et les Juifs, Grasset.
[4] Le 16 février 1943, une loi de l’État français institua le Service Obligatoire du Travail, rebaptisé très vite Service du Travail Obligatoire (STO) en raison des moqueries suscitées par ses initiales. On compta jusqu’en juin 1944 un total de 650 000 départs au titre du STO. Mais aussi environ 200 000 réfractaires. Beaucoup de ceux-ci entrèrent dans la Résistance et prirent le maquis…
[6] On peut par exemple se reporter au livre de Guillaume Zeller, La Baraque des prêtres, Dachau, 1938-1945 ou à l’interview de Louis Malle à propos de son film : Au Revoir les enfants : https://www.youtube.com/watch?v=KS6t4G9Mx5o
[8] Il fut contraint de fuir en Afrique du Nord, pour éviter l’arrestation et reprit le combat au sein de la France Libre. J.G. Bougerol, Ceux qu’on n’a jamais vus, Arthaud.
[10] Mondialisation du conflit avec l’entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941, premiers revers allemands en Afrique, débarquement en Afrique du Nord et occupation allemande de la zone sud, politique d’extermination des Juifs, STO, difficultés allemandes en Union Soviétique (Défaite de Stalingrad, 2 février 1943)
[11] Mgr Jules Saliège (23 août 1942, lettre pastorale Et clamor Jerusalem ascendit, condamnation des déportations), de Mgr P.M.Théas, Mgr E.Vansteenbergh, Mgr J.J.Moussaron, ou Mgr G.Piguet, seul évêque français déporté.
[13] Ainsi, Pierre Laval institua le 16 février 1943 le STO, cas unique en Europe d’un gouvernement qui imposa à ses jeunes citoyens de travailler pour l’ennemi. Entraîné dans des compromissions de plus en plus douteuses, le gouvernement français forma une Légion des volontaires français contre le bolchevisme pour combattre sur le front soviétique aux côtés des Allemands. Il organisa des rafles de Juifs comme celle du Vél d’Hiv (16-17 juillet 1942). Il ordonna aussi aux troupes françaises d’Afrique du Nord de résister au débarquement anglo-saxon du 8 novembre 1942. Mais l’occupation de la « zone libre » par la Wehrmacht le 11 novembre 1942, en violation des accords d’armistice, conduisit l’opinion française à basculer contre la Collaboration pendant l’été 1942. L’imminence de la défaite incita les partisans les plus acharnés de la collaboration, considérant Vichy trop frileux, à s’engager plus encore dans la collaboration comme le firent Doriot, Déat ou d’autres. Englués dans des compromissions criminelles, les dirigeants de Vichy, parmi lesquels Pétain et Laval, furent transférés par les Allemands à Sigmaringen (Bavière), en août 1944, dans le vain espoir d’échapper à l’infamie d’un procès.
2. Une jeunesse bretonne à l’aube du siècle des totalitarismes, …CELLE D’UN RESTAURATEUR DE L’ORDRE AVANT LE SECOND CONFLIT MONDIAL, …
En 1921, à 27 ans, Jean-Marie Cloarec avait quitté sa Bretagne natale pour rejoindre Amiens. Il avait souhaité entrer chez les frères mineurs et donc rejoindre la famille franciscaine. L’expérience de la guerre et de la captivité avait peut-être incité Corentin à cultiver une vie intérieure qui le conduisit à s’engager dans une vie monastique. En effet l’image qu’offrait en ces temps l’idéal franciscain était celle d’une vocation qui indiquait un chemin de sainteté. Il prit l’habit franciscain le 8 septembre 1921 et devint le frère Corentin. En choisissant ce saint breton il témoignait de ses origines, Durant plus de deux années, son noviciat correspondit au retour des frères mineurs qui avaient quitté la France suite à l’anticléricalisme développé à la fin du XIX°siècle. En effet, le 29 mars 1880, le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry prit deux décrets par lesquels il ordonna aux Jésuites de quitter l’enseignement dans les trois mois. Fervent républicain, athée et franc-maçon, issu d’une riche famille de libres penseurs de Saint-Dié, Jules Ferry donna aux enseignants des congrégations catholiques le même délai pour se mettre en règle avec la loi ou quitter l’enseignement. Le 21 décembre 1880, le député Camille Sée, ami de Jules Ferry[1], fit passer une loi qui ouvrit aux filles l’accès à un enseignement secondaire public où les cours de religion seraient remplacés par des cours de morale. L’année suivante, il fit voter la création de l’École Normale Supérieure de Sèvres afin de former des professeurs féminins pour ces lycées. L’Église n’avait plus désormais le monopole de la formation des filles.Jules Ferry établit par ailleurs la gratuité de l’enseignement primaire par la loi du 16 juin 1881 et le rendit laïc et obligatoire par la loi du 29 mars 1882. L’affaire Dreyfus[2] devenue une affaire nationale lancée le 6 novembre 1894 par La Libre Parole[3] d’Édouard Drumont accentua le conflit. La seconde expulsion des congrégations religieuses de France fut une conséquence de la loi du 1er juillet 1901 sur les associations. Cette loi établissait la liberté d’association mais son article 13 fit une exception pour les congrégations religieuses en soumettant leur création à une autorisation préalable. Interprétée de façon restrictive par le Conseil d’État dès l’année suivante, elle porta à son paroxysme le conflit entre l’Église et la République. Émile Combes[4], né dans une pauvre famille du Tarn, put accomplir de brillantes études grâce au soutien bienveillant de quelques ecclésiastiques. Mais le directeur du séminaire jugea qu’il n’avait pas la vocation religieuse et le dissuada de devenir prêtre. Évoluant vers un violent anticléricalisme, il fit fermer en quelques jours plus de 2 500 écoles religieuses. Le 7 juillet 1904, il fit voter une nouvelle loi qui interdisait d’enseignement les prêtres des congrégations… Le 7 avril 1903, toutes les autorisations furent refusées, tous les couvents furent dissous et confisqués. Ces tempêtes avaient eu raison de la présence des frères franciscains en France, nombre de frères quittèrent le pays, certains entrèrent dans la clandestinité.
La Grande Guerre et la participation des religieux au conflit permirent à la vague d’anticléricalisme de se calmer. En octobre 1923, le petit séminaire de Fontenay-sous-Bois, tout juste créé accueillit le frère Corentin. Le jeune frère contribua au mouvement de restauration de l’Ordre en France. Il fit preuve de grandes qualités d’organisation et de rigueur et fit montre d’un solide charisme personnel tant à Fontenay qu’à Mons-en-Barœul. Ses compétences s’exprimèrent au couvent de Saint-Brieuc dont il fut le gardien entre 1927 et 1937 puis à Paris à partir de 1938. Il fut considéré par le Provincial comme l’un des jeunes cadres de l’Ordre auxquels étaient confiées les tâches de développement et de consolidation des implantations nouvelles. Outre cette activité organisationnelle, Corentin Cloarec poursuivit une activité de prédication, et en février 1936, il entra au conseil provincial. Dans le contexte de ces années agitées, Il s’éleva contre les « doctrines détestables » qui ne mettaient pas l’amour au centre. Son inquiétude face aux menaces nées des totalitarismes fascistes et communiste ne le conduisit pas à ignorer les réalités nationales. En 1937, il dénonça le matérialisme bourgeois (« Détrônez le veau d’or de son piédestal et empêchez l’argent de devenir la grande puissance ici-bas »). Sensible à l’engagement social de l’Église, présent auprès des plus modestes, il souhaitait par ailleurs sensibiliser les familles bourgeoises à l’action franciscaine[5]. Homme d’engagement, ancien combattant ; comment pouvait-il affronter la défaite et l’occupation ?
[2] L’affaire Dreyfus, (1894-1906) par son retentissement énorme, est considérée comme l’événement fondateur de l’engagement des intellectuels à l’époque moderne. Elle a pour toile de fond un antiparlementarisme provoqué par des scandales politico-financiers, et un antisémitisme qui traverse la société française. Les injustes condamnation et déportation du capitaine Alfred Dreyfus pour espionnage le 22 décembre 1894 prennent une nouvelle dimension lorsque l’impossibilité de la révision du procès révolte ses partisans. Des protestations individuelles provenant de la famille et des amis, on passe alors à une lame de fond mobilisant les « intellectuels ». Par ailleurs, la presse constitue la tribune des débats.
[3]La Libre Parole est un journal antisémite qui a lancé l’affaire Dreyfus en l’évoquant publiquement alors que la procédure militaire se déroulait à huis-clos. Journal lancé à Paris le 20 avril 1892 par Édouard Drumont, journaliste et polémiste. Journal disparu en juin 1924. Journaux lancés juste avant, ou pendant l’affaire Dreyfus, tels La Libre Parole illustrée, Le Chambard socialiste, Le Rire, La Feuille, Psst!, Le Sifflet, Le Cri de Paris, Le Musée des Horreurs et L’Assiette au Beurre.