Archives de catégorie : Projet de vie

« Oser la rencontre »

Notre vie peut être relue comme une longue succession de rencontres. Certaines n’en sont restées qu’au stade du balbutiement, d’autres nous ont laissé un goût d’inachevé ; quelques-unes, même, ont pu nous décevoir ou se sont soldées par un échec. Et puis…et puis, il y a toutes celles, programmées ou fortuites, attendues ou inespérées, qui ont été source de joie et d’émerveillement et qui nous ont marqués à jamais.
Nous vivons dans un monde où nous sommes continuellement en contact les uns avec les autres, pour autant, il n’est pas si simple qu’une relation devienne réellement « rencontre ».
Aller au-devant de l’autre, c’est aller au-devant de soi-même. C’est accepter de se laisser surprendre, ou bousculer, c’est s’ouvrir à d’autres horizons, d’autres terres à explorer. C’est, également, être prêt à dépasser tout ce qui peut, en nous, s’opposer à la rencontre : nos certitudes, nos préjugés, mais encore nos peurs, nos limites de toutes sortes, notre péché… « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde. » (Test 1-3)
La rencontre de François et du lépreux est un chemin de conversion auquel nous sommes appelés, nous aussi. Ce changement intérieur radical est nécessaire pour ne pas rejeter l’autre d’emblée, parce que trop éloigné de notre univers, mais, tout au contraire, pour l’accueillir, dans le respect de sa différence, en se gardant bien de vouloir le juger, le dominer ou le posséder. La rencontre suppose donc une forme de désappropriation qui ne nous est pas naturelle et à laquelle nous ne sommes pas toujours disposés. C’est pourquoi cette conversion est sans cesse à reprendre.
La rencontre, c’est aussi l’apprentissage d’un dialogue sincère et confiant, dans lequel il devient possible d’affirmer ses convictions, avec douceur et sérénité, sans vouloir les imposer à tout prix, et qui se traduit par le regard bienveillant qu’on porte sur l’autre, par la qualité de l’écoute qu’on lui prête, par la patience qu’on lui témoigne. Soyons lucides, choisir cette voie, c’est consentir aux inévitables chutes et rechutes : il faut du temps pour tisser des liens, pour s’apprivoiser, à l’image du renard et du petit prince…
Lorsque le jeune homme riche vient à la rencontre de Jésus, le texte nous dit : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. » (Mc 10,21) Le Christ a ce regard qui « scrute les cœurs et les reins », qui ne juge pas, ne condamne pas, mais qui sait discerner ce qu’il y a de plus profond chez son interlocuteur. Il le fixe avec intensité, avec un intérêt empreint de délicatesse et d’amour.
Or, nous sommes invités à adopter un tel regard : « Que chacun, chacune, surtout le plus démuni, puisse découvrir dans notre regard qu’il est unique et digne d’être aimé. » (Message final du rassemblement de la famille franciscaine « Fraternité 2000 « ), ce qui nous réclame de conformer notre façon d’agir et de penser à celle du Christ. (Projet de Vie 7)
Nous sommes des êtres nés pour la rencontre, même si celle-ci nous fait peur. Nous avons été créés par amour, pour donner et recevoir cet amour d’un même Père qui fait de nous des frères, c’est notre vocation.
Dès lors, rencontrer l’autre en vérité et en profondeur, c’est reconnaitre en lui un frère qui nous est donné à aimer et qui nous révèle la tendresse du Père. Un frère qui nous éveille à la rencontre de l’Autre, de Celui qui est présent et se laisse découvrir en toute créature, par dévoilements successifs ; chacun étant un reflet du visage de Dieu. « Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. » (Pape François, La joie de l’Évangile, 272) ;
« En tout homme le Père des cieux voit les traits de son Fils, premier-né d’une multitude de frères ; de même les laïcs franciscains accueilleront d’un cœur humble et courtois tout homme comme un don du Seigneur et une image du Christ. » (Projet de Vie 13)
Rencontre qui nous transforme et nous renouvelle pour nous faire advenir à nous-mêmes et renaître à la vie en Dieu. Eau vive qui seule peut étancher notre soif et qui féconde toutes nos rencontres humaines.
A tout homme, le Seigneur se manifeste et communique son amour pour qu’il devienne signe vivant de sa présence et témoigne à chacun que le Très-Haut est le « tout-proche ».
Il en est ainsi de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, rencontre improbable et qui pourtant rejoint cette femme dans ce qu’elle a de plus intime, de plus secret. Rencontre qui la libère et l’ouvre à la vie offerte en abondance comme « une source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Joie de la rencontre qu’elle ne peut retenir pour elle seule et qu’il lui faut partager aussitôt, suscitant ainsi d’autres rencontres. (Jn 4,1-42)
Dans l’attente de l’ultime et de la plus belle des rencontres, ne restons pas au bord du puits. Comme la Samaritaine, allons sans crainte au-devant de nos sœurs et de nos frères pour être parmi eux, et avec eux, des témoins lumineux de la présence et de l’amour de Dieu ; et ce qu’il y a de plus amer en chacun de nous pourra se changer « en douceur pour l’esprit et pour le corps ».

P. Clamens-Zalay

« Cultiver la patience… »

« Patience ! » Voilà bien une exhortation que nous n’avons cessé d’entendre depuis notre plus jeune âge et qui, loin de nous aider, nous aura souvent exaspérés…La patience n’est pas la qualité première du petit enfant qui vit dans la satisfaction immédiate de ses besoins et ne sait pas encore ce qu’est attendre et désirer. Mais les adultes que nous sommes sont-ils réellement devenus des modèles de patience ? On pourrait en douter, tant est longue, au quotidien, la liste des situations qui peuvent nous heurter ou nous irriter, en famille, comme en société.
Les incivilités ou les manques de respect à notre égard ; les imprévus ou les retards dans ce que nous avions préparé et programmé de longue date ; l’incompréhension ou le rejet de nos idées; les décisions qui nous sont imposées par les circonstances ou par notre entourage ; et surtout, tout ce qui fait que l’autre n’est pas moi et que ses paroles, son comportement et ses « petites habitudes » me le rendent, par instants, insupportable.
Ce sont autant de situations qui peuvent nous amener à sortir de nos gonds.
Pourquoi ? Parce qu’elles viennent contrecarrer nos besoins, nos envies, nos désirs, nos projets, parce qu’elles viennent bousculer et parfois blesser notre ego, parce qu’elles nous semblent être un affront ou une injustice envers notre cher « moi »… (cf. Adm 14)
Nos raisons de perdre patience peuvent être parfaitement légitimes et compréhensibles, devons-nous nous en accommoder pour autant ? Et tout bien considéré, notre patience n’est-elle pas plutôt une forme d’impatience déguisée, consistant, la plupart du temps, à supporter tant bien que mal ce qui nous agace, jusqu’à ce qu’une certaine « goutte d’eau » ne nous fasse exploser ?
Est-ce bien là la vraie patience, celle dont nous parle la Bible ?
Lorsque Paul fait référence au fruit de l’Esprit, il cite la patience : « voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Le fruit de l’Esprit par excellence c’est l’amour et c’est l’amour seul qui produit la patience car : « il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune […] Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. » (1 Co 13, 5-7)
Dès lors, on comprend aisément que la patience est beaucoup plus que ce à quoi nous sommes tentés de la réduire…Elle est une vertu, un don de l’Esprit, que nous ne pouvons vivre que dans l’amour.
« Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonnés, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. » (Col 3,12-14)
Paul nous invite à revêtir l’homme nouveau, à nous laisser guider par l’Esprit pour que nous devenions capables, sous son influence, d’imiter le Christ et d’agir « comme » lui, en aimant nos frères comme le Seigneur nous aime, jusqu’à leur pardonner tout ce qui peut blesser cet amour.
« Où règnent patience et humilité, il n’y a ni colère, ni trouble » nous dit Saint François, dans l’admonition 27. Oui, la vertu de la patience a ceci de particulier, c’est qu’elle s’accompagne de douceur et d’humilité, des attributs de Dieu que François se plaît à chanter : « Tu es amour et charité, tu es sagesse, tu es humilité, tu es patience, tu es beauté, tu es douceur » (Louanges de Dieu, 4)
Peut-être est-ce justement la douceur et l’humilité qui font parfois défaut à notre humaine patience…
Si nous voulons vivre en enfants de Dieu, il nous faut donc nous convertir chaque jour pour faire nôtres les mœurs du Père et suivre les traces de son Fils. Notre Projet de Vie nous y appelle, en ces termes : « Comme « frères et sœurs de la pénitence », en raison même de leur vocation, animés du dynamisme de l’Évangile, ils conformeront leur façon de penser et d’agir à celle du Christ, par ce changement intérieur radical que l’Évangile appelle « conversion » ; celle-ci est à reprendre tous les jours. » (PDV 7)
Disciples de Jésus, ayons à cœur de cultiver cette précieuse vertu de la patience, en nous mettant à l’école de celui qui est « doux et humble de cœur ». Nous pourrons nous aussi répondre à l’appel que Paul lançait aux Éphésiens : « En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. » (Ep 4,2)

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 3ème partie

Après avoir vu comment François appelait ses frères à exercer leur autorité au sein de l’Ordre, en particulier les ministres, nous avons, nous aussi, à nous interroger sur la manière dont nous vivons nos responsabilités. Quel que soit le domaine dans lequel elles se situent – familial, professionnel, sociétal, mais aussi associatif ou religieux – elles peuvent aisément devenir lieu de pouvoir et d’abus de toutes sortes.
Dans notre famille, notre autorité parentale fait-elle place à l’écoute et au dialogue ? Vise-t-elle à accompagner l’enfant, à le guider au mieux dans son apprentissage de la liberté, pour qu’il puisse grandir et s’épanouir pleinement ? La tentation est grande, parfois, de lui imposer des schémas et des choix de vie qui ne sont pas les siens et qui peuvent être source de souffrances.
Dans notre milieu professionnel, sommes-nous des concurrents acharnés, dans une logique de réussite à tout prix, et donc prêts à écraser l’autre pour avoir le dessus ? Savons-nous travailler en équipe et déléguer les tâches, sommes-nous capables d’accepter des points de vue divergents, ou bien est-ce le « petit chef  » qui sommeille en chacun de nous qui l’emporte ?
Dans nos engagements, vivons-nous la charge que nous exerçons, à titre bénévole, comme un appel et un service pour la communauté, comme une mission pour laquelle nous sommes mandatés et qui peut s’interrompre à tout moment ? Ou avons-nous, peut-être malgré nous, le sentiment d’être indispensables, et donc irremplaçables ?
Les différentes responsabilités que nous avons à assumer tout au long de notre existence nous sont confiées et elles nous confèrent une forme de pouvoir dont nous ne sommes ni l’origine, ni la fin.
Pour les vivre dans « un esprit chrétien de service » (Projet de Vie 14), il nous faut, tout d’abord, rechercher la volonté de Dieu, et donc prendre le temps de la prière, afin de mieux discerner, accueillir et faire nôtre cette volonté divine : « Que rien ne se fasse sans ton avis, et toi non plus, ne fais rien sans Dieu » (Saint Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe). C’est ainsi que nous pouvons être amenés, par exemple, à accepter une charge que nous n’aurions pas envisagée ou souhaitée de nous-même.
Il nous faut, également, ne jamais oublier que ces responsabilités nous sont données pour un temps défini, et il est primordial qu’il en soit ainsi afin que nous ne soyons pas tentés de nous les approprier de manière définitive. Sinon, notre autorité risque fort de se transformer en pouvoir, avec toutes les dérives que nous connaissons. En avoir conscience dès le départ peut nous aider à garder suffisamment de distance pour vivre cette autorité dans la sérénité et le détachement, nous démarquant ainsi de la société actuelle qui nous pousse, tout au contraire, à la personnalisation à outrance…
Ce faisant, il nous devient alors plus facile de partager cette autorité et de mettre en chemin ceux et celles qui pourront à leur tour l’exercer.
François se plait à rappeler que le ministre de l’Ordre est le serviteur de ses frères, le cardinal Franc Rodé, préfet de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, utilise, lui, cette belle expression : « le service de l’autorité » (Faciem tuam, Domine, requiram, 11 mai 2008). L’autorité en soi n’est pas un mal, elle est même nécessaire dans la vie d’un groupe, mais elle doit avoir le souci du bien commun et, par conséquent, être animée par l’esprit de service.
Et si nous voulons réellement que notre autorité se fasse service, il nous faut impérativement changer de mœurs et convertir notre mode de gouvernance… Prendre le temps d’écouter, alors même que nous avons souvent à agir dans l’urgence ; créer un climat de confiance qui privilégie le dialogue, autorise le débat et ne craint pas la contradiction. Apprendre à respecter le rythme de chacun, à discerner les qualités et à promouvoir les talents des uns et des autres. S’appliquer à se montrer le plus juste et le plus équitable possible. Savoir affronter les tensions inévitables, voire les conflits, sans les ignorer ou les minimiser, en s’efforçant de les résoudre collectivement, dans un climat qui se voudra apaisé. Faire preuve de patience, de bienveillance, mais être aussi capable de fermeté lorsqu’une décision doit être prise, car l’autorité, pour être utile et efficace, ne se satisfait pas des éternels atermoiements.
Enfin, l’exercice de l’autorité, même lorsqu’il se veut au service des autres, peut être en butte aux incompréhensions et générer peu à peu le doute, le découragement et conduire à une certaine forme d’isolement. S’il faut, à un moment ou à un autre, en passer par un examen humble et honnête de la situation et par une éventuelle remise en question, il est avant tout indispensable de pouvoir conserver la paix de l’âme…Seule la prière peut nous guider sur ce chemin de l’amour du Père, un amour fidèle et miséricordieux en toutes circonstances.
Notre Projet de Vie précise qu’une charge de ministre ou de responsable « est temporaire et est un service de disponibilité et de responsabilité à l’égard de la Fraternité et de chacun de ses membres » (PDV 21). Loin de vouloir nous approprier une charge, et encore moins d’en tirer profit, ayons à cœur le service de l’autorité et appliquons-nous à le vivre comme François et ses frères, comme des « mineurs » : les plus petits et les serviteurs…

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 2ème partie

Comme nous l’avons vu précédemment, François a voulu que tous ceux qui exerceraient une autorité au sein de l’Ordre vivent cette charge, non comme un pouvoir, mais comme un service auprès de leurs frères.
A leur tête, figurent le ministre général et les ministres provinciaux. Leurs tâches sont nombreuses et variées. Le ministre provincial doit, par exemple, faire respecter la Règle, convoquer le chapitre provincial, élire le ministre général, confier les charges, recevoir les postulants, assurer le lien avec l’Église. Il doit aussi pourvoir aux besoins des frères, sur le plan matériel, mais également les accompagner et les corriger, sur le plan spirituel, car l’âme de ses frères lui a été confiée et il aura à en rendre compte devant le Seigneur. (1Reg 4, 6) Ainsi, si un frère « veut se conduire en esclave de la chair et non dans la docilité à l’Esprit…son ministre et serviteur fera de lui ce que, selon Dieu, il jugera le plus à propos. Tous les frères, les ministres et serviteurs comme les autres, auront soin de ne jamais se troubler ni s’irriter à cause du péché ou du mauvais exemple d’autrui…Que de leur mieux, au contraire, les frères viennent en aide spirituellement au coupable ». (1 Reg 5, 6-8) Le ministre est donc appelé à visiter ses frères le plus souvent possible, à leur donner des avis spirituels et à stimuler leur générosité. « Les frères qui sont ministres et serviteurs des autres frères visiteront leurs frères, les avertiront, les corrigeront avec humilité et charité, sans leur prescrire jamais rien qui soit contre leur âme et contre notre règle. Quant aux frères qui sont sujets, ils se rappelleront que, pour Dieu, ils ont renoncé à leur volonté propre. Je leur prescris donc avec force d’obéir à leurs ministres en tout ce qu’ils ont promis au Seigneur d’observer et qui n’est pas contraire à leur âme et à notre règle. » (2 Reg 10, 1-3)
C’est une conception de l’obéissance très singulière que celle de François : certes, l’autorité du ministre est réelle et les frères sont tenus de lui obéir. Pour autant, il ne s’agit pas d’obéir à un homme en tant que tel, le ministre, mais au Christ qu’il représente et donc d’obéir par amour pour Dieu : « Un sujet ne doit pas considérer l’homme dans son supérieur, mais Celui pour l’amour duquel il a choisi d’obéir. » (2 Cel 151) Cette obéissance est un exemple parfait de la désappropriation, si chère à François, puisqu’elle conduit à renoncer à sa volonté propre pour s’en remettre à la volonté de Dieu : « Un sujet croit parfois sentir qu’une autre orientation serait meilleure et plus utile pour son âme que celle qui lui est imposée : qu’il fasse à Dieu le sacrifice de son projet, et qu’il se mette en devoir d’appliquer plutôt celui du supérieur. Voilà la véritable obéissance, qui est aussi de l’amour : elle contente à la fois Dieu et le prochain. » (Adm 3, 5-6)
C’est pourquoi les frères sont invités à obéir avec humilité, simplicité, rapidité et à persévérer dans cette voie. Mais le ministre ne peut commander, au nom de l’obéissance, sans une raison grave, et il ne peut aller contre l’esprit de la Règle : « Si un ministre donnait à un frère un ordre contraire à notre règle de vie ou à sa conscience, le frère ne devrait pas obéir, car il ne peut être question d’obéissance là où il y a faute et péché. » (1 Reg 5,2)
François, connaissant bien la propension de l’homme à transformer son autorité en autoritarisme, même dans la vie religieuse, a voulu contourner cet écueil et limiter les éventuelles dérives au sein de l’Ordre. D’une part, cette clause de conscience autorise les frères à ne pas obéir à un ordre qui irait conte la Règle ou contre le salut de leur âme. D’autre part, les frères qui reçoivent une charge, par élection ou par nomination, ne l’exercent que durant un temps donné et la remettent en fin de mandat. Pas de ministre à vie chez les frères mineurs ! François ajoute même dans la seconde Règle que si un ministre général n’était plus jugé « apte au service et au bien commun de tous », les frères devraient en élire un autre. (2 Reg 8,4) Animé par l’esprit de service, le ministre ne doit pas s’approprier sa fonction: «Aucun ministre, aucun prédicateur, ne revendiquera comme un bien propre, soit sa charge de ministre des frères, soit l’office de prédicateur ; mais à l’heure même où on le lui enjoindrait, il devrait abandonner sa charge sans contester. » (1 Reg 17,4) Les biographes nous disent que François fustigeait les frères qui ambitionnaient les honneurs et les hautes responsabilités ou qui s’offusquaient de ne pouvoir conserver leur charge.
François trace lui-même le portrait qui devrait être celui du ministre général, « le père de cette famille » : Il doit mener une vie digne, avoir une bonne réputation et faire preuve de discernement. Il doit savoir partager son temps entre la prière et le soin de l’Ordre qui lui a été confié. Il doit être impartial dans ses relations et répondre « avec douceur » aux besoins de chacun. Il se comportera avec simplicité, et ce d’autant plus si c’est un érudit. Il devra se méfier de l’argent et se montrer exemplaire dans son usage. Et surtout, il doit avoir des qualités de cœur : consoler ceux qui souffrent, apaiser et soulager ceux qui sont tourmentés, ne pas avoir peur de s’abaisser « pour ramener à la douceur les obstinés ». (2 Cel 185) Lorsqu’un frère commet une faute, il ne doit point s’irriter contre lui, mais l’accueillir « en toute patience et humilité », « l’aider avec une affectueuse douceur » et à chacun il doit témoigner « autant de bonté qu’il voudrait s’en voir témoigner à lui-même ». (1 Let 43-44)
Cependant, François ajoute que le ministre doit veiller à ce que son indulgence ne soit pas excessive car elle pourrait introduire tiédeur et relâchement. (2 Cel 186)
On le voit bien, la tâche des ministres n’est pas aisée : il s’agit d’être à la fois « fermes pour commander » et « indulgents pour pardonner », « ennemis du péché » et « médecins des pécheurs », c’est pourquoi François recommande aux frères de les honorer et de les aimer car ils portent un lourd fardeau. (2 Cel 187)
Quand l’autorité se fait service, c’est toujours la miséricorde et l’amour qui l’emportent, comme l’illustre si bien la Lettre à un ministre : « Voici à quoi je reconnaîtrai que tu aimes le Seigneur, et que tu m’aimes, moi, son serviteur et le tien : si n’importe quel frère au monde, après avoir péché autant qu’il est possible de pécher, peut rencontrer ton regard, demander ton pardon, et te quitter pardonné. S’il ne demande pas pardon, demande-lui, toi, s’il veut être pardonné. Et même si après cela il péchait encore mille fois contre toi, aime-le plus encore que tu m’aimes, et cela pour l’amener au Seigneur. »

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 1ère partie

A l’époque de François, celui ou celle qui était à la tête d’une communauté religieuse portait un titre qui n’était pas sans évoquer une certaine forme de pouvoir : le « supérieur » d’une congrégation, par exemple…François n’a rien voulu de tel pour ses frères. Dès qu’il a fallu structurer et organiser la vie de l’Ordre, il s’est démarqué de cette conception d’un pouvoir très hiérarchisé, et parfois sans partage, au sein même de l’Église. Pour celui qui aura la responsabilité de ses frères, François a retenu le titre de « ministre », c’est-à-dire de « serviteur » : « Sur aucun homme, mais surtout sur aucun autre frère, nul frère ne se prévaudra jamais d’aucun pouvoir de domination. Comme dit le Seigneur dans l’Évangile, les princes des nations leur commandent, et les grands des peuples exercent le pouvoir ; mais il n’en sera pas de même parmi les frères : qui voudra être le plus grand parmi eux sera leur ministre et serviteur, et le plus grand parmi eux sera comme le plus petit. » (1 Reg 5, 9-12)

Pour François, exercer son « autorité », terme qu’il utilise plus volontiers, ne peut se faire que dans un esprit de service, qui se vit dans l’humilité et la minorité.
Le Christ qu’il se plaît à contempler est un Christ humble et pauvre de cœur qui s’est abaissé pour nous rejoindre dans notre condition humaine et nous révéler l’amour du Père, un Père dont il s’est fait le serviteur obéissant jusqu’à la mort, comme nous le rappelle Paul quand il exhorte les Philippiens à faire régner entre eux humilité et service, à l’exemple de Jésus : « n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun, par l’humilité, estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : lui de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2, 3-8)

Observer le Saint Évangile et suivre les traces du Seigneur Jésus Christ, telle est la Règle de François pour lui et pour ses frères, à qui il confère l’appellation de « mineurs » : les plus petits parmi les hommes, les humbles serviteurs de tous. « On ne donnera à aucun frère le titre de prieur, mais à tous, indistinctement celui de frères mineurs. Ils se laveront les pieds les uns aux autres. » (1 Reg 6,3)
Le lavement des pieds, geste d’amour et d’humilité que Jésus accomplit en s’abaissant, lui le Maître, pour prendre la condition de serviteur, va inspirer à François sa conception de l’autorité, dans un esprit de service et de minorité. « Vous m’appelez le « Maître et le Seigneur » et vous dites bien, car je le suis. Dès lors si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. » (Jn 13, 13-15)

Certains textes nous décrivent l’empressement des frères à vivre de cet esprit : « Enracinés dans la charité et l’humilité et fondés sur elles, chacun révérait l’autre comme son maître et seigneur. Et ceux que signalaient leur fonction ou leurs capacités, se reconnaissaient à leur plus grande humilité et leur souci de toujours prendre la dernière place. » (AP 26b)
Et pour ceux qui s’en écartent, François ne manque pas de le leur rappeler, quitte à être cinglant : « Malheur au religieux qui, appelé à de hautes fonctions, refuse ensuite d’en descendre de son plein gré. Heureux le serviteur qui, appelé malgré lui, à de hautes fonctions, n’a d’autre ambition que de servir les autres et de s’abaisser sous leurs pieds. » (Adm 20, 3-4)

Il va même plus loin : non seulement il demande à ses frères de se faire les plus petits, les minores, de se considérer comme des serviteurs inutiles, mais il leur demande également d’être soumis à toute créature : « Jamais nous ne devons désirer d’être au-dessus des autres ; mais nous devons plutôt être les serviteurs et les sujets de toute créature humaine à cause de Dieu. » (1 Let 47)

Il se montre également très circonspect vis-à-vis des frères trop férus d’études et de science car il sait pertinemment que le savoir peut éloigner du service des frères et peut aussi donner un réel pouvoir sur autrui : « La science, disait-il, rend difficile l’obéissance ; elle entretient une certaine raideur qui refuse de se plier aux exercices d’humilité. » (2 Cel 194) « Négliger la vertu pour courir après la science était un spectacle qui lui causait beaucoup de peine, surtout de la part de ceux qui cherchaient ainsi à éluder la vocation dans laquelle ils avaient d’abord été appelés…Mes frères que travaille un appétit excessif pour la science, disait-il, se trouveront les mains vides au grand jour du rendement des comptes…Il ne disait pas cela pour détourner de l’étude de l’Écriture Sainte, mais pour leur éviter à tous une passion immodérée de la science et, pour certains, il aurait aimé les voir vraiment généreux plutôt qu’à demi érudits » (2 Cel 195)

François n’était pas quelqu’un de faible et de mièvre, comme certaines représentations pourraient nous le laisser imaginer, il avait un fort tempérament et des propos parfois très durs. C’est un long processus de conversion qui l’a conduit à renoncer à tout ce qui peut s’apparenter au pouvoir et à la domination, pour suivre le chemin de la désappropriation : se détacher de tout bien, se libérer de toute forme de possession, se dépouiller totalement jusqu’à délaisser sa volonté propre pour mieux s’abandonner à celle du Seigneur (en consentant, par exemple, à remettre l’avenir de l’Ordre entre les mains de Dieu…). Et il encourage ses frères sur cette voie : « Mais nous, nous avons rompu avec le monde ; nous n’avons plus rien d’autre à faire que de nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire. » (1 Reg 22, 9)

Exercer l’autorité reçue en se faisant l’humble serviteur de tous, en écartant toute tentation ou volonté de domination et en se conformant à l’exemple du Christ, lui le Serviteur par excellence, voilà ce que François nous enseigne à travers sa vie et ses écrits.
« Dieu tout puissant, éternel, juste et bon, par nous-mêmes nous ne sommes que pauvreté ; mais toi, à cause de toi-même, donne-nous de faire ce que nous savons que tu veux, et de vouloir toujours ce qui te plaît ; ainsi nous deviendrons capables, intérieurement, purifiés, illuminés et embrasés par le feu du Saint-Esprit, de suivre les traces de ton Fils notre Seigneur Jésus-Christ. » (3 Let 50-51)

P. Clamens-Zalay

« Regard franciscain sur le travail »

Lorsque François d’Assise aborde la question du travail, c’est toujours en référence à ses frères et, pour lui, il s’agit essentiellement de travail manuel. C’est ainsi qu’il fait clairement la distinction entre « labor », le travail accompli de ses mains, tel celui du paysan ou de l’artisan de l’époque, et « opus » ou « operatio » qui correspond davantage à une occupation, un ouvrage, c’est-à-dire une activité licite, ou encore la prière, la prédication, l’étude.
« Les frères qui savent travailler, travailleront, et exerceront le métier qu’ils connaissent, si ce n’est pas contraire au salut de leur âme et s’ils peuvent s’y adonner honnêtement… Et que chacun reste dans la profession et le métier où il se trouvait quand il a été appelé. » (1 Reg 7, 3.6), « Je veux que tous mes frères travaillent et se donnent de la peine ; ceux qui ne connaissent pas de métier, qu’ils en apprennent un. » (2 Cel 161)
Pourquoi François insiste-t-il autant sur la nécessité pour les frères de travailler ?
Tout d’abord, parce que ce doit être le moyen principal de subsistance des frères : non pas pour gagner un salaire, mais pour n’être à la charge de personne. S’ils n’ont pas de métier, les frères se font engager pour toutes sortes de travaux : vannerie, poterie, maçonnerie, récolte des olives et des noix, distribution d’eau…et le plus souvent, ce sont les travaux des champs, puisqu’ils peuvent se faire embaucher comme journaliers, même lorsqu’ils sont sur les routes. En échange, ils reçoivent un paiement en nature, mais en aucune façon de l’argent. François est très strict sur ce point : « En compensation de leur travail, ils pourront recevoir ce qui est nécessaire à la vie du corps, pour eux et pour leurs frères, à l’exclusion de la monnaie et de l’argent. » (2 Reg 5,3) Et si, d’aventure, leur tâche accomplie, ils ne reçoivent rien, alors ils iront quêter comme le font les plus pauvres : « Lorsqu’on ne nous aura pas donné le prix de notre travail, recourons à la table du Seigneur en quêtant notre nourriture de porte en porte. » (Test 22)
Ensuite, pour François, le travail est un excellent remède contre l’oisiveté qu’il exècre : « Les tièdes, ceux qui ne s’adonnent à aucun travail habituel, il disait que le Seigneur les vomirait de sa bouche. Personne ne pouvait demeurer devant lui à ne rien faire sans recevoir de mordantes leçons. » (2 Cel 161) Il n’a de cesse d’exhorter ses frères à ce sujet et de les mettre en garde, car il considère que l’oisiveté est la porte ouverte à toutes sortes de tentations, qu’elle ne peut qu’entraîner au mal, en pensées ou en paroles, qu’elle est donc l’ennemie de l’âme. Et Thomas de Celano de se lamenter sur les libertés prises par certains frères, au fil du temps, avec les directives de François, et de fustiger les paresseux : « ils veulent se reposer avant même d’avoir travaillé…ils sont inaptes à la contemplation. Ils scandalisent tout le monde par leur comportement, travaillent plus des mâchoires que des mains…sans se fatiguer, ils vivent de la sueur des pauvres gens…ils ne sont même pas dignes de porter l’habit. » (2 Cel 162)
Le travail est également une aide, un service auprès des plus petits, de ceux que la société méprise (les paysans, les lépreux…) ; il est aussi un exemple s’il est vécu pleinement dans un esprit de minorité : « Ils étaient des « mineurs », soumis à tous, ils cherchaient la dernière place et l’emploi méprisé qui pourrait leur valoir quelque avanie…ils trouvaient à s’employer honnêtement, et là ils se faisaient, avec humilité et dévotion, les serviteurs de tous…ils ne s’adonnaient qu’à des travaux saints, justes, honnêtes et utiles, exemple d’humilité et de patience pour tout leur entourage. » (1 Cel 38-39) C’est pourquoi François rappelle aux Ministres et aux prédicateurs qu’ils doivent « mendier et travailler manuellement comme les autres frères pour le bon exemple et pour le profit de leurs âmes et de celles d’autrui. » (LP 71) Évangéliser le peuple de Dieu, c’est lui porter la parole du Christ, mais c’est aussi témoigner par sa vie, en partageant les conditions d’existence des plus pauvres, en peinant à la tâche comme eux, et avec eux.
Enfin, François donne des recommandations à ses frères sur la manière d’exercer leur travail : ils doivent le faire « avec fidélité et dévotion, de telle sorte que, une fois écartée l’oisiveté ennemie de l’âme, ils n’éteignent point en eux l’esprit de prière et de dévotion dont toutes les valeurs temporelles ne doivent être que les servantes. » (2 Reg 5, 1-2) Se donner à son travail de tout son cœur, certes, mais sans en faire une fin en soi, pour qu’il ne devienne pas un obstacle à la rencontre et à l’union avec Dieu.

De plus, il insiste pour que ce travail n’aille pas à l’encontre de leur condition de « frères mineurs » : il ne doit pas les placer en situation de pouvoir ou de domination sur autrui, il ne doit pas non plus les conduire à posséder ou à manipuler de l’argent : « Que nul des frères, placé ici ou là pour un service ou un travail chez autrui, ne soit jamais trésorier, chancelier ni intendant…mais il se fera petit et soumis à tous ceux qui habitent la même maison. » (1 Reg 7,1-2) « Tous les frères s’appliqueront à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ…Si nous avons de quoi manger et nous vêtir, nous devons nous en contenter. Ils doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi des gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des malades et des lépreux, et des mendiants des rues. » (1 Reg 9,1-2)
Un dernier point : le travail manuel est devenu très vite une source de tensions au sein de l’Ordre, déjà du vivant de François, beaucoup de frères lui préférant le travail intellectuel, la prédication, ou toute autre tâche. Dans la lettre qu’il adresse à Antoine de Padoue pour l’autoriser à enseigner la théologie, François semble revoir sa position et reconnaitre dans cette activité un réel travail ; il lui fait, d’ailleurs, la même recommandation qu’aux travailleurs manuels : « Il me plaît que tu enseignes aux frères la sainte théologie, à condition qu’en te livrant à cette étude, tu n’éteignes pas en toi l’esprit de prière et de dévotion, ainsi qu’il est marqué dans la Règle. » (8 Let 2)
Pour conclure, Franciscains aujourd’hui, nous avons nous aussi à « annoncer le Christ par la vie et par la parole » (Projet de Vie 6). Alors quel regard portons-nous sur notre travail ? N’est-il qu’un moyen de gagner notre vie et de consommer toujours plus ? Si nous avons des talents dans notre secteur d’activités, les mettons-nous au service de la communauté ? Si nous avons des responsabilités, les exerçons-nous dans un esprit de minorité ? Sommes-nous prêts à agir, dans notre milieu professionnel, pour améliorer les conditions de travail de chacun et pour que règne une plus grande solidarité ? Veillons-nous suffisamment à ce que le travail ne vienne pas étouffer en nous l’Esprit du Seigneur ?
On pourrait multiplier les questions à l’infini et ce, d’autant plus aujourd’hui, alors que c’est le sens même du travail qui interroge…
A l’exemple de François, notre Projet de Vie nous invite à estimer « le travail comme un don, et comme un moyen de participer à la création, à la rédemption et au service de la communauté humaine. » (PDV 16)

P. Clamens-Zalay

Pour aller plus loin 👉 « François et le travail des frères » de Pierre Béguin, paru dans Evangile Aujourd’hui, n° 179

« François et l’Eucharistie »

Bien avant de vouloir suivre les pas de Jésus Christ, François d’Assise a connu une Église traversée par des courants contestataires très influents, parmi lesquels les Cathares et les Vaudois. En réaction aux comportements d’une institution qui oubliait trop souvent les enseignements du Christ et donnait plus à voir ses richesses et son pouvoir, ces mouvements prônaient le retour à une forme de vie plus évangélique, ce qui n’a pas manqué de séduire le jeune François. Mais certains se sont écartés de l’Église, en particulier pour tout ce qui touche à l’Eucharistie. Les uns allaient jusqu’à refuser ce sacrement parce qu’ils jugeaient les prêtres qui l’administraient indignes de leur fonction ; les autres niaient que le pain et le vin puissent « réellement, vraiment et substantiellement » être convertis en corps et sang du Christ tout en gardant leurs caractéristiques physiques (transsubstantiation), et par-là même ils niaient la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées.
C’est dans ce contexte de crise eucharistique qu’en 1215 le Concile de Latran, auquel selon toute vraisemblance François assiste, définit comme dogme la transsubstantiation et décide d’imposer la communion au moins une fois par an, à Pâques, car les fidèles avaient pris l’habitude d’assister à la messe sans communier.
En vrai fils de l’Église, François porte ces préoccupations et ses écrits foisonnent de recommandations relatives à l’Eucharistie. Ainsi, il exhorte les clercs à ne pas oublier le respect avec lequel ils doivent traiter les très saints Corps et Sang du Christ, parfois laissés « à l’abandon en des endroits malpropres », et le soin qu’ils doivent apporter aux objets du culte destinés à les accueillir : « les calices, les corporaux, les ornements de l’autel et tout ce qui concerne le sacrifice, ils doivent les tenir pour précieux. » (Lettre à tous les custodes 3, Lettre à tous les clercs). Il témoigne également de sa foi dans les prêtres dont il refuse de considérer le péché car c’est le Fils de Dieu qu’il discerne en eux, ce sont les ministres de son Corps et de son Sang très saints qu’il reconnait en eux. (Test 9-10)
Comment expliquer une telle ferveur eucharistique chez François ?
Parce que l’Eucharistie est pour lui le prolongement de l’Incarnation : « Voyez : chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge ; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles ; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. » (Adm1, 16-18) François énonce admirablement le parallèle entre Eucharistie et Incarnation : même mouvement d’abaissement de Dieu pour nous rejoindre dans notre chair, même simplicité, même humilité, dans l’hostie consacrée, comme dans la venue du Christ dans notre histoire. « Et de même qu’il se présentait aux saints apôtres dans une chair bien réelle, de même se montre-t-il à nos yeux maintenant dans du pain sacré… Lorsque, de nos yeux de chair, nous voyons du pain et du vin, sachons voir et croire fermement que c’est là, réels et vivants, le Corps et le Sang très saints du Seigneur. » (Adm1, 19-21) A l’image des Apôtres qui ont cheminé avec le Christ, vécu à ses côtés et partagé son humanité, ce que François souhaite le plus ardemment, c’est de pouvoir suivre les traces de son Bien-Aimé.
Or, l’Eucharistie est pour lui le sacrement privilégié de la présence du Christ, qui lui donne à voir et à contempler son Seigneur : « du très haut Fils de Dieu, je ne vois rien de sensible en ce monde, si ce n’est son Corps et son Sang très saints » (Test 10) Par ce sacrement, le Seigneur dévoile sa présence, il demeure avec nous chaque jour et pour toujours : « Tel est en effet le moyen qu’il a choisi de rester toujours avec ceux qui croient en lui, comme il l’a dit lui-même : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. » (Adm1, 22)
Cette rencontre intime avec le Seigneur passe par le « voir » et le « croire »…Il est intéressant de remarquer que l’homme a souvent besoin d’un signe pour croire, il lui faut d’abord voir pour croire ; c’est le cas de nombreux auditeurs de Jésus, c’est même le cas de Thomas, qui est pourtant l’un des douze. Dans l’Eucharistie, la perspective est renversée : c’est croire qui rend capable de voir, et les deux sont indissociables. C’est l’Esprit-Saint, Esprit de Vérité, qui nous donne de croire, et donc de voir, dans le pain et le vin, le Corps et le Sang très saints du Seigneur « réels et vivants ». C’est l’Esprit qui ouvre notre cœur et notre intelligence pour que nous puissions donner foi aux paroles de Jésus : « Ceci est mon corps…ceci est mon sang… » et François nous invite à « voir et croire, selon l’Esprit et selon Dieu ».
François associe également Incarnation, Eucharistie et Croix dans un même « Mystère rédempteur ». Ainsi dans la seconde rédaction de la Lettre à tous les fidèles, son commentaire sur l’Eucharistie s’inscrit entre ceux sur l’Incarnation et sur la Croix, et ce n’est pas un hasard. Voici ce qu’il écrit : « A l’approche de sa Passion, il célébra la Pâque avec ses disciples : prenant le pain, il rendit grâces, le bénit et le rompit, et déclara : Prenez et mangez : ceci est mon corps. Et prenant le calice il dit : Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle Alliance, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés…Or, la volonté du Père fut que son Fils béni et glorieux, qu’il nous a donné et qui est né pour nous, s’offrit lui-même par son propre sang, en sacrifice et en victime sur l’autel de la croix ; non pas pour lui-même, par qui tout a été fait, mais pour nos péchés, nous laissant un exemple afin que nous suivions ses traces. Il veut que tous nous soyons sauvés par lui » (v. 6-7 ; 11-14). Il poursuit dans le passage sur la vie sacramentelle : « Nous avons aussi l’obligation de confesser au prêtre tous nos péchés et de recevoir le Corps et le Sang de notre Seigneur Jésus-Christ. Celui qui ne mange pas sa chair et ne boit pas son sang ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (22-23
Si François a une telle vénération pour l’Eucharistie c’est parce qu’il y voit la présence réelle de Celui qui nous a tant aimés qu’il a donné sa vie pour nous sur la Croix, et parce qu’il croit fermement que ce sacrement participe au salut de l’homme. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle…Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jn 6,54 ; 56)
Pour François, adorer le Christ dans sa présence eucharistique c’est enfin vivre en communion totale avec le Fils et donc avec le Père, ce à quoi il aspire de tout son cœur, de toute son âme.
Que sa ferveur eucharistique puisse nous éclairer pour que nous puissions nous aussi « voir » et « croire » et redonner tout son sens à ce sacrement lorsque nous nous approchons de la table eucharistique. « Que tout homme craigne, que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! O admirable grandeur et stupéfiante bonté ! O humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour pouvoir être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier. » (Lettre à tout l’Ordre, 26-29)

P. Clamens-Zalay

« Messagers de joie et d’espérance »

Une nouvelle année est toujours porteuse de promesses, mais elle peut, aussi, être lourde d’inquiétudes; ainsi en va-t-il de 2023. Flambée des prix, appauvrissement et fins de mois difficiles pour bon nombre de Français. Projet de loi sur les retraites qui peine à voir le jour tant il pose de questions. Guerre à nos portes qui fait resurgir de vieux démons alors que le continent européen se croyait, à tort, préservé. Église empêtrée dans les dérives et les scandales au point que son annonce de la Bonne Nouvelle en devient presqu’inaudible…

Et pourtant, notre Projet de Vie nous invite à être les messagers de joie et d’espérance dont le monde a besoin : « Messagers de joie parfaite, en toutes circonstances ils s’emploieront activement à porter aux autres la joie et l’espérance. » (Projet de Vie 19) Mais de quelle joie parlons-nous ?
Les joies de ce monde, St François, comme nous, les a connues alors que la jeunesse dorée d’Assise faisait de lui le roi de ses fêtes. Mais la gloire ou le sentiment de puissance qui en résultent n’ont qu’un temps car il ne s’agit là que de plaisirs éphémères. Sa conversion va le conduire à découvrir peu à peu le sens de la vraie joie, celle que rien ne peut entamer car elle trouve sa source en Dieu. Cette joie est une grâce mais aussi le fruit d’une conversion permanente, pour ne pas se laisser envahir par la morosité ambiante, pour ne pas céder à la colère ou à la rancœur face aux déceptions et aux injustices qui jalonnent notre route.
Cheminant avec frère Léon, par une nuit d’hiver et un froid qui le faisait terriblement souffrir, François imagine que le portier de Sainte-Marie-des-Anges refuse de leur ouvrir et les chasse violemment, et c’est ainsi qu’il expose à son compagnon ce qu’est la joie parfaite : « si nous supportons tout cela avec patience, avec allégresse, dans un bon esprit de charité, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. » (Fio 8) Pouvoir accueillir toutes les tribulations qu’un homme peut subir, sans se laisser ébranler, mais, au contraire, en conservant la patience et la paix de l’âme, en pensant aux souffrances du Christ et pour son amour, voilà la joie parfaite que nous enseigne François. « Au-dessus de toutes les grâces et dons de l’Esprit-Saint que le Christ accorde à ses amis, il y a celui de se vaincre soi-même, et de supporter volontiers pour l’amour du Christ les peines, les injures, les opprobres et les incommodités ». (Fio 8) Pour François, Dieu est la source de cette vraie joie parce qu’il est « le bien », « tout bien », « le souverain bien », Celui de qui vient tout bien. Pour mieux se conformer à son Seigneur, François a choisi le chemin de la pauvreté et de la désappropriation ; renoncer à toutes formes de richesse et de domination, c’est se défaire de tout ce qui peut les accompagner : aigreur, rancune, jalousie, méfiance… c’est donc être libre de se recevoir du Tout Autre pour mieux goûter la plénitude de sa joie. « Tu es amour et charité, tu es sagesse, tu es humilité et patience, tu es beauté, tu es douceur, tu es sécurité, tu es repos, tu es joie, tu es notre espérance et notre joie » (Louanges de Dieu pour frère Léon).

Se recevoir du Tout Autre, demeurer en lui, pour mieux se donner aux autres et se faire auprès d’eux des messagers de joie et d’espérance…« Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour. Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jn 15,10-12) C’est dans le service et l’amour des frères et sœurs qui nous sont donnés que nous pouvons vivre et témoigner de la joie qui nous habite.

Comme nous le rappelle Saint Paul, Dieu « nous console dans toutes nos détresses, pour nous rendre capables de consoler tous ceux qui sont en détresse » (2Co 1,4). Notre société a beau être en quête de bonheur, elle génère toujours plus de solitude et de souffrance. « La société technique a pu multiplier les occasions de plaisirs, mais elle a bien du mal à sécréter la joie. Car la joie vient d’ailleurs … ni l’épreuve, ni la souffrance ne sont éliminées de ce monde, mais elles prennent un sens nouveau dans la certitude de participer à la rédemption opérée par le Seigneur et de partager sa gloire » (Paul VI, exhortation apostolique, La joie chrétienne) Aussi, à tous ceux qui ont faim et soif d’être écoutés, regardés, soutenus, consolés… nous avons à annoncer que chacun, chacune, est enfant bien-aimé du Père, que nul n’est exclu de son amour, nous avons à annoncer la Bonne Nouvelle du salut et du Royaume à venir. Seule cette espérance d’une vie éternelle en Dieu peut permettre de supporter et de transfigurer les épreuves de ce temps. C’est dans notre présence fraternelle aux autres, dans notre foi mise en actes, que nous pouvons être d’authentiques messagers de joie et d’espérance : « Là où est le désespoir, que je mette l’espérance. Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière. Là où est la tristesse que je mette la joie » comme nous y invite François.

Paul VI écrivait, dans son exhortation, que « c’est au cœur de leurs détresses que nos contemporains ont besoin de connaître la joie, d’entendre son chant. » Certainement, alors, l’amertume se changera pour eux en grande douceur pour l’esprit et pour le corps…

P. Clamens-Zalay

« C’est l’Avent…Que faisons-nous de l’attente du Seigneur ? »

Dans l’Église, l’Avent est un temps proposé aux chrétiens, durant quatre semaines, pour se préparer à la fête de Noël. Comme l’indique son origine latine adventus, l’Avent annonce une « venue », un « avènement ». Par conséquent, c’est un temps d’attente, mais pour quelle venue ? Attendons-nous simplement de pouvoir commémorer la naissance de l’enfant Jésus dans une étable de Bethléem, il y a un peu plus de deux mille ans ?

En tout premier lieu, cette attente s’inscrit dans celle du peuple juif de la venue du Messie, fils de David. Ce Sauveur, annoncé par les prophètes, devait réaliser les promesses de Dieu pour son peuple : le libérer du joug de l’oppresseur, restaurer la royauté et établir un règne de justice et de paix. Isaïe le présente ainsi : « un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu-fort, Père-éternel, Prince-de-paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l’établir et l’affermir dans le droit et la justice. » (Is 9,5-6) ou encore : « Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » (Is 7,14)

La tradition chrétienne a reconnu dans ces versets l’annonce de la naissance du Christ, traduction grecque du mot « Messie », comme le souligne Mathieu, lorsque l’Ange apparait en songe à Joseph : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie, ta femme : car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus : car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. Or tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, » ce qui se traduit : « Dieu avec nous ». » (Mt 1, 20-23, cf. Évangile 4ème dimanche de l’Avent)
Durant l’Avent, nous nous préparons donc à faire mémoire de la manifestation de Dieu dans notre Histoire car il s’est incarné, il a pris chair de la Vierge Marie pour nous rejoindre dans notre humanité.

Mais l’Avent est aussi l’attente de la venue du Christ à la fin des temps, son retour dans la gloire et la majesté où il viendra inaugurer un ciel nouveau et une terre nouvelle (« Nous attendons ta venue dans la gloire » proclamons-nous dans l’anamnèse).
Enfin, dès aujourd’hui, le Seigneur vient combler notre attente et se manifester à nous en esprit et en vérité, si nous savons le désirer, le reconnaitre et l’accueillir.
Ainsi, l’Avent célèbre le triple avènement du Christ, à la fois passé, présent et à venir.

Comment vivre alors une telle attente ?
Comme un temps de joie, naturellement, mais pas tant pour la célébration de la naissance de ce divin enfant que pour ce qu’elle signifie : désormais Dieu est avec nous, en Christ il nous révèle l’éternel dessein de son amour et nous ouvre à jamais le chemin du salut. Comme un temps d’espérance, également, celle de son retour dans la gloire afin que nous possédions dans la pleine lumière les biens qu’il nous a promis. (Préface du 1er dimanche de l’Avent) Cette espérance est orientée vers le futur, vers le Royaume à venir, mais elle est aussi plus proche car le Royaume est déjà là. Chaque jour, nous espérons un monde meilleur, une Église plus humble, plus à l’écoute, plus fraternelle…
« Le chrétien, nous dit saint Basile, est celui qui reste vigilant chaque jour et chaque heure, sachant que le Seigneur vient. »

Nous sommes invités à une attente, dans la confiance et la patience (Jc 5, 7-10), mais qui n’a rien de passif. Bien au contraire, elle est placée sous le signe de la vigilance : « Tenez-vous donc prêts, vous aussi : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra. » (Mt 24, 44 Évangile 1er dimanche de l’Avent). Les premiers chrétiens ont cru à l’imminence de la Parousie, c’est pourquoi Paul les exhorte à sortir de leur sommeil (Rm 13, 11-12, 1er dimanche de l’Avent). Nous aussi, nous avons à sortir de notre engourdissement et à être des veilleurs. Au cœur de l’hiver, il nous faut savoir discerner dans les ténèbres de ce monde et de nos existences tous les signes de la lumière et de la vie qui se dévoilent déjà. Puisque nous ne savons ni le jour ni l’heure du retour du Christ, c’est dès maintenant que nous avons à vivre en enfants de lumière. « Et le fruit de la lumière s’appelle : bonté, justice, vérité. » (Ep 5, 9) Dans un monde qui connait encore les douleurs de l’enfantement, préparer et hâter la venue du Seigneur, c’est convertir son cœur pour se faire plus proche de tous, particulièrement des plus petits, à l’image du Christ pauvre, né dans une étable obscure. C’est pouvoir leur annoncer la joie de la Bonne Nouvelle et le salut offert à tout être vivant.
Être des veilleurs, c’est donc être des pierres vivantes de l’Église du Christ, et pour cela secouer notre torpeur pour aller au-devant de celles et ceux qui ont faim, qui sont isolés, malades ou rejetés ; et ce particulièrement à l’approche des fêtes où tout nous pousse aux excès, à la surenchère d’achats en tous genres, bien loin de la simplicité et de l’humilité de la crèche… C’est dénoncer les abus de toutes sortes, à commencer dans notre Église, et poser des gestes de solidarité et de fraternité, pour que justice et paix fleurissent dès aujourd’hui.
Comme nous aimons à le chanter, Seigneur, « que ton Règne vienne comme l’aube sur la nuit, que ton Règne vienne, qu’il éclaire et change notre vie ! »

P. Clamens-Zalay

« Le pardon…Pourquoi ? Comment ? » (3ème partie)

Et aujourd’hui ?!!!

Le pardon, dans une démarche de foi, n’est pas du même ordre que l’excuse qui vient mettre hors de cause ou rechercher des circonstances atténuantes. Ce n’est pas non plus l’oubli car on ne peut pardonner ce qui n’est pas. Et à vouloir effacer l’offense de sa mémoire ou l’y enfouir profondément, on prend le risque que, tôt ou tard, la blessure ne se réveille, d’autant plus douloureuse qu’elle n’aura pas été guérie.
Si le pardon, pour s’exercer pleinement, a besoin dans certains cas de la justice, là encore cette dernière n’est pas du même ordre. Une victime peut, peut-être, pardonner à son agresseur, mais c’est la personne qu’elle va pardonner, en aucun cas son acte. Elle aura besoin que la justice passe en condamnant cet acte et en sanctionnant celui qui s’en est rendu coupable.
Le pardon que nous accordons n’est pas d’abord le nôtre, nous le recevons de Dieu, et nous sommes appelés à le donner (« pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »). « Pardonner » signifie « donner complètement, tout remettre », aussi le pardon est-il total, absolu, il ne peut ni se quantifier, ni se négocier, ni se mériter…car aux yeux de Dieu nous serons toujours des débiteurs insolvables. « Le scandale du pardon et la folie de l’amour ont ceci en commun d’avoir pour objet celui qui ne le « mérite » pas » (B. Sesboüe, Invitation à croire, Des sacrements crédibles et désirables). Ce pardon est une grâce, un don totalement gratuit. Comme le père du fils prodigue, Dieu nous accueille et nous aime d’un amour inconditionnel, nous manifestant ainsi que tout pécheur est susceptible d’être pardonné.
Pour celui qui a péché contre son frère, et qui peut s’enfermer dans le remords, tout comme pour celui qui en a été la victime, et qui peut vivre dans la rancune, le pardon offre une renaissance : il libère du passé pour ouvrir à un avenir nouveau. « Le pardon n’est pas simplement amnistie d’une mauvaise conduite ou oubli du passé. Il est bien plus recréation, transformation de la totalité de l’existence, ouverture à un nouvel avenir. L’homme retrouve sa condition de créature, son lieu de vie qu’il avait abandonné pour un destin de mort. » ( Jean Zumstein, Pardonner, Chapitre IV. Le pardon dans le Nouveau Testament)

Et pourtant, nous le savons bien, pardonner ou demander pardon n’est chose facile pour aucun d’entre nous…Dans la vie conjugale, comme dans les relations familiales ou professionnelles, les occasions de se blesser mutuellement ne manquent pas. Certes, il y a des offenses graves qui peuvent provoquer la rupture, mais il y a aussi toutes celles du quotidien, qui semblent très banales, mais qui peuvent, à la longue, altérer profondément la relation à l’autre.
Le chemin du pardon devra passer par plusieurs étapes : prendre conscience de la faute commise et de ses conséquences, oser l’avouer à l’autre, car cela nécessite bien souvent courage, humilité et confiance. Il faut ensuite que cette parole, cette supplication, soit reçue. Cela peut prendre du temps avant qu’un dialogue en vérité ne puisse s’instaurer. Mais Dieu ne se montre-t-il pas patient avec les pécheurs que nous sommes ! Viendra le temps de la réconciliation si chacun, de part et d’autre, est capable de se laisser habiter par l’amour et la miséricorde du Père.
Saint François a bien perçu cette double difficulté que nous avons tous, d’une part à pardonner, et il l’exprime ainsi dans le Pater paraphrasé : « « Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Et ce que nous ne pardonnons pas pleinement, toi, Seigneur, fais que nous le pardonnions pleinement : que nous aimions vraiment nos ennemis à cause de toi, que nous arrivions à te prier sincèrement pour eux ; qu’à personne nous ne rendions le mal pour le mal, mais que nous tâchions de faire du bien à tous, en toi ! » (Pat 8), d’autre part à demander pardon. Une nuit de 1216, Jésus apparut à François, alors qu’il était à la Portioncule, et le Saint lui demanda la grâce suivante : celle d’une indulgence plénière pour tous ceux « qui, contrits et confessés, viendraient dans cette église ». Jésus la lui accorda, sous réserve de l’approbation du Pape Honorius III. Cette indulgence, d’abord restreinte à la visite de la Portioncule le 2 août, s’étend aujourd’hui à toute église franciscaine. Le pape François était présent pour fêter les 800 ans de ce Pardon d’Assise et sa méditation, ce jour-là, nous invitait à nous appuyer sur notre propre expérience de la miséricorde de Dieu, qui ne se lasse pas de nous aimer et de nous pardonner, pour nous faire les témoins de ce pardon autour de nous : « Chers frères et sœurs, le pardon dont saint François s’est fait le ‘‘canal’’ ici à la Portioncule continue à ‘‘générer le paradis’’ encore après huit siècles. En cette Année Sainte de la Miséricorde, il devient encore plus évident que le chemin du pardon peut vraiment renouveler l’Église et le monde. Offrir le témoignage de la miséricorde dans le monde d’aujourd’hui est une tâche à laquelle personne d’entre nous ne peut se soustraire. Le monde a besoin de pardon ; trop de personnes vivent enfermées dans la rancœur et couvent la haine, parce qu’incapables de pardon, ruinant leur propre vie et celle d’autrui au lieu de trouver la joie de la sérénité et de la paix. Demandons à saint François d’Assise d’intercéder pour nous, afin que nous ne renoncions jamais à être d’humbles signes de pardon et des instruments de miséricorde. »

P. Clamens-Zalay